Une vie au Viet Nam (1934-1979).Tome1
4- KIM, VÂN et OANH *
A l’opposé de la maison de Oanh au milieu de la rue il y avait la maison de madame quản (le caporal) Xuân. On l’appelait quản parce que son mari était caporal dans des troupes françaises. Maintenant il était à la retraite et ayant un peu d’argent il avait ouvert un petit bazar. Seule sa femme m’accueillait quand je venais acheter pour mon père, soit un sachet de thé Chính Thái, soit un sachet de tabac Mỹ Lai. Il y avait tout ce qui est nécessaire pour survivre, du riz, du sel, du nước mắm, de la sauce de soja, des haricots, des patates, du maïs, des ignames, du manioc… et des bonbons, …des gâteaux aussi. Son petit fils Kim était mon copain, nous étions dans la même classe.
Quand madame Lạng, mère de Oanh, n’avait pas encore été mutée ici, Kim était mon meilleur petit voisin. Un jour j’étais venu jouer avec lui. Il m’amena jusqu’au troisième étage où il y avait la cuisine. C’était presque midi, on avait faim. Il me proposa:
--- Eh! Tịnh! On va cuire du riz.
Je ne l’avais jamais fait, je lui dis :
--- Mais comment vas-tu le faire?
Se montrant très capable dans ce domaine, il sortit du tas de jouets une petite marmite en grès, plus grosse que mon poing. Il y versa de l’eau sans fermer le couvercle et mit la marmite directement sur de la braise d’écorce de paddy. Ensuite il y ajouta une poignée de riz. Sans se soucier de quoi que ce soit, il m’amena vers la terrasse, pour jouer à autre chose. Après un long moment, quand le cuisinier nous appela, nous descendîmes en vitesse. C’était formidable! Le parfum du riz complet, cuit, nous enveloppa. Kim prit une paire de baguettes pour s’en occuper. La marmite était petite, pourtant elle nous fournit, à chacun, un bol plein de riz, plus un petit gratin bien croquant. On en a mangé avec un peu de sel, je ne l’avais jamais trouvé si bon. On s’en régala en riant aux éclats, c’était vraiment réjouissant.
Le petit frère de Kim s’appelait Đậu, il avait trois ans de moins que moi. Il n’allait pas encore à l’école. Toute la journée il jouait avec ses petits copains ou tournait en rond autour des vitrines et à côté de sa grand-mère.
Il faisait un climat de plomb. Aucun souffle de vent à midi, le soleil pesait des tonnes sur la tête. Aucune âme sur la route. Il fallait attendre jusqu’au soir pour avoir une légère brise. A ce moment, dans la rue, résonnait le bruit des rires et des bavardages. Les petits se rassemblaient, comme d’habitude, sur le terrain devant la façade du bazar, pour une partie de marelle ou pour un autre jeu. Tout d’un coup on entendit crier la vieille dame quản Xuân:
--- Đậu! Où est tu?
Personne ne fit attention à son appel. Les petits étaient toujours occupés avec leurs toupies, leurs ficelles…Madame Xuân stressait devant l’absence de son dernier petit fils, elle tournait dans tous les sens, elle sortait, elle rentrait. Elle appela les domestiques et Kim pour leur demander où était son frère. Personne ne le savait. Dans la tête de madame Xuân réapparaissait les images effrayantes du mois dernier. Une jeune fille, Lý, dix sept ans, qui habitait près du marché, s’était noyée en se baignant toute seule au bord du fleuve. La pauvre! Elle était belle et adorable. On n’avait pu la sauver à cause de ces maudits commerçants qui n’avaient pas voulu déplacer immédiatement leur sampan du bord, afin de faciliter le travail des sauveteurs. Ils croyaient que si la petite Lý était sauvée, le génie du fleuve choisirait l’un d’entre eux pour la remplacer! Ils calculèrent le temps et c’est seulement quand ils ont été certains que Lý était déjà morte qu’ils ont fait déplacer leur sampan. Mais c’était trop tard!
On la posa sur une planche au bord du fleuve et on appela madame Lạng, la mère de Oanh, au secours. Dans toute la bourgade elle était la seule qui pouvait résoudre ce problème. Elle ne faisait que des accouchements mais, finalement, elle a pu confirmer que Lý était morte noyée. Ses poumons étaient gorgés d’eau!
Pendant cette nuit on organisa sur place, au bord du fleuve, exactement là où Lý s’était noyée, une petite cérémonie de rédemption pour son âme. Dans la fumée des baguettes d’encens, la voix du bonze récita des prières pour la défunte, mêlées aux bruits de la cloche et de la crécelle, incitant au remord et à la tristesse. Plus madame Xuân se rappelait de cette histoire, plus elle s’angoissait. Elle hurla de désespoir en appelant son petit fils par son prénom:
--- Oh! Mon Dieu! Oh! Mon Đậu! Oh! Mon Đ..ậ…u! Quel malheur!!
Elle continua à crier tellement fort et tellement longtemps qu’au bout d’un moment elle devint sans voix. Les enfants étaient sidérés, ils s’arrêtèrent, pétrifiés pour la regarder. Des voisins se précipitèrent et l’encerclèrent devant sa boutique. Exténuée, fatiguée, épuisée de douleur, madame Xuân n’avait plus de force. Elle se laissa tomber, assise sur les marches devant la boutique, en pleurant et en s’essuyant les yeux. On partit en groupe, dans tous les sens, pour chercher le garçon, au marché, le long du fleuve, dans les recoins insolites…en criant son prénom dans le brouhaha. Quelqu’un avait dit:
--- C’est vraiment bizarre! Je l’ai vu tout à l’heure derrière cette vitrine!
En l’écoutant, la vieille dame se remit à crier plus fort. Le malheur lui était tombé du ciel. La nuit s‘approchait, personne ne l’avait retrouvé. La vieille dame se découragea…
Subitement, tout le monde éclata de rire en regardant dans la boutique. La vieille dame sursauta en tournant la tête.
Đậu était là! Sa culotte sous le nombril, il se tenait hébété derrière la vitrine, juste derrière le dos de sa grand-mère. Il se frotta les yeux en regardant tout autour sans comprendre pourquoi il y avait tant de monde? N’en croyant pas ses yeux, madame Xuân se tint immobile pendant une seconde avant d’étreindre son petit fils de toutes ses forces, de peur qu’il ne disparaisse encore. Elle le serra tellement qu’il essaya de se dégager.
--- Petit fripon! Où était tu? Pourquoi ne m’as-tu pas répondu?
Tout en se frottant les yeux il indiqua un tonneau de riz vide. En jouant à cache-cache il s’y était tapi et s’était endormi !
Juxtaposé au bazar de madame Xuân il y avait la boutique Quảng Hưng. Le propriétaire avait une fille unique qui s’appelait Vân, toute ronde, comme une graine de jaquier. Elle était dans ma classe, comme Oanh. C’était un heureux hasard, nous formions un groupe de trois inséparables.
Une nuit d’été, Vân et moi, restâmes jouer chez Oanh assez tard. Sa maison était en « L ». La partie la plus grande s’ouvrait sur la rue par de grandes vitres. Les trois quarts étaient transformés en salle de travail. La table d’accouchement, les lits, les murs, ainsi que les fenêtres et les portes, étaient peints en blanc. Le quart restant était réservé comme couloir, communicant avec la partie privée, et séparé de la salle de travail seulement par un rideau en toile blanche. Oanh savait bien que vers vingt-deux heures il devait y avoir une cliente qui allait enfanter. Elle nous dit d’attendre pour assister au spectacle. J’étais tellement excité par la curiosité que tout cet après-midi je tournai en rond et devint un jeu pour les filles qui me taquinèrent. Vân dit:
--- Eh Tịnh! Tu n’as pas peur de devenir idiot si tu regardes une femme accoucher?
Mais je me défendis:
--- On va la regarder de loin, Je n’ai rien à craindre!
Quand Oanh vit sa mère, madame Lạng mettre sa blouse blanche et sortir dans la salle elle nous fit signe. J’étais heureux, comme si j’avais des ailes, en me précipitant, sur la pointe des pieds, plus rapide que les autres, pour m’installer derrière le rideau. Les filles me suivirent.
Au coin de la salle une lampe à manchon projetait un fort éclairage directement sur la sage-femme et sa patiente allongée sur la table. A travers une fente du rideau et à contre jour je ne voyais que la silhouette du ventre bien rond qui pointait au bout de la table. La sage-femme se courbait, très occupée, entre les genoux de la patiente. Je les avais entendus parler, à voix basse, sans rien comprendre. Tout d’un coup, on entendit p.i..f.f !! La sage-femme, très rapidement, donna un coup de pied sur le seau pour le rapprocher d’elle juste, au moment où un jet de liquide jaillit tout autour et sur sa blouse blanche. Juste après je l’entendis dire nettement:
--- Le col n’est pas parfaitement ouvert. Il faut attendre encore une demi-heure.
Madame Lạng enleva sa blouse en sortant. Nous trois on fila à l’anglaise par la porte qui s’ouvrait sur la rue. Les deux filles restèrent silencieuses. Quant à moi je ne savais plus quoi dire parce qu’on n’avait rien vu ni rien compris.
Un après-midi d’été ma maison était pleine d’invités. Ma mère et ma sœur étaient absentes. Il n’y avait que la vieille domestique qui assurait les activités quotidiennes. Pour ne pas m’ennuyer j’amenai Oanh et Vân chez moi. Nous discutions d’un tas de choses et nous nous occupions de nos petites affaires, sans nous lasser, tout l’après-midi. De temps en temps et comme des femmes, les deux filles aidaient la vieille domestique pour lui rendre quelques petits services. Je jouais le vaurien en regardant mes deux copines et en riant. Ce jour là mon père était de très bonne humeur, il leur dit:
--- Cette nuit, il n’y aura personne à la maison. Vous pouvez rester.
Mes deux copines venaient très souvent chez moi pour faire nos devoirs scolaires ensemble, ensuite elles rentraient chez elles. Cette nuit, c’était la première fois qu’elles restaient avec moi. En l’absence de ma mère et de ma soeur j’aurais été trop seul sans leur présence.
C’était la pleine lune. Le jardin et la grande cour pavée étaient inondés d’une lumière d’argent. La vieille domestique venait de préparer du pop-corn qui s’ouvrait comme des fleurs de jasmin. Nous nous sommes rassemblés pour s’en régaler, bavarder, chuchoter et rigoler. Je restai silencieux en m’allongeant sur le dos au milieu d’une grande natte peinte de fleurs. Je croquai du pop-corn, je regardai la voûte pleine d’étoiles scintillantes et j’écoutai les deux jeunes filles chuchoter en rigolant. Leurs voix douces me bercèrent comme dans un rêve. La brise s’éleva. Des flocons de nuages flottaient lentement au gré du vent tandis que la lune et les astres restaient immobiles. Cela me donna l’impression d’être sur le bord d’une jonque énorme, surchargée d’étoiles. Tous, la jonque, la voûte céleste et nous, se déplaçaient doucement et tranquillement. La lune était comme une lanterne suspendue à un mât qui pointait très haut jusqu’à l’infini. De temps en temps la jonque traversa une couche de brouillard. La lanterne tout d’un coup s’est voilée pendant un instant, puis elle réapparut quand la jonque sortit d’une masse de nuages.
Le travail étant terminé, la vieille domestique nous rejoignit pour partager ce bonheur avec nous. Elle nous apprit à chanter des morceaux populaires très drôles. Plus nous chantions plus nous nous tordions de rires.
Il était très tard dans la nuit. A l’intérieur mon père et ses quatre invités étaient toujours absorbés par leurs jeux de cartes. Personne n’avait l’air fatigué. De temps en temps résonnèrent des éclats de rires et le bruit qu’ils faisaient en se tapant sur les cuisses.
La vieille domestique était déjà dans son lit. Nous trois, on commençait à bâiller. Le panier de pop-corn était moitié vide. On avait soif. Quelle soif!! On se dirigea vers le fond de la cour pour prendre de l’eau de pluie dans une grande jarre avec une demi- noix de coco. On but gloutonnement. L’eau de pluie était vraiment délicieuse!
Une fois bien se lavés et après s’être brossés les dents, nous sommes allé dormir, dans le lit de ma mère, qui se trouvait au fond de la salle. Je me suis allongé entre les deux jeunes filles. Le bavardage monotone des adultes dans la salle juxtaposée nous berça progressivement jusqu’au sommeil.
Vers minuit passé, je me retournai et me réveillai, l’esprit embrouillé. Vaguement je me rappelai que j’étais entre mes deux copines. Par curiosité je me soulevai pour les regarder. La lune nous éclairait à travers la fenêtre. Vân était recroquevillée tout en rond sur le côté, comme un petit naf-naf, laissant son bas du dos découvert. Oanh était mince et étendue sur le dos, sa tête légèrement tournée sur le côté, son visage ovale était celui d’un ange dans son sommeil profond. A ce moment là, je l’ai trouvée belle. Je me baissai tout près de son visage, la respiration légère. Il émanait de son corps un doux parfum. Je me rallongeai doucement en embrassant ce corps si mince. Oanh se retourna sur le côté et replongea dans son rêve. Inconsciemment ma main se déplaça lentement sur son corps, ma tête s’enfouit dans ses cheveux parfumés d’huile de bokek et mon âme s’enfonça doucement dans un beau rêve…