Une Vie Au Vietnam (1934-1979)-Tome1

 

                          15- DZINH TÊ    *

                                                                (Entrer)

 

  A partir du 19-8-1945 tout le peuple vietnamien a dû, malgré lui, appeler ce vieux moustachu ‘oncle Hồ’! Chaque fois qu’on avait affaire avec l’administration, on devait écrire sur l’en-tête les termes suivants:

 

                                      Viet Nam République Démocratique

                                          Indépendance-Liberté-Bonheur

 

  A l’époque j’étais petit, je devais suivre et faire ce que les adultes me dictaient.  J’écrivais ces deux lignes avec beaucoup d’attention sur chaque page de mon cahier, sur chaque feuille d’examen à chaque trimestre et à la fin de l’année scolaire. J’étais obligé de le faire, tant pis pour moi si je ne comprenais rien. Personne ne m’expliquait. A vrai dire, si on avait essayé de m’expliquer, je n’aurais pu retenir que très peu de choses. Au fur et à mesure, j’ai trouvé qu’il y avait une relation très forte entre ces deux lignes et le niveau de vie de ma famille. Ce fut le commencement de la pénurie. On tomba de plus en plus dans la précarité, pire encore, mes parents ont peu à peu perdu leur maison, leur jardin, leur terre et leurs rizières, ils durent sans arrêt se déplacer d’une région à une autre sans aucune tranquillité.

 

  Les soucis quotidiens et les angoisses nous ont poussés dans une impasse. Tout le monde cherchait un moyen de survie sans oser le dire. On chuchotait entre famille et entre copains. On disait qu’il fallait «  dzinh tê » (entrer) ou mourir. Plusieurs fois ce terme me fit me poser des questions. Lors de chuchotements entre mes parents je compris vaguement que dzinh tê était une stratégie délicate pour échapper à l’étau communiste, pour filer en zone nationale appelée vùng tề, (zone tranquille). Quand quelqu’un réussissait cette épreuve il cherchait à aider ses proches, en cachette, à faire la même chose, à suivre les mêmes itinéraires en évitant toute sorte de pièges.

 

  A l’époque, il y avait déjà des failles dans le filet communiste. L’important était de trouver des agents corrompus. La difficulté était qu’il fallait avoir un peu d’argent et surtout garder le silence. Des gens en qui on pouvait avoir confiance étaient les marchands qui vivaient le long de la zone frontalière, ils connaissaient très bien le réseau. A  l’époque, le marché de Đống Năm à Thái Bình était une de ces zones remarquables.

 

  Entre 1945-1950 dzinh tê fut un sujet tabou dont on parlait en cachette. Vùng tề était décrit comme la terre promise. La vie y était agréable et surtout on y était totalement libre. Celui qui  y avait vécu ne revenait jamais plus dans la ‘zone libérée’ (giải phóng),  il savait bien ce qui l’attendait, s’il critiquait le régime ce sera le camp de lavage de cerveau.

 

  A l’époque, tous ceux qui travaillaient avec le gouvernement việt minh et cherchaient à passer en zone libre étaient condamnés sévèrement. Mon père avait sursauté, devant le Conseil National des Enseignants, en entendant citer le nom de son frère comme traître, condamné par contumace, aux travaux forcés à vie, parce qu’il était allé en douce à Hanoï (1948). Depuis, mon père était surveillé et menacé. Mais dans son cœur il était très content pour son frère. En fin de compte, rester en zone libérée était déjà considéré comme une condamnation à vie. Ainsi les deux lignes de l’en-tête, qu’on devait écrire, réveillaient chaque fois en nous beaucoup d’amertume.

 

  En Automne 1949, après trois jours et trois nuits coincée sur la digue au bord de la mer, toute la famille avait quitté Kiên hành, le lendemain matin, pour rentrer à Hành Thiện. Toute la région du Delta du fleuve Rouge était redevenue zone nationale soutenue par les français et les alliés (1948). Nous étions partis de très bonne heure et je n’avais pas besoin de me cacher. Quatre années perdues dans l’oisiveté, il était temps pour moi de reprendre le chemin de l’école.

 

  La littérature, la pensée font partie de la beauté humaine. Une révolution qui anéantit la pensée individuelle, pour « bourrer le crâne » d’une idéologie à sens unique,  est un crime contre la civilisation et doit être condamnée devant le tribunal international. Heureusement que j’ai choisi le bon chemin. Sinon je serais devenu un vaurien obsédé par la jalousie et la haine.

 

  Un intellectuel qui écrit sous le commandement d’un parti est un homme robotisé. C’est normal. Mais dans le monde libre, des esprits comme Jean Paul Sartre, Romain Roland (Nobel 1915), André Malraux, Henri Barbusse, André Gide… étaient aussi devenus aveugles, ils ont loué le régime communiste pendant plus d’un demi-siècle ! Quelle honte ! Ils étaient trop à gauche, tellement que Lénine a dû éclater de rire  et les appeler ‘les idiots utiles’ ! Une idéologie erronée peut tuer toute une génération. Malheureusement aucune révolution ne peut réussir s’il n’y a pas des idiots utiles qui la soutiennent. Même l’UNESCO a failli choisir Hồ Chí Minh comme l’homme du 20ème siècle ! Heureusement le choix a été annulé devant la protestation de la diaspora du Viet Nam libre.

 

  Revenu dans la zone nationale, Hành Thiện, mon père avait renoué avec son frère qui était à Hanoï, il fut réinséré dans l’enseignement, garda la fonction qu’il avait avant et reçut même un rappel. La première chose qu’il a faite a été de m’envoyer à Nam Định pour que je continue mes études. J’étais accompagné par ma cousine Trà.

 

  Ce matin-là le temps était clément. Nous devions aller à pieds. Notre départ eut lieu au premier chant du coq. J’étais juste un campagnard qui allait pour la première fois dans une zone urbaine, la ville de Nam Định. Le long du chemin, je vis des cratères de bombardements, des tranchées zigzagantes, et aux bords de la route, des traces de la guerre, des ruines, des maisons brûlées. Déjà quatre ans depuis 1945. Pour moi le temps ne passait pas vite. Ce jour-là mon rêve d’aller faire mes études en ville devint une réalité. La joie, la tristesse s’entremêlaient et s’estompèrent devant la désolation qui se déroulait sous mes pieds.

 

  Nous sommes arrivés à Cổ Lễ. C’était un des premiers portails de la ville qui accueillait le retour de ses citoyens dispersés. Il se trouvait au milieu de la route nationale entre Lạc Quần et Nam Định. J’y vis des marchands ambulants et des auberges. Des clients, des ‘voyageurs’ se bousculaient pour manger autour d’une table bancale. Au loin, la nef de la pagode était en partie effondrée et se dessinait sur le fond bleu du ciel. Il y avait quelques charrettes à bras au bord de la route. Des personnes chargeaient des tas de choses, des couvertures, des meubles, des nattes, des paniers… dans une fourgonnette, ou plutôt une épave. Juste à côté, une foule attendait pour acheter un ticket de transport. Nous fîmes de même. D’ici à Nam Định les véhicules pouvaient rouler d’un seul trait, malgré les nids de poule sur la route. Oh ! Quel bonheur ! Après si longtemps ce fut ce jour-là l’occasion pour moi de remonter dans un autocar qui sentait l’essence, le cambouis, mélangés à l’odeur du nước mắm, des saletés, sur le plancher noirci de sable et de gravier.

 

  Le bac de Nam Định était encombré. Il y avait partout des montagnes de gravats. Le terrain était plein d’épaves. Parmi des ruines, les murs des maisons, qui étaient encore debout, étaient criblés de balles. Des foules traversaient des obstacles et des détritus comme des fourmis. Nous dûmes les suivre en passant sur les gravats pour embarquer. En face, sur l’autre rive du fleuve Nam Định, le paysage n’était pas mieux. Je n’étais jamais venu ici avant mais devant cette désolation j’imaginais la gravité et les pertes causées par la guerre sans compter des pertes civiles. Le long du talus pierreux menant vers le bac, des objets abandonnés n’avaient pas été enlevés. Tout le monde s’occupa d’abord de se nourrir. Nous avons dû monter sur des barques et sauter de l’une à l’autre pour aller jusqu’au bac. Celui ci était trop chargé et encombré de sacs et de paniers. Il était remorqué par un gros câble  et tiré par cinq costauds qui marchaient à contre courant sur la rive. Ensuite, des marins ramaient, profitant de la force du courant pour atteindre l’autre rive. Quand le bac eut accosté, nous dûmes encore une fois sauter à travers des barques pour monter sur le bord du fleuve.

 

  Au centre de la ville Nam Định les ruines étaient partout. Le bitume était criblé de nids de poule formant des flaques d’eau par temps de pluie. Je regardais ce paysage avec indifférence. Tout à coup il me revint des rêves d’enfance, de la tristesse, mélangés aux souvenirs de la zone marécageuse. Je venais de perdre une chose fétiche que j’avais gardée depuis longtemps. A partir de ce moment il était impossible pour moi d’y revenir. Ma terre natale, pauvre et paisible sur l’autre rive, fut immergée et s’effaça à l’horizon. Devant moi il y avait une autre terre, une nouvelle vie qui bougeait et se métamorphosait suivant le rythme de l’urbanisme.  

 

  Il faisait nuit depuis longtemps. La ville ne dormait pas. Le long d’une avenue, des lampadaires, inclinés par les événements, jetaient de faibles rayons jaunes sur le bitume. Les banlieues étaient mal éclairées. Je m’allongeai en attendant le sommeil. De loin j’entendis le bruit d’un marchand ambulant nocturne, les roues de sa charrette s’écrasant sur le gravier. De temps en temps il vantait nonchalamment ses marchandises, en chantant, pour attirer des mangeurs noctambules.

 

  Je sombrai dans le sommeil dans une position négligée, sans le savoir, après une journée de déplacement. Tout à coup je fus réveillé par le bruit des tonneaux en tôle qui se cognaient. Il faisait encore nuit. Il y avait dans l’air, une odeur fétide et nauséabonde et elle prenait à la gorge. C’était l’heure du remplacement des conteneurs des latrines. Des chiens aboyaient et j’entendis le crissement de la charrette sur le bitume. Chaque fois que celle-ci s’arrêta j’entendis les tonneaux s’entrechoquer. Peu à peu, ces bruits s’estompèrent dans le lointain. Un garçon d’une dizaine d’années chanta  pour proposer sa marchandise:

 

  --- Du pain chaud ! Du pain au lait ! Du pain chaud et croqu.a..a…ant.

 

  Il cassait sa voix, tantôt aigue tantôt basse, comme un air musical. Il s’arrêta devant la maison. Quelqu’un ouvrit la porte, ils eurent une petite conversation. Puis silence total. Il recommença sa petite chanson en se faufilant et se perdant dans les petites ruelles  alentours.

 

  Je me levai et m’étirai, la tête un peu lourde à cause de cette odeur qui n’arrivait pas à se disperser. Le soleil projeta ses premiers rayons à travers la fenêtre annonçant une belle journée. Une nouvelle vie commençait. C’était le début de l’automne. Les arbres devant la véranda perdaient leurs feuilles, petit à petit. Dans la brise matinale flottaient les pans des robes multicolores de la jeunesse. Sur les trottoirs, dans la cour des écoles, résonnaient leurs pas et leurs rires. Une énergie débordante s’élevait parmi les ruines.

 

  Mon père avait reçu le décret lui indiquant sa nouvelle affectation. Il dut prendre l’avion pour y aller craignant que la route ne soit pas encore sécurisée. C’était la première fois que je voyais un avion Dakota blanc décoller sur l’aéroport de Nam Định. Il avança progressivement sur la piste. Le moteur tourna de plus en plus vite. Une rafale de vent s’abattit en arrière, projetant des cailloux et des graviers. Il décolla, fit un demi-cercle dans l’air, avant de s’orienter vers le Nord, vers Sơn Tây.

 

  Au début de 1950, après une demi-année scolaire je dus aller à Hanoï, suivant le programme de mon père, pour continuer mes études. De Sơn Tây à Hanoï la route nationale était sûre, il était très pratique, pour mon père, de faire la navette pour voir sa famille.

 

  C’était au milieu du printemps, un matin froid, j’accompagnais ma mère pour aller au quai d’embarquement. Cette fois je n’étais plus un campagnard. Je me sentais adulte dans une belle chemise, un pantalon gris et une paire de sandales en cuir brun foncé, portant une valise comme tant d’autres. Nous étions accompagnés par quelques proches.

 

  La chaloupe était longue d’une vingtaine de mètres et large de sept mètres. C’était un vieil engin dont la peinture blanche était jaunie et décollée, par ci par là, et la coque rongée par la rouille. Le bas était réservé pour les marchandises et les bêtes. De temps en temps on entendait le grognement des porcs, l’odeur de leurs déjections infestait l’air. L’étage supérieur était réservé aux passagers. Ma mère et moi occupions une place modeste dans un coin. Le moteur ronronnait, faisant trembler légèrement le bord. Quand tout le monde fut en place, on tira le petit pont en planches, à bord. Le moteur ronfla, la sirène siffla très fort, quelques longs coups et la chaloupe quitta progressivement le quai. Je me retournai pour regarder une dernière fois mes proches jusqu’à ce qu’ils disparaissent au loin dans la foule.

 

  Après un court trajet sur le fleuve Nam Định, la chaloupe entra dans le fleuve Rouge, le moteur augmenta sa puissance. Je me mis debout, à l’arrière, pour regarder deux grosses norias mécaniques, en bois, qui tournaient  pour faire avancer l’engin. Ils laissaient derrière une traînée de grosses vagues et de mousse blanche, projetées des palettes de bois, on aurait cru qu’un dragon poussait le bateau. La suie et la fumée, emportées par le vent, pénétraient dans les cabines. Sur les deux rives, la digue était haute, on ne voyait que des touffes de roseaux qui s’entremêlaient avec des herbes sauvages. Le bruit du moteur me berça. Quelqu’un eut le mal de mer. Il remonta en moi une nostalgie indescriptible. Au fond de la cabine je vis un couple bourgeois. Ils avaient environ une vingtaine d’années. Ils susurraient, les mains dans les mains. La jeune fille s’amusait en se caressant les cheveux et mettait une mèche entre ses dents, ses yeux fixaient son compagnon, elle avait l’air d’être amoureuse.  Ils envisageaient, peut être, leur avenir. Je me demandai comment il aurait été possible de prévoir si on avait encore été en ‘zone libérée’. Le ciel était gris et triste, des nuages bas nous poursuivaient, des oiseaux migrateurs passèrent au dessus du  fleuve et disparurent au loin dans la brume.

 

  La chaloupe arriva à Hanoï le soir, vers 21 heures. Du quai, des lampadaires jetaient une lumière jaune ocre, à travers la brume, sur la surface du fleuve. Dès que nous sommes montés sur le quai je vis mon frère et mon beau frère qui nous attendaient. Nous avons hélé un cyclo-pousse. Les trois roues, à chambre à air (signe de la vie moderne à l’époque) qui nous transportaient, roulaient silencieusement à travers les rues calmes, arborisées et bien éclairées. La brise nous caressait. Tout à coup j’inspirai d’un seul trait à pleins poumons. J’ai zdinh tê !! (Je suis entré).

 

  --- Hanoï ! Ma chère capitale ! Me voilà ! Mes rêves deviennent aujourd’hui  réalité.

 

  Le cyclo-pousse contourna des ruelles et s’arrêta devant une maison de ville à deux étages. Je vis le portail afficher N°111 Bà Triệu. En passant le seuil j’entendis un marchand ambulant chanter sa marchandise sur le carrefour tout près :

 

  --- Phở !!! Ph.ơ..ơ…ở….ơ !!!

 

  Il émana dans l’air une odeur de bouillon, de vinaigre, d’oignons… Qu’est-ce que ça sentait bon ! Au loin résonna le bruit de castagnettes d’une charrette de soupe de nouilles au milieu d’une rue très éclairée. Hanoï, capitale de la culture, dès le premier contact m’avait réservé beaucoup de mystères…