Une vie au Viet Nam (1934-1979)-Tome1

                                     6- Exclusivement Vietnamiennes  *

   Huyễn contractait ses abdominaux et se penchait très bas en avant, presque horizontalement. Son épaule s’appuyait sur le bout d’une longue perche en bambou qu’il tenait fermement pour qu’elle ne tombe pas. Une jambe en arrière et l’autre en avant, en un grand écart sur le bord du sampan, il poussait de toutes ses forces. Ses veines jugulaires gonflaient. La perche, enfoncée dans le fond du fleuve, se courbait en arc-boutant sous sa force. L’autre extrémité de la perche était presque enfoncée sous sa clavicule. Le sampan commençait lentement à quitter le quai. Chú Chiểu, son père, était assis à la poupe pour manoeuvrer le gouvernail. Quant à lui il continuait à faire le va-et-vient sur le bord en poussant sur sa longue perche, allant de la proue vers la poupe. De temps en temps, son corps était presque en dehors du sampan et il aurait pu tomber à l’eau s’il n’y avait eu cette tige de bambou pour le soutenir. Le sampan avançait difficilement, à contre courant, lui donnant beaucoup de peine.

   C’était la première fois que je me déplaçais en sampan. La bourgade Lạc Quần, vue de la surface du fleuve Ninh Cơ, me parut étrangère. La maison de mes parents me semblait très petite, perdue dans la grande masse de constructions sauvages. Le brouhaha de l’agglomération, ponctué par le cling-cling du forgeron, contrastait avec la tranquillité de la surface de l’eau. Quand on quitta le quai du bac, le marché et la garnison française, on entra dans un silence complet.

   Après un long moment, je m’étais allongé sur le bord, vers l’arrière, les mains jointes derrière la nuque, en suivant des yeux les nuages qui se déplaçaient comme des boules de neige géantes, au milieu de la voûte céleste d’un bleu parfait. L’ambiance était calme et tranquille. On n’entendait que les murmures incessants des roseaux, courbés sous le vent, le long du fleuve. Une nuée de cigognes blanches étendaient leurs ailes nonchalamment et lentement à travers l’espace. Tout d’un coup l’enthousiasme s’empara de moi. Je fredonnai tout doucement : « La cigogne plane en vacillant au dessus du portique de la Préfecture avant de pénétrer dans la région de Đồng Đăng »

   Chaque année après la récolte ma tante chỉ Hàm confiait à chú Chiểu la responsabilité de transporter le paddy à Lạc Quần pour mes parents. Il devait utiliser la voie fluviale à partir de Kiên Hành pour aller jusqu’au bord du fleuve situé juste derrière notre maison. Il y avait deux sampans en file indienne, un pour le paddy et l’autre pour la paille. Le père et le fils, à tour de rôle, versaient le paddy avec une bêche dans un tonneau de bois utilisé comme mesure et raclaient son bord avec une tranche de bambou avant de transvaser le paddy dans un panier. Trois jeunes filles se chargeaient de transporter chacune un panier de paddy sur la tête. Elles devaient traverser une planche étroite, utilisée comme pont, entre le sampan et la terre. La planche oscillait et se balançait sous leurs poids. Ma mère était assise sous la véranda pour contrôler le nombre de paniers en comptant le nombre de baguettes. Chaque fois que les jeunes filles passaient elles jetaient une baguette dans un panier posé devant ma mère. Après, elles devaient remonter sur une échelle en bambou, pour verser le paddy dans le conteneur qui, conçu de lattes en jonc tressées, montait très haut à presque un mètre sous la toiture. Il fallait une journée entière pour terminer le transport de paddy. Le lendemain la paille était transportée peu à peu. Elle était superposée progressivement, brassée par brassée, en un cercle, pour former deux petits monticules cylindriques à toiture conique, comme deux huttes, au fond de la cour. Ensuite, les deux sampans étant vides, leurs bords montaient à plus d’un mètre au dessus de l’eau et le pont en planche devenait une pente accentuée et se balançait au gré des vagues.

   Le soir ma mère devait récompenser l’équipe pour son bon travail. Elle sortait un panier bien pesant, plein de pièces de monnaies, mises en boucles sou par sou, centime par centime… de tailles et de couleurs différentes. Le sou en laiton était la pièce la plus grande avec un trou rond au milieu. Le cent (đồng chinh Khải Định) celui en cuivre était plus petit avec un trou carré. Le centime (đồng xèng Bảo Đại) en cuivre était le plus petit avec également  un trou carré. Le đồng kẽm (zinc) avait une couleur grise comme de la moisissure. Toutes ces pièces portaient le nom des empereurs des différentes générations du Viet Nam. Mon père me disait qu’elles symbolisaient le ciel (rond) et la terre (carré). C’est vrai qu’on n’a jamais vu une rizière ronde.

   Cette année-là, profitant du retour des sampans vides, j’accompagnai l’équipe d’ouvriers qui rentrait à Kiên Lao, pour voir ma tante chỉ Hàm, la grande sœur de mon père.

   Le sampan allait à contre courant de Lạc Quần jusqu’au barrage Trà Thượng puis entrait à droite dans un arroyo. L’eau ici était scintillante, calme et limpide contrastant avec celle du fleuve, reflétant des hameaux sur ses rives. Des noisetiers d’arec et des badamiers se penchaient, projetant leur image au fond du cours d’eau. Huyễn était vraiment détendu, son sampan flottait et glissait légèrement. Il n’avait qu’à se tenir debout à la pointe de la proue pour naviguer et le faire avancer facilement avec sa perche. Profitant de la situation, son père fixa le gouvernail dans sa position neutre pour se retirer à l’intérieur. Il alluma le feu, à partir d’une tresse de paille braisée, pour fumer une pincée de tabac avec sa điếu cầy (pipe à eau en bambou). L’air heureux et détendu il exhala une grande bouffée de fumée blanche en regardant les trois jeunes filles en train de se détendre dans une profonde sieste.

   Le sampan sortit d’un tunnel de verdure et passa sous un pont de bambou sur pilotis. Tout d’un coup, Huyễn rit aux éclats en s’exclamant :

   --- Bravo ! Tu pisses comme une vache !

   Je sursautai en suivant ses regards espiègles en regardant tout autour. Une jeune femme, ses paniers sur la tête, était en train de se soulager, debout, aux bords d’une rizière en écartant ses jambes sous sa jupe. Elle se recouvrit en hâte et partit en vitesse, tout en lui jetant une insulte :

   --- Espèce de maudit ! Espèce de misérable !

   Huyễn était ravi de sa raillerie, il me cligna de l’œil. Je manifestai aussi ma joie en me rappelant ce qu’il m’avait raconté la veille au dîner. Je ne savais pas si ce qu’il avait dit  était vrai :

   Chaque année, à l’approche de la saison des récoltes, la grande cour dans la maison de ma tante, à la ferme de Kiên Hành, était pleine de monde. Il y avait des ouvriers et des ouvrières pour des travaux multiples comme couper la paille, taper et ventiler le paddy. L’équipe masculine devait aller aux champs dès le premier chant du coq, après avoir pris un repas bien copieux. Ils ne rentraient que tard dans l’après-midi. C’est pourquoi l’équipe féminine devait leur apporter de quoi déjeuner sur leur lieu de travail et rapporter la vaisselle après. En dehors de la cuisine elles se chargeaient de taper le paddy et de le ventiler jusqu’à minuit. Epuisées après une journée de travail, elles se laissaient aller dans un sommeil profond, à moitié mortes. Comme il faisait très chaud il valait mieux ne pas être trop couvert et il était préférable d’avoir une place sous la véranda ou dans un coin de la cour à ciel ouvert pour dormir.

   L’espièglerie de l’équipe masculine cette année-là fut inimaginable. Profitant du noir de la nuit et du sommeil profond des gens, ils avaient pris de petits bambous pour soulever les jupes des jeunes filles et les transformer en petites tentes. Ensuite ils avaient posé sous chacune d’elles un coquillage sur lequel était allumée une petite bougie. Imaginez une série de tentes dans lesquelles on apercevait, à la lueur des bougies, la beauté en chair et en os de Vénus. Bien que ces garçons soient des campagnards, ils ne manquaient pas d’esprit artistique ! Mais si, par malheur, une goutte brûlante était tombée en dehors du coquillage… cette blague serait devenue cruelle!

   Le sampan glissait et se faufilait à travers les hameaux sur les rives. Les chaumières, les jardins potagers et fruitiers nous donnaient une sensation d’intimité et de tranquillité. Le navigateur pouvait entamer une conversation avec un piéton qui se déplaçait dans le même sens. Nous passâmes sous un pont de bambou, nous dûmes nous courber pour ne pas être bousculés et ne pas tomber à l’eau. De temps en temps nous passions sous un filet accroché sur une croix en bambou pointée vers le ciel, un carrelet, quelques liserons d’eau encore coincés sur ses mailles où des gouttelettes scintillaient sous les rayons du soleil couchant.

   Une jeune fille se réveilla. Elle monta sur le bord du sampan en se recoiffant avec une bande de toile brune et se courba au dessus de la surface de la rivière pour se laver la figure. Tout d’un coup, elle se hâta de rentrer pour prendre un petit panier en bambou. Elle le trempa, à moitié. Je vis, à fleur de l’eau, une myriade de petites choses, grosses comme des grains de riz, qui entrèrent dans le panier où elles furent coincées. Je la regardai, curieux. C’était incroyable ! Des milliers…des milliers de petits crabes à peine éclos flottaient à la dérive créant un voile blanchâtre le long de la crue. La jeune fille me regarda en riant :

   --- Ils viennent d’éclore ces petits crabes !

   Tout en me parlant elle en posa quelques uns dans ma paume. Ils étaient très petits et risquaient d’être la proie des poissons. Ils étaient trop fragiles et je n’osais pas les toucher de peur de les écraser. Je me dis que peut-être les poissons s’étaient déjà bien régalés et que ces petites bêtes pourraient échapper du massacre. Je les lâchai dans le cours d’eau et en attrapai d’autres pour m’amuser. La jeune fille me regarda et s’amusa de la même manière, en me souriant.

   Bientôt le sampan arriva au quai de pierre, devant le portique de la maison de ma tante. Depuis Lạc Quần à Kiên Lao, nous aurions mis le même temps si nous étions venus à pied.

   Huyễn  arrêta le sampan contre le quai. Il enfonça sa perche profondément dans le fond de la rivière pour bloquer la proue et la maintenir immobile. Ensuite il prit l’extrémité d’une corde, en sautant sur la rive, pour fixer le sampan au pied d’un badamier séculaire. Il paraît que cet arbre était déjà à cet endroit quand on avait construit cette villa. Son ombre recouvrait non seulement le portique mais toute la surface de la rivière. Les murs de clôture de la villa, étaient en briques, couverts de mousse, d’une hauteur de trois mètres environ, sur lesquels étaient plantées une multitude de morceaux de verre de bouteille, pointus et tranchants. Des lianes grimpantes et volubiles, dont les fleurs se balançaient au vent, recouvraient le portique et les murs tout autour. Une sensation de fraîcheur et de calme m’envahit. A cause des bruits de voix, une bande de chiens se précipita dans notre direction en aboyant bruyamment. Au bout d’un moment on entendit ma tante les dominer, mais ils manifestèrent leur impatience en tournoyant. Chú Chiểu annonça:

   --- Madame ! Nous sommes rentrés.

   On entendit ma tante qui levait le loquet. Chú Chiểu l’aida en poussant pour ouvrir la porte qui était épaisse et lourde et qui grinçait à chaque mouvement. Sans attendre que l’ouverture soit complète les chiens se faufilèrent pour sortir en se jetant sur nous. Ils me firent peur. Quand ils nous reconnurent, ils se montrèrent accueillants en remuant la queue et en léchant nos mains et nos pieds et ils posèrent même leurs pattes sur moi.

   Ma tante chỉ Hàm est née avant mon père et ma tante Anh. Elle aimait beaucoup mon père. Elle l’appelait souvent ‘le troisième’. Quand elle était petite jeune fille mon grand-père l’appelait ‘la sale’ car elle n’arrêtait pas de s’asseoir n’importe où et ses vêtements étaient toujours souillés, même après un bain. Elle s’était mariée à un chef (chỉ) de village, c’est pourquoi elle avait ce surnom. Mon grand-père avait neuf enfants, elle était la seule à être riche, ‘tellement riche que les murs du conteneur rísquaient de se fissurer et de tomber sous le poids du paddy’. Ses rizières se comptaient par milliers d’hectares ‘qui incitaient des cigognes à voler tout droit’. Il y avait trois grandes bâtisses dont la plus belle et la plus impressionnante était à Kiên Lao. Les deux autres étaient à Kiên Hành. Toutes ces constructions étaient immenses, énormes, aux toitures recourbées aux quatre coins comme des pagodes anciennes.

   Je me baissai pour enlever mes sabots et marchai pieds nus pour sentir la fraîcheur du sol. En suivant le long des colonnes de bois de Lim bien lisses et brillantes, la fraîcheur des blocs de pierre taillée rectangulaires, sous mes pieds, pénétra à travers mes voûtes plantaires et me donna une sensation de bien être extrême, en contraste avec la chaleur du soleil couchant dehors. Sur un terrain de cinq hectares il y avait cinq bâtiments orientés chacun dans un sens différent et au milieu il y avait le sixième, réservé au culte des ancêtres. Ils avaient tous l’air austère d’un presbytère, avec des seuils de porte très hauts, jusqu’aux genoux, des couloirs larges et longs comme des labyrinthes. Des cours pavées en briques Bát Tràng séparaient ces bâtiments et les entouraient. A côté de chaque cour il y avait une citerne en ciment contenant de l’eau de pluie, un jardin fruitier et un jardin de mûriers. On y voyait des prunes, des goyaves, des grenades, des oranges, des citrons verts, des bananes… et surtout des caramboles qui pesaient sur les branches. Parmi les mûriers s’élançaient quelques flamboyants et quelques camélias, leurs parfums embaumaient tout le jardin.

   Son mari était un personnage assez spécial. Il était beaucoup plus âgé que ma tante. Côte à côte, on aurait dit le père et la fille. Je le voyais rarement. Il était lent, tâtonnant…à côté de son plateau d’accessoires d’opium. Je comprenais un peu pourquoi ma tante n’avait eu qu’une fille unique. La vie d’une femme vietnamienne à l’époque se résumait à la gestion des activités agraires quotidiennes, autour de son mari et de sa famille, malgré les contrariétés, les soucis et les tristesses, considérés comme des problèmes personnels, enfouis au fond de leur cœur. Beaucoup de sacrifices !

   Depuis que nous nous étions exilés en fuyant les Communistes vers le Sud avec des centaines de milliers de compatriotes nous n’avons plus jamais eu de nouvelles de ma tante. Des gens, qui vivaient au jour le jour, comme notre famille, malgré le cœur brisé, étaient partis sans rien. Les gens riches avaient dû quitter leurs terres sans pouvoir rien emporter. Ma pauvre tante ! Son mari était décédé. Toute seule comment  pourrait-elle résister à ce régime sanglant, dans cette révolution agraire inhumaine et ignoble, inventée par ce maudit Hồ Chí Minh et son bras droit Trường chinh ?

   Ce soir-là, ma tante me prit par la main et m’amena dans la maison. Elle s’assit sur un long canapé en bois verni pour préparer un morceau de chique de bétel. Elle me regarda en riant sans rien dire tout en continuant ses petits gestes. Ses yeux étaient toujours larmoyants et un peu gonflés comme si elle venait de se réveiller. Lentement elle mit un morceau de bétel dans sa bouche, le mâcha modérément pendant un long moment sans me quitter des yeux. Moi-même je la fixai en m’efforçant de discerner les différences et les ressemblances entre elle et mon père. Ils ne se ressemblaient pas du tout à part les yeux et le regard. Elle était un peu enveloppée, la figure bouffie et la peau hâlée. Chaque fois qu’elle riait, ses joues se déplaçaient latéralement donnant un visage tout rond. Ses yeux étaient toujours souriants prêts à rire, mais j’avais l’impression que des larmes étaient également présentes. Tout à coup ma tante me dit d’une voix rauque et lente :

   --- Si tu as faim, prends quelques bananes que voici ! Chéri !

   Sitôt dit, sitôt fait, elle poussa vers moi un régime de bananes. Après une journée, exposé au soleil, j’avais faim et soif, les bananes avaient encore beaucoup de goût. C’était des fruits mûris sur pied, cueillis depuis une semaine, la peau  noircie et le pédoncule séché et atrophié. Mais une fois la peau épluchée, l’intérieur était bien blanc, d’un goût sucré et particulièrement désaltérant. J’en avais pris deux, grosses comme le poignet, et j’avais le ventre bien tendu et une sensation de bien-être.

   Ma tante manifesta sa joie en me souriant :                                                         

   --- Maintenant viens avec moi, on va cueillir quelques fruits dans le jardin. Tu vas les emporter chez toi ce soir.

   Nous nous promenâmes le long de la clôture et nous nous arrêtâmes à côté d’un prunier dont les fruits étaient bien mûrs, d’un rouge vif, cachés derrière la verdure. Ma tante me dit qu’ils étaient d’origine chinoise. Notre climat n’étant pas adapté, ils donnaient rarement des fruits qui, de plus, n’étaient pas bons. Il ne restait que cette espèce de prunes de Vân Nam, qui elles, malgré leur petite taille, étaient très bonnes. Elle cueillit quatre ou cinq prunes et les mit dans mes poches. Irrésistiblement j’en avais mordue une. Délicieuse ! La peau était rouge, la chair était jaune, épaisse et juteuse autour d’un très petit noyau.

   Les mains dans les poches, en palpant les prunes, je regardais sans aucun but autour du jardin. Le soleil jetait ses derniers rayons sur la toiture du bâtiment au centre. Il y eut un brouhaha venant du bâtiment de l’autre côté de la cour. Je suivis les labyrinthes pour aller vers le lieu d’où provenaient des rires et des bavardages. Un chien courut précipitamment vers moi, l’air effrayé, la queue entre les pattes. J’ai eu peur. Je sautai sur le seuil d’une porte en ne le quittant pas des yeux. Il faisait très chaud et pourtant il tremblait, les oreilles basses, la langue pendante, tachée de sang. Il regarda tout autour comme pour chercher du secours. Je ne savais pas ce qui s’était passé, entre la compassion et la peur, j’étais pétrifié en m’accrochant à la porte et le regardai. Quelqu’un cria de loin :

   --- Où est-il ? Je viens de le voir traverser cette cour !

   Une meute se lança vers moi avec des bâtons, des râteaux. En me voyant dans cet état on devina que la bête n’était pas loin. Le chien était intelligent mais il était dans une impasse. Il sauta vite et passa le seuil de la porte à côté, mais c’était trop tard ! En le voyant, la meute se précipita immédiatement dans cette chambre. On enfonça un long bâton sous un lit. Le chien poussa des cris plaintifs en se cachant sous un autre lit dans le fond. Pendant ses dernières minutes il devint très… très méchant. Ses yeux rougirent, ses poils se dressèrent. Il montra ses crocs ensanglantés et mordit tous les objets dirigés vers lui. Un râteau le bouscula dans un coin de la chambre, il le mordit, on lui enfonça un long bâton profondément dans la gorge, il le mordit furieusement, en se cassant les dents, et il gicla du sang mêlé de salive. Le lit fut poussé de force à côté. Paff ! Paff !...Paff ! Une massue s’abattit violemment sur sa tête. Il perdit connaissance en gémissant faiblement et lamentablement. Pauvre bête ! Elle n’arrivait plus à fermer sa gueule car le bâton était profondément enfoncé jusqu’à la gorge.

   --- Je vais t’aider à ta réincarnation !

   L’homme qui venait de parler  lui donna le coup de grâce. L’animal était immobile, les yeux rouges grands ouverts. De son museau dégoulinait une masse de sang et de salive. L’homme qui venait de le tuer demanda en se retournant.

   --- Tu as allumé la paille ?

   Une autre voix se leva dans le jardin :

   --- On est en train de le faire.

   Ainsi se termina la vie d’un chien. On l’emporta par ses pattes arrière. Du sang dégoulinait de son museau. Le bourreau enfonça dans sa gueule une poignée de chiffon pour arrêter l’hémorragie en rouspétant :

   --- Merde ! Je vous avais dit de le mettre en cage. Et depuis ce matin personne n’a bougé !

   --- Oh ! Si on n’avait pas de tiết canh (spécialité faite avec du sang coagulé) ce n’était pas grave.

   Des rires se firent entendre. Toute l’équipe du bourreau traversa la cour en emportant le corps inerte de la pauvre bête. Attiré par la scène, je les suivis. Le chien était de taille moyenne, le pelage mi gris mi jaune, la meilleure espèce de chien pour  la viande, comme disait mon père, en valeur descendante: vện(jaune gris), vàng(jaune), khoang (tacheté), đốm(dalmatien). J’essayais de me souvenir des chiens qui nous accueillaient à l’entrée, aucun ne ressemblait à ce pauvre animal. A cette heure-ci ils se cachaient. Les hurlements de la mise à mort tout à l’heure avaient semé la terreur dans toute la région.

   Je me pinçai le nez en me mettant en amont du vent pour éviter le nuage de fumée venant de la paille en flamme. Sur le bord d’un étang, le chien fut suspendu par deux crochets, ses quatre pattes recroquevillées au dessus des flammes. Son pelage brûlé avait mis à nu une peau moitié blanche moitié jaune. Quelques lambeaux étaient cramés et le ventre était distendu prêt à se fissurer. Un vieil homme légèrement moustachu, maigre à la peau hâlée, sortit d’une cuisine, tenant dans la main un long couteau. Il dit d’une voix rauque :

   --- Si la peau devient jaune, elle est à point. Si elle est cramée, elle est moins bonne.

   Il posa sur le gazon une grande planche épaisse à côté d’une grosse pierre à aiguiser. Son attitude professionnelle me rappelait monsieur Cấu chez mon grand-père. Au jour de l’anniversaire de sa mort, le porc qui était sacrifié poussa des cris stridents retentissant dans toute la région. Un couteau long et pointu fut enfoncé dans sa gorge jusqu’au cœur,  sa tête et son cou renversés dans une grande cuvette. Trois hommes costauds le tinrent immobile dans cette position. Du sang rouge vif gicla de la plaie suivant le couteau et coula écumeux et fumant dans la cuvette. Pendant ce temps Cấu maintint son couteau en l’écrasant sur le cou de la bête pour recueillir les dernières gouttes.

   Dans notre pays, la mise à mort d’une bête, pour des spécialités rares, dans des occasions solennelles, était une scène classique. Mais la façon de tuer ce chien cet après-midi m’avait écoeuré.

   J’entendis Huyễn m’appeler pour me ramener. Je me levai et fis demi-tour, les mains dans les poches le cœur bien lourd. Derrière moi des fêtards continuaient leurs rires et leurs bavardages. Une masse de fumée montait en l’air et se dissipa dans le vent. Le soleil se couchait, on commença à apercevoir la lune derrière les cimes des touffes de bambous. Cette fois, Huyễn me ramena à pied. Durant tout le trajet, du hameau jusqu’à la route cantonale, nous restâmes silencieux. Je marchai la tête basse.

   Il faisait nuit quand nous étions rentrés. Mes parents et ma sœur nous attendaient. Je sortis de mes poches les prunes pour les donner et m’apprêtai à dîner, croyant que j’allais beaucoup manger car j’avais faim, mais j’avalai difficilement les premières bouchées. Ma mère dit :

   --- Il fait trop chaud aujourd’hui. Si tu es fatigué, vas dormir tôt.

   Je montai sur le lit en fermant les yeux, tout mon enthousiasme pendant le parcourt fluvial avait disparu. Dans mes oreilles résonnait encore et encore les cris plaintifs du pauvre chien et dans ma tête se formait l’image terrible du bâton enfoncé dans sa gorge d’où dégoulinait une masse de sang et de salive…

   Le temps est toujours un bon remède. Plus tard, après notre exode dans le Sud, j’ai été aussi attiré par cette spécialité et je l’aimais beaucoup. Les gens du Sud, au début, ne la connaissaient pas. Il fallut attendre les vagues de réfugiés venant du Nord pour que cette spécialité ‘exclusivement vietnamienne’ soit généralisée. A Saïgon, quand on se baladait à travers les rues Kỳ Đồng, Trương Minh Ký jusqu’au carrefour Ông Tạ, puis le long des rues qui entouraient les hameaux Bùi Phát, on découvrait une multitude de restaurants ‘mộc tồn’(le chien). Des pancartes sur leur façade portaient des noms bizarres, mais leurs prononciations étaient très connues parmi des clients fidèles : Gâu Gâu (aboiement), Cầy Tơ (renardeau), Hạ Cờ Tây (A bas le drapeau français) [Cờ Tây étant le verlan de Cầy Tơ], Cẩu Nhục (viande de chien), Sống Ở Trên Đời (vivre sa vie), Quán Lá (la feuille poilue)… Il y en avait un nom très spécial qui attirait la curiosité des piétons : thối địt (la feuille qui sent le pet) !

   Un grand nombre de gens se mirent de la partie pour se réjouir de cette saveur du pays. En dehors du Phở, ces restaurants devinrent des lieux de rencontre du sexe fort. La réussite d’un enfant à un examen, une montée en échelon ou en grade, des retrouvailles… étaient toujours une occasion solennelle pour organiser une petite fête entre amis et le ‘mộc tồn’  était le plat-clé incontournable. L’industrie du ‘mộc tồn’ se développa à grande vitesse tandis que moi, qui n’y connaissais rien, je me sentis, à l’époque, envahi par l’orgueil d’un étudiant, regardant, d’un air narquois et hautain, ces restaurants vétustes et pauvres. C’était une grave erreur !

   Avant de quitter mon pays je me suis dit : Jusqu’à maintenant je n’ai jamais goûté cette spécialité ‘exclusivement vietnamienne’, il faudra attendre jusqu’à quand alors ? C’est pourquoi des amis, dans la même situation que la mienne, et moi, nous avons organisé une dégustation, en se disant qu’une fois loin du pays nous ne pourrions jamais goûter cette spécialité. C’était vraiment délicieux surtout avec une gorgée de liqueur de riz. C’était une qualité indéniable.

   Je me suis installé en France depuis quelques temps. Un jour je rencontrai un vieux français qui avait vécu en Indochine, surtout à Hanoï et à Saïgon. Il avait environ soixante-dix ans et avait l’air très bien portant. Il me regarda longuement et me demanda si un jour je pensais à retourner dans mon pays. Cette question m’était posée juste au moment où je venais de m’installer en Île-de-France, et cela m’embarrassa. Devant mon hésitation, il se montra compréhensif et me raconta ses jours heureux et inoubliables au VietNam. Nostalgique, il me décrivit des lieux qu’il fréquentait souvent, les anciennes petites ruelles, les petits restaurants vétustes… avec beaucoup d’amertume et de regrets. Je lui avais dit que maintenant à Paris des spécialités vietnamiennes se trouvaient partout. Il me répondit en faisant la moue :

   ---  Celle là n’existera jamais !

   Surpris, je lui avais demandé ce qui lui manquait.

   --- Mộc Tồn !! (Le chien)

   Avant de se dire au revoir il fit gonfler ses biceps en les montrant du doigt et en me clignant l’œil, sous-entendu : c’est grâce à cette spécialité qu’il a pu garder sa jeunesse jusqu’à aujourd’hui. Je pensais beaucoup à ce fameux français en concluant qu’il avait, lui aussi, des papilles gustatives exclusivement vietnamiennes.