Une vie au Viet Nam(1934-1979)-Tome1

 

                     7- L’ AIR DU TEMPS   *

 

   Je suis en France. Mais presque tous les jours je consomme des produits alimentaires d’origine vietnamienne. Chaque fois que je mets une boule de riz dans la bouche je pense aux jours heureux de mon enfance. Cette saveur ne peut se trouver facilement en Europe. Car ici on ne peut pas avoir les odeurs de paille, d’écorce de paddy braisées et enfouies sous la cendre de la cuisine, du son collé sur le pilon, sur le mortier, sur tous les ustensiles en bambou tressé utilisés pour concocter le riz… Oh ! Comment puis-je oublier l’odeur du riz parfumé n°8 embaumant toute la maison, la véranda, le jardin, lorsque ma mère ouvrait le couvercle de la marmite en terre cuite sortie des cendres brûlantes. Elle enlevait délicatement la couche superficielle, gratinée, de riz et saupoudrait dessus une couche de sésame salé, grillé et pilé pour m’en donner. Je tenais le morceau de riz tout brûlant et tout parfumé, le reniflais,  soufflais dessus en le mettant dans la bouche et mâchais lentement. Les grains de riz tout mous, le gratin bien croquant et la saveur onctueuse du sésame me donnaient un goût sucré dans la gorge, une sensation de réchauffement et de bien-être. Le riz au sésame était le plat favori de mon enfance.

   Une fois, j’ai accompagné ma mère pour aller au village de Hành Thiện, pour voir ma grand-mère (la première belle-mère de mon père). C’était à l’occasion de l’anniversaire de la mort d’un proche. Sur le grand plateau il y avait plein de bonnes choses. Toute la famille s’est rassemblée autour pour manger et pour boire. Pendant ce temps je restai immobile en regardant tout le monde, les yeux pleins de larme. Etonnée par mon attitude ma grand-mère me demanda pourquoi je ne mangeais rien ?  Je répondis timidement:

 

   --- Il n’y a rien à manger !

 

   Elle n’avait pas encore compris que déjà ma mère lui dit en souriant :

 

   --- Il n’aime que le sésame et il ne mange que ça, ma belle-mère !

 

   Toute la famille rit, me poussant à éclater en sanglots. Ma grand-mère dit :

 

   --- Oh ! Mon pauvre petit chou ! Ma belle-fille ! Comment as-tu pu le nourrir comme ça ?!

 

   La maison de mon père à Lạc Quần comprenait deux bâtiments en briques, couverts de tuiles, revendus par ma tante. Le plus impressionnant avait trois compartiments dont la façade donnait sur la route cantonale. C’était là que mon père travaillait ou recevait ses amis. A l’arrière et à travers une grande cour il y avait le deuxième, à trois compartiments aussi, et qui tournait le dos au fleuve. Ce bâtiment était partiellement utilisé, la plupart du temps, pour installer le conteneur de paddy. Son plancher était très haut afin que le paddy ne soit pas mouillé pendant la crue. Pour moi, qui étais petit, c’était assez difficile de monter et de descendre. L’entrée avait une forme d’arcade. Ses portes, en bois massif et épaisses, lourdes et larges, grinçaient à chaque mouvement, elles s’ouvraient à l’intérieur et balayaient la moitié de la profondeur du bâtiment. C’était très gênant. Mon père les avait démontées et les avait rangées derrière le conteneur. Cela entraîna un autre problème car, lorsqu’il pleuvait et ventait, le plancher était mouillé derrière le seuil. Mais cela faisait le bonheur des souris! En présence du chat elles avaient un abri bien commode.

   Dans le deuxième bâtiment, sur la gauche, il y avait un couloir menant à la cuisine et à une petite porte qui s’ouvrait au bord du fleuve. Cette cuisine en briques n’était pas pratique pour ma mère qui aimait cuisiner accroupie, de façon traditionnelle. Alors, mon père lui avait fait construire une cuisine en chaume, sur un plancher ancien en briques, abandonné dans un coin de la cour. Le trépied était conçu de trois mottes d’argile, entourées par un mur bas en briques, pour protéger les cloisons de bambou contre les flammes. Les deux portes d’entrée étaient recouvertes de bambou tressé. Durant l’été elles étaient soulevées verticalement soutenues par deux bâtons. Elles étaient redescendues durant l’hiver, pour qu’on soit à l’abri du vent. Pour maintenir le feu dans la cuisine toute la journée, ma mère mettait beaucoup d’écorces de paddy, au milieu du trépied, entre ces trois mottes de terre. Ainsi le feu était entretenu, à l’état de braise, jour et nuit. Pour rallumer la flamme on devait aérer la braise avec un petit bâtonnet, y mettre une poignée de paille, baisser la tête pour souffler dessus. La  paille s’enflammait en projetant une colonne de fumée épaisse et étouffante qui piquait les yeux et les faisait larmoyer. Il fallait continuer à souffler pour attiser le feu. Par temps de pluie, quand l’air était humide ainsi que la paille, le rallumage était difficile et la fumée devenait plus dense et tourbillonnait avec le vent. C’était dur à supporter. Durant des années la toiture, les clôtures, les cloisons et les colonnes de bambou ont été enfumées et sont devenues toutes noires. Des toiles d’araignées étaient tendues partout transformant les oeils de bœuf en une sorte de voile noir. Parfois je restais longtemps silencieux à observer une araignée qui tissait sa toile. C’était amusant ! Même dans la misère, il y avait du romantisme!

   Après plusieurs années la fumée avait déposé sur les poutrelles et les mortaises, une couche épaisse de suie grise, noirâtre pulvérulente. Elle avait l’air très sale, mais elle avait une grande utilité dans deux cas : S’il y avait une marmite en terre cuite fissurée ma mère préparait un mastic fait d’un mélange moitié chaux et moitié suie. Une fois colmatée et séchée au soleil la marmite pouvait être réutilisée. Mon père utilisait cette suie comme  engrais pour fertiliser la terre aux pieds des rosiers. C’est pourquoi les roses étaient devenues magnifiques, d’une corolle écarlate, dont le parfum était d’une suavité rare. Une fois j’ai mâché un pétale. Il avait un goût légèrement astringent et sucré. Je m’imaginais, transformé en papillon, voltigeant au dessus des roses sous les rayons éblouissants.

   L’image de cette cuisine petite, étroite, vétuste et misérable réveille en moi beaucoup de souvenirs et d’affection. Je me souviens de chaque personne, de leur silhouette, de leurs gestes, des bruits, des rires et des bavardages... Oh ! L’odeur inoubliable de ma maison natale ! Des objets comme la jarre de feuilles acidulées de  moutarde, la jarre d’aubergines salées, les bocaux de sauce de soja et de saumure… les jarres de riz et de patates séchées…présents dans la vie quotidienne, douce et tranquille, imprégnés dans mon corps et mon sang, immergés dans un long sommeil pendant des années… se réveillent tout d’un coup…!

   Du côté interne du pignon de la cuisine, près du trépied, il y avait un grand mortier traditionnel, pour piler le riz suivant le principe du bras de levier. Celui-ci était un tronc d’arbre long de trois mètres et demi, très lourd, ciselé en forme quadrilatérale, raboté, bien lisse. Sa tête, plus volumineuse, était orientée vers le mortier en pierre, enterré dans le plancher. Le pilon était un tronc de bois cylindrique plus petit, long d’un mètre, mortaisé dans la tête et orienté dans le fond du mortier. Le point d’appui du bras de levier se trouvait au tiers vers l’extrémité, formé d’une petite mortaise transversale, pivotant sur deux blocs de pierre entaillés en deux petites gouttières enterrées dans le plancher. Juste au dessous de l’extrémité il y avait une tranchée renforcée par une clôture en briques. La surface supérieure du bout était entaillée d’une multitude de losanges minuscules pour donner aux pieds des travailleurs un effet antidérapant. Une grande corde était tendue horizontalement dans le sens du bras de levier, et au dessus d’une tête d’homme, pour servir d’appui aux travailleurs. Durant des années, les pas des travailleurs avaient rendu les losanges brillants et arrondis. La pointe du pilon aussi, après des centaines de milliers de pilonnage, était bien lisse, brillante, rendant les yeux de bois superbes. En la caressant on avait une sensation de fraîcheur accentuée par l’odeur agréable du son encore accroché dessus.

   Juste au milieu de la cuisine était installé un moulin pour décortiquer le paddy. C’était un instrument rudimentaire de nos ancêtres, très efficace et entièrement conçu  à partir de tronçons de bambou, sauf le pivot central qui était en bois. Au premier coup d’œil on ne voyait rien de captivant. Mais quand il entrait en action, le tambour supérieur s’écrasait en un mouvement circulaire sur celui du bas, le paddy tournoyait autour du pivot pour sortir dans un grand van en bambou tressé, distinctement en riz blanc et en écorce. Ce résultat est suffisant pour prouver que la technique de nos ancêtres était simple et efficace. L’écorce du paddy est tranchante et pointue et peut nous blesser si on ne fait pas attention. Avec les années, le frottement du paddy sur le pivot avait eu l’effet d’un papier émeri, lui donnant une forme gracieuse et le rendant soyeux au toucher.

   Le mortier et le moulin sont des objets inertes, mais le rythme monotone du pilon et le ronronnement incessant du moulin, grinçant à chaque mouvement circulaire, étaient en harmonie avec la voix de ma mère qui me berçait sur le hamac…  Oh ! Les jours d’antan ! Ces images et cette mélodie règnent encore sur mon cœur.

 

   Décortiquer le paddy et piler le riz étaient des besognes quotidiennes de presque tous les paysans du nord Viet Nam. La transformation du paddy en riz se faisait en plusieurs étapes par les mouvements, souples et rythmés, des bras des travailleurs talentueux. Ces techniques immuables étaient transmises de génération en génération. Quand j’étais petit, de temps en temps, je voulais imiter ma mère, ma sœur et mes frères dans leurs travaux. Mais ce n’était pas facile, il fallait avoir beaucoup de force pour faire tourner le moulin ou  soulever le pilon.

   Après avoir été décortiqué, le paddy devait être tamisé. Ce moment était très délicat et le résultat dépendait du talent des travailleurs et de la souplesse de leurs bras. Plusieurs fois j’étais assis silencieux pour observer et étudier les gestes de ma mère. Tout d’abord elle se protégeait les cheveux contre la poussière avec une écharpe carrée noire. Elle retroussait son pantalon noir jusqu’aux genoux pour ne pas être gênée dans ses mouvements et s’asseyait sur un minuscule tabouret en bois pour pourvoir rester longtemps dans une position accroupie.

   Pour commencer, elle prenait plusieurs fois le paddy avec deux mains, sous le moulin, pour le mettre dans un tamis à gros trous en bambou tressé (sàng) et elle le balançait, selon un mouvement circulaire, tout en le maintenant légèrement incliné. Le riz blanc tombait à travers les mailles, dans un grand van en bambou tressé, avec un bruit ressemblant à la pluie tombante. Pendant ce mouvement les écorces se déplaçaient en sens inverse du riz et se rassemblaient au centre du tamis. Elle posait le tamis sur le plancher, enlevait les écorces pour les mettre dans un autre van, avant de recommencer les mêmes gestes, jusqu’à ce qu’il ne reste que des écorces dans le tamis. Elle les versait tous dans le même van. Toujours avec les mêmes gestes, la même patience, la même concentration elle continuait jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien sous le moulin. De temps en temps elle jetait un coup d’œil sur moi en souriant comme si elle voulait me demander :

 

   --- Qu’est-ce que tu fais là? 

 

   Je souriais en silence en attendant qu’elle fasse une pause pour sortir. Profitant de son absence je prenais sa place pour imiter ses gestes. Qu’est-ce que c’était dur ! Mes bras étaient courts, le riz et les écorces se mélangeaient et se déplaçaient dans tous les sens et débordaient du tamis pour tomber tout autour ! Une fois tamisé, le riz était versé dans le mortier pour être pilé. Il ne restait dans le plateau que des écorces mélangées au paddy mince. Ensuite, ma mère lançait tout ce contenu en l’air en abaissant rapidement le van. Celui-ci, agité plusieurs fois, faisait l’effet d’un grand éventail. Toutes les écorces légères étaient éliminées et tombaient par terre sauf le paddy mince et quelques grains de riz de mauvaise qualité. Elle les réservait aux volailles: Des coqs, des poules, des pigeons…

   Un mortier de riz à piler prenait au moins deux heures pour que le riz soit bien blanc. Le riz pilé était mélangé au son (poudre de couleur jaune sable). Il fallait les séparer. Cette fois ma mère avait besoin d’un tamis plus fin (dần). Elle utilisait une petite mesure en bois pour prendre le riz dans le mortier et le versait, au fur et à mesure, sur le tamis. Elle recommençait les mêmes gestes traditionnels. Le son et les brisures de riz traversaient les mailles. Le riz pur et blanc restait dans le tamis. Il était conservé dans des jarres pour la consommation. Finalement, la séparation des brisures du son se faisait avec un tamis encore plus fin (dần mau). Ma mère réservait ces brisures aux poussins. Je lui demandais de m’en charger. Chaque fois je profitais de ce petit service pour observer les tout petits volatiles picorer en poussant de petits cris pip ! pip ! ...la mère poule étendait ses ailes pour protéger sa progéniture contre une bande de moineaux très malins, jaloux et affamés. 

   Le son est non seulement un bon aliment pour les volailles mais c’est aussi un bon remède contre la fatigue quand on est malade. A chaque fois que j’avais des maux de tête ou une grosse fatigue ma mère mettait une poignée de son dans une poêle et mettait celle-ci sur le feu. Quand le son devenait brûlant elle l’enveloppait hermétiquement dans un mouchoir et le frottait sur tout mon corps, mes quatre membres, mon front et mes tempes. C’était très relaxant, grâce à la chaleur, et très agréable, grâce à son parfum. Quand ma mère avait terminé ces soins et que le son était encore chaud et parfumé je le prenais entre mes mains pour respirer encore cette odeur si douce et si reposante.

   Cette cuisine me rappelle quelques images inoubliables. Mon deuxième frère était un grand fumeur de pipe à eau. Le tabac était très fort, l’eau de la pipe fumée pendant longtemps, avait une couleur noirâtre, une odeur piquante et un goût très amer. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il était si dépendant de tout ça. Il me disait souvent que la meilleure pipe était toujours la première de la journée, au moment du réveil. Dans la cuisine il y avait en plus le điếu cầy (pipe à eau en bambou) laissé par chú Chiểu un domestique et accroché sur la cloison. De très bonne heure le matin et dès que mon frère sortait du lit, la première chose qu’il faisait était de descendre en se dandinant dans la cuisine pour fumer une pipe. Il me disait aussi que le điếu cầy donnait beaucoup plus de saveur que la pipe à eau ordinaire.

   Un matin, après avoir raclé et nettoyé le fourneau et après avoir testé, par quelques bouffées, que la pipe ‘chantait’ bien (perméable), mon frère prit un petit sachet de tabac inséré en permanence sur la cloison de bambou. Il l’ouvrit, y prit une pincée de tabac, l’enroula entre ses doigts en une petite noisette et remplit le fourneau à l’aide du médius. Il posa la pipe à côté, aéra la braise et ralluma la flamme. Très rapidement il mit l’extrémité d’une petite latte de jonc sèche pour prendre du feu. Il tint la petite flamme dans sa paume tout en reprenant la pipe de l’autre main. Il s’adossa, accroupi contre la colonne de la cuisine, posa la flamme sur la noisette de tabac et appuya sa bouche contre l’ouverture de la pipe en tirant de petites bouffées. A chaque bouffée, ses joues se creusèrent et la flamme fut aspirée dans le fourneau. La noisette de tabac s’embrasa. De ses commissures sortit une fumée blanchâtre. Finalement il tira une grande bouffée en gonflant ses poumons au maximum. La noisette de tabac s’enflamma au milieu des cliquetis qui  résonnèrent dans le fond du fourneau. Il éteignit le feu, posa la pipe à côté et laissa sortir lentement une colonne de fumée blanche et épaisse à travers la bouche et les narines. Ses yeux hagards me regardèrent à travers la fumée en souriant.

 

--Mais ! Mon Dieu ! Tước ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

 

   Ses yeux tout d’un coup se révulsèrent et devinrent tout blancs. Sa tête se renversa sur le côté. Ses mains cherchèrent en tâtonnant la colonne comme s’il cherchait un appui. Tout son corps tomba lentement, inerte, à côté de la colonne. Sa bouche s’ouvrit largement pour respirer bruyamment. De la salive dégoulina de sa bouche et coula sur sa joue et son cou. Ses mains, ses pieds et son ventre se contractèrent en spasmes comme dans une crise épileptique. J’ai eu peur ! Je criai en appelant ma mère qui se réveilla et sourit :

 

   --- Ne t’inquiètes pas. C’est son coup de tabac !

 

   Evidement, deux minutes plus tard il se réveilla et rigola comme si de rien n’était. Ma mère me raconta qu’une fois, à cause de son coup de tabac, il plongea la tête en avant carrément dans la braise et ses cheveux avaient été brûlés. Pourtant il n’arrivait pas à arrêter le tabac, sa dépendance était vraiment forte !

 

   Ma mère s’était dévouée à son mari et à ses enfants. Quoiqu’elle fasse elle le faisait corps et âme. Lorsque j’avais une chemise déchirée ou un pantalon troué, pas de problème ! Elle cherchait sa trousse de couture. Elle sortait d’un panier un rouleau de morceaux de tissus de toutes sortes, de toutes tailles et de toutes couleurs accumulés au fil du temps. Elle me disait de m’approcher et choisissait un morceau de tissus convenable, le testait sur mon vêtement et me disait de l’enlever pour qu’elle le raccommode. J’obéissais silencieusement. Quand elle avait fini, je le remettais et elle me contemplait en souriant. J’étais heureux d’avoir mon vêtement bien recousu sans aucun défaut.

 

   C’était la lutte armée des Việt Minh contre la colonisation française. Il y avait une pénurie de savon. Les fruits écumeux bồ hòn n’arrivaient pas à le remplacer. Ma mère pensa à colorer tous mes vêtements en couleur brune comme chez les bonzes.

   De temps en temps il y avait un sampan plein de củ nâu (tubercule dont la résine colore en brun) qui venait mouiller au quai derrière la maison. Des monceaux de tubercules, de la grosseur d’une tête d’homme, on aurait dit des mottes d’argile, pesaient tellement lourds que les bords du sampan affleuraient la surface du fleuve. Ma mère en acheta quelques uns. Quand elle les éplucha, leur chair avait une couleur pourpre et la résine dégoulina et scintilla sous mes yeux. Leur aspect ressemblant à des patates douces sucrées me donna envie d’en manger. Je dis à ma mère :

   --- Maman ! ça a l’air très bon !

 

   Elle sourit en me faisant une remarque :

 

   --- Toi alors ! Tu ne penses qu’à manger! Mais ce n’est pas mangeable ! C’est pour colorer les tissus.

 

   Elle découpa les tubercules, les pila dans un mortier puis les mit dans une marmite et y rajouta de l’eau pour les faire bouillir. Ensuite elle les tamisa pour recueillir le jus brun très condensé. Chaque fois elle prit juste le volume nécessaire de jus et y trempa et fit macérer les vêtements pendant un certain temps pour que les tissus en soient bien imprégnés. Après cela, elle les étendit sur des perches en bambou en plein soleil. Plus le soleil frappait plus les tissus fonçaient. Il fallait répéter ce processus plusieurs fois par jour pour obtenir une couleur convenable. Je demandai à ma mère pourquoi mes vêtements n’étaient pas foncés comme ceux des agriculteurs ? Elle me dit qu’il aurait fallu, en plus, enduire les tissus de la boue des étangs et les étaler sur le gazon toute la journée. Mais il y aurait eu un inconvénient. Dans ce cas-là, les tissus auraient longtemps gardé l’odeur très désagréable de la boue. Ainsi mes vêtements devinrent marron et durs comme du papier à cause de la résine. Quand je les portai c’était amusant d’entendre un bruit de frottement à chaque mouvement et ça sentait le tubercule et le soleil.

   Si mes vêtements sentaient bon, la soie avait une odeur différente. C’était l’odeur de la salive du ver à soie, mêlée à celle de leurs déjections, sur les feuilles de mûrier. Dans mon enfance j’ai eu la chance d’assister à l’élevage des vers à soie, réalisé par ma mère. Pour obtenir une ficelle de soie, il faut traverser plusieurs étapes laborieuses avec beaucoup de patience, d’effort, de sueur et de larmes.

   Depuis la création de l’univers, parmi des milliers d’insectes, le ver à soie a été le seul choyé par l’homme. Car le fil de soie est une merveille. Le papillon est le stade adulte du ver à soie après la métamorphose dans le cocon. Il perce un trou bien rond à travers celui-ci pour sortir. Il ne peut pas voler, d’une part à cause de son corps trop lourd, comme une cacahuète, d’autre part à cause de ses ailes trop petites. Sa vie est courte car il appartient à la famille des éphéméroptères.

   Ce jour là, ma mère mit une dizaine de papillons sur une feuille de papier buvard. Les femelles étaient plus grosses que les mâles et restèrent allongées sur place. Les mâles tournoyèrent dans tous les sens, cognant leurs petites ailes, lançant leur poudre blanche et  ondulant leur corps, à gauche, à droite, à la recherche d’une âme sœur. J’ai eu l’impression qu’ils étaient aveugles car plusieurs fois ils sont passés à côté d’une femelle sans la reconnaître. Quand le mâle eut capté une femelle, l’accouplement commença.. Mais quelle déception ! Ils regardèrent l’un dans une direction, l’autre dans la direction opposée ! C’était de l’amour fade !

   Quand tous les papillons se furent accouplés, ma mère mit chaque couple sous un bol renversé. Le soir, quand les bols furent enlevés. Quelle merveille ! Une multitude de petits œufs blancs, de la grosseur d’une moitié d’un grain de sésame, étaient rangés en rond. Pendant ce temps les amoureux étaient épuisés, agonisants! Ils attendaient… la mort !

   Quelques jours plus tard les œufs changèrent de couleurs, ils devinrent gris pâle, puis gris foncé. Finalement, de petits vers noirs apparurent. Ils mesuraient de deux à trois millimètres de long. Ma mère les mit sur un van en bambou tressé, elle commença à couper de jeunes feuilles de mûrier en filaments et les étala sur eux. Les vers furent attirés par l’odeur du mûrier, ils montèrent sur les filaments et les rongèrent. Il fallait répéter l’opération plusieurs fois par jour. Quand les restes, mélangés aux déjections, étaient trop épais il fallait transposer les vers sur un autre van pour qu’ils soient aérés.

   Ils grandirent très vite. Au bout d’une semaine ma mère dut les éparpiller sur plusieurs grands vans. Au bout d’environ trois semaines, il fallut déplacer tous les meubles pour installer des tréteaux à plusieurs étages. Deux hommes étaient nécessaires pour soulever un van. Il y avait presque une vingtaine de vans au total. Les vers avaient maintenant la grosseur de mon auriculaire. Dans ces derniers jours les vers avaient un appétit d’ogre. Ma mère était très préoccupée, le ravitaillement quotidien devait être bien assuré. Un repas manqué et tous les efforts, tout l’investissement, auraient été vains. Il fallait se réveiller au milieu de la nuit pour les nourrir. Le temps orageux était un grand souci, un coup de tonnerre pouvait les rendre gravement malades. Quand le crépuscule était de couleur jaune clair, éblouissante, il fallait fermer les portes et les fenêtres pour que les vers n’attrapent pas la jaunisse. Pour finir il fallait recouvrir les tréteaux d’une moustiquaire pour empêcher les mouches de les piquer et de pondre. Malgré ces mesures draconiennes, ma mère a dû éliminer, chaque jour, quelques vers malades à cause de ces piqûres.

   Le ver à soie piqué par une mouche se reconnaissait par un point noir sur la tête. Il ne mangeait plus, de la salive coulait de sa bouche, son corps devenait tout mou et jaune, puis il ne bougeait plus. A sa mort, un asticot blanc sortait de son corps. Une fois je m’amusai en enfermant un asticot dans un verre renversé. Il chercha à sortir en rampant tout autour pendant une journée. Le lendemain il resta immobile, son corps se recroquevilla comme un haricot blanc. Il changea de couleur progressivement en jaune brun, rouge foncé…puis en noir. La couche superficielle se fissura laissant apercevoir une mouche à l’intérieur. Elle se faufila à travers cette brèche noire pour sortir, étira ses pattes, se caressa les ailes, pompa en va-et-vient avec sa trompe. C’était horrible, magique et amusant !

   Le dernier jour de l’état larvaire, les vers à soie étaient impressionnants. Ils consommaient des paniers et des paniers de feuilles de mûrier. Une vingtaine de vans de vers à soie, grignotant en même temps, cela fait beaucoup de bruit, on aurait dit une pluie torrentielle !

   Quand leur ventre était bien tendu ils dormaient. C’était amusant ! Avec la moitié de leur corps en arrière ils s’accrochaient à la feuille, avec l’autre en avant, ils se dressaient verticalement, immobiles comme des militaires au garde-à-vous. Ma mère me dit que ce moment était crucial et vulnérable. Un coup de tonnerre pouvait les tuer. Evidement, si quelque chose tombait par terre ou si quelqu’un éternuait, toutes les rangées sursautaient.

   Quand les vers à soie ont été ‘mûrs’ ce fut la fête ! Une semaine avant, ma mère avait fait préparer une vingtaine de supports en lattes de jonc tressé, matelassées par des poignées de paille dans les mailles. Chaque support avait une longueur d’un mètre et demi et une largeur d’un mètre. Grâce à son expérience, ma mère calculait et savait exactement quel était le jour J. La veille je dormi difficilement. Le lendemain, de très bonne heure, je sautai du lit et me précipitai pour jeter un coup d’œil. Oh ! Mon Dieu ! C’était superbe ! Inimaginable ! C’était trop beau ! Tous les vers à soie avaient changé de couleur. Après une nuit de jeûne pour se débarrasser de toutes déjections, tout leur corps, même les pattes, était passé de la couleur blanc vert de la veille, à la couleur abricot, ils étaient comme illuminés! Je les regardai en imaginant que leur corps était gorgé d’une sorte de jus rose.

   Je courus en annonçant la bonne nouvelle et je réveillai toute la famille. Il faisait grand soleil ! Combien de sueur et combien de larmes avaient coulé pour atteindre ce jour ! Toute la famille se rassembla autour des vans pour mettre les vers sur les supports et les exposer au soleil. A travers les rayons obliques les vers étaient presque transparents, de couleur ambre. Ils commencèrent à régurgiter leur fil de soie, comme pour payer leur dette. Les fils de soie scintillèrent comme des fils d’or sous le soleil, au bout des brindilles de paille. Je les contemplai le cœur comblé de joie.

   Tout d’un coup, ma mère se précipita dans la cour, une perche à la main. Elle l’agita haut en l’air. Je la regardai et compris la situation. Une nuée de moineaux s’apprêtaient à s’abattre sur les supports. C’était vraiment dangereux ! Jusqu’aux dernières minutes de leur vie, les vers à soie n’étaient jamais en sécurité. Je me réservai la surveillance des moineaux afin de continuer à contempler le travail des vers jusqu’à ce que leur cocon soit bien formé. Leur silhouette s’effaça progressivement derrière les mailles de fils d’or scintillants.

   Après une seule journée la dette était payée. Les cocons étaient bien épais au toucher. J’en pris un et le secouai, j’entendis le bruit de la chrysalide déjà formée à l’intérieur. Elle attendait de se métamorphoser en papillon. C’était le cycle biologique complet du ver à soie qui venait de se fermer. Si on ne s’occupait pas tout de suite des cocons pour récupérer la soie, les papillons les perceraient pour sortir et tous les fils de soie seraient coupés et ce serait catastrophique.

   Dès le lendemain toute la famille se rassembla pour dégager les cocons des supports, on en avait cinq gros paniers pleins. Ma mère se mit immédiatement au travail. Elle installa au milieu de la salle du deuxième bâtiment un petit four en argile et mit dessus une marmite en terre cuite pleine d’eau. Elle commença par allumer le feu. Au début il y avait de grandes flammes. Quand l’eau commença à frémir elle atténua le feu pour la maintenir frémissante. C’était très important car si l’eau était bouillante les fils de soie s’entremêlaient.

   Toujours en position accroupie soutenue par un petit tabouret, ma mère piqua un bâtonnet en bambou, profondément dans le plancher, juste devant le four. Une baguette fut fixée sur ce bâtonnet en une croix, la partie la plus longue orientée vers elle et légèrement inclinée en bas. Elle emmancha dessus un tronçon de bambou de façon qu’il tourne facilement sur la baguette. Elle fixa sur le bout de la baguette un bouchon pour que le tronçon de bambou ne sorte pas. A gauche du tronçon elle mit un grand panier vide et à droite un panier plein de cocons.

   Tout d’abord elle vérifia si l’eau était toujours frémissante. Puis elle jeta une poignée de cocons dans la marmite. Avec sa main droite elle touilla légèrement les cocons avec une paire de baguettes pour qu’ils soient bien imprégnés d’eau. Quand elle retira les baguettes, ce fut magnifique ! Tous les fils de soies, fins comme des duvets, s’étaient accrochés dessus ! Elle les attrapa avec la main gauche pour les former en une seule ficelle et fit un cercle sur le tronçon de bambou. D’une façon rythmique, elle tirait sur la ficelle avec sa main gauche tandis que la main droite  empêchait les cocons de sortir de la marmite. Ses deux mains se déplaçaient  en sens inverse l’une de l’autre. Le tronçon tourna rapidement avec un bruit de crécelle. La ficelle de soie, chaque fois, tourna en cercle sur le tronçon pour s’allonger dans le panier à gauche, couche par couche, en rythme avec les mouvements de ses deux bras. Elle se concentra dans son travail, patiemment et tranquillement, en rajoutant dans la marmite, chaque fois, une nouvelle poignée de cocons. De temps en temps, elle fit une petite pause pour s’essuyer les yeux larmoyant à cause de la fumée, attiser et surveiller la flamme. J’étais à côté d’elle, silencieux et concentré. Les cocons dans la marmite s’amincirent. A travers les mailles on aperçu les chrysalides qui tour à tour tombèrent au fond de la marmite. Le panier de droite se vida progressivement tandis que celui de gauche se remplit petit à petit de ficelle de soie. Quand le tas de ficelle fut épais, ma mère y versa des grains de haricots verts, afin de le recouvrir, en gardant toujours une extrémité. Elle fixa le bout de la ficelle sur un rouet. D’une main elle tint la ficelle, de l’autre elle tourna le rouet. Grâce aux grains de haricots, la ficelle s’enroula sur le rouet sans être entremêlée. Finalement elle dégagea la soie du rouet et en fit en une quenouille et l’accrocha au vent et au soleil.

   Après une journée de travail presque sans interruption, sauf pour déjeuner, des quenouilles de soie scintillante furent rangées sur une longue perche, sous les rayons. La soie brillait comme des fils d’or. Je les reniflais. L’odeur des feuilles de mûrier et des déjections des vers avait disparu. Il n’en restait qu’une, celle de la soie, comme l’odeur du miel des fleurs sauvages.

   Ce soir-là au dîner nous avons eu, sur le plateau, un mets spécial, des chrysalides sautées à l’oignon, salées et poivrées. La saveur était bien paysanne, saine et sobre mais vraiment appétissante et incomparable.

 

   Cette cuisine paysanne me rappelle encore un autre souvenir d’enfance inoubliable. C’était en hiver. Huyễn et moi avions dormi ensemble dans la cuisine sur un matelas spécial, une couche épaisse de paille étalée directement sur le plancher, puis une natte étalée dessus. Nous nous étions allongés tout près de la braise pour être bien réchauffés. Dehors, le vent faisait rage et sifflait à travers des fentes de clôtures en bambou. Je me recroquevillais sous la couverture en sortant seulement les yeux pour regarder Huyễn en train de faire griller une sèche séchée sur la braise. Il était accroupi devant le trépied en argile, le corps recouvert d’une couverture. Il aéra la braise avec un petit bâtonnet. En faisant cela, je vis des étincelles jaillir tout autour. Il mit la sèche presque directement sur la braise et la retourna de temps en temps. Une odeur très appétissante qui envahit la cuisine me fit saliver. Quand la sèche fut grillée à point, nous nous partageâmes chacun une moitié. La saveur des fruits de mer, accentuée par l’odeur de la grillade, donnait un goût incomparable. Nous avons grignoté lentement en nous regardant silencieusement, dans la chaleur, en écoutant le vent froid siffler dehors tout autour. Un vrai bonheur !