Une Vie Au Viet Nam(1934-1979)-Tome1

 

8-      Ephémère  *

 

   La Garnison Française dans la bourgade de Lạc Quần était, malgré elle, très influencée par les événements politiques de la vie quotidienne des citoyens. C’était un point stratégique pour des troupes françaises.

   A l’époque, sous le protectorat français, la responsabilité de la sécurité de toute la Préfecture et la Sous-préfecture de cette région, était assurée par un sous-lieutenant français appelé F.Alcoupe. Je ne sais pas depuis quand il était affecté à cette Garnison, peut être depuis très longtemps car il connaissait la région comme sa poche. Plutôt athlétique, la quarantaine, il avait deux enfants, Simone, la fille aînée, âgée de dix huit ans et Aymé, le fils cadet, plus âgé que moi de deux ans. Deux fois par semaine, tard dans l’après-midi, il avait l’habitude de se balader avec sa femme, les mains derrière le dos, accompagné d’un gros berger allemand, le long de la rue jusqu’au hameau des maisons sur pilotis et de rejoindre la Garnison vers l’heure du dîner. Simone était fiancée, elle sortait souvent avec son âme sœur, bras dessus bras dessous, très détendue. Aymé parlait vietnamien assez couramment. Une fois il était entré dans ma maison pour jouer avec moi juste au moment où ma mère préparait un court bouillon aux crabes. Par curiosité il observa tous ses gestes et parce que ma mère était en train de récupérer, avec une curette, tous les petits œufs de couleur rouge brique et jaune pour les réserver dans un bol,  il lui posa une question qui nous fit éclater de rire :

 

   --- Vous mangez des crabes et même leurs excréments ?

 

   Chaque jour, grâce au clairon qui retentissait dans la Garnison et dans la bourgade, on n’avait pas besoin de l’horloge pour connaître l’heure. A chaque moment un air différent : au réveil, au salut aux couleurs du matin et du soir, à midi… et à 21 heures, lorsque les lumières de la Garnison s’éteignaient. Le clairon, à chaque moment précis de la journée, devait sonner quatre fois, aux quatre coins. Mon subconscient a enregistré ces sonneries encore jusqu’à aujourd’hui !

 

   Si j’étais dans un profond sommeil et que je n’entends pas le clairon, j’étais réveillé par l’odeur forte des béliers, des brebis et de leurs petits, une trentaine… dont le propriétaire était monsieur F.Alcoupe. Tous les matins, un « soldat berger » faisait passer le troupeau dans la rue, devant ma maison, pour aller au cimetière, son pâturage. Le troupeau était déjà loin mais cette odeur persistait dans le vent et, sur le bitume de la route cantonale, les déjections de ces bêtes, des petites crottes noires de la taille d’une noisette, étaient éparpillées çà et là. Je regardais la façade de la boutique du pharmacien herboriste d’en face, en souriant, quand je comparais ses comprimés, séchés au soleil sur un plateau, avec ces crottes qui avaient une ressemblance trompeuse et dangereuse !

 

   Grâce à la présence de la Garnison, les gens de la bourgade avaient une vie tranquille, tandis que, dans les régions lointaines environnantes, des hold-up organisés n’étaient pas rares. C’est vrai qu’un dicton  dit : ‘Avoir faim, on mange en cachette. Dans la misère on prend des risques’. Plus tard, la vie fut difficile. Un hold-up ensanglanté eut lieu dans la boutique du pharmacien herboriste.

   Plusieurs hold-up aux alentours avaient créé un climat d’angoisse dans toute la bourgade. Quand la nuit tombait, toutes les maisons étaient fermées, renforcées par plusieurs loquets métalliques et par des meubles lourds calés derrière les portes. Des vénérables se réunirent avec l’intention d’organiser des tours de garde de nuit dans la bourgade. L’idée avait été bien reçue par tous les citoyens et surtout par les jeunes gens.

   Au milieu de la rue (route cantonale) il y avait un temple ancien, assurant le culte du génie de la bourgade. En dehors des grandes occasions il était souvent fermé. Les vénérables avaient demandé au sous-lieutenant F.Alcoupe et au Chef de la bourgade, la permission d’y ouvrir un poste de sécurité civile qui serait assurée par les citoyens. Cette demande avait été acceptée avec beaucoup d’encouragement. Depuis, le temple était ouvert jour et nuit. Une grande table et des chaises furent installées au milieu du hall d’entrée, sur la table étaient posées une pipe à eau et des petites tasses pour le thé. Tous les soirs, au soleil couchant, les équipes de garde faisaient un compte rendu de la nuit précédente et donnaient les mots de passe pour la nuit suivante. C’était aussi un point de rencontre pour parler, prendre une tasse de thé ou fumer une pipe de tabac…Grâce à ce poste de sécurité les citoyens se sentaient rassurés. Leurs sentiments et leurs comportements étaient devenus beaucoup plus chaleureux.

 

   C’était le mois de décembre lunaire. On se préparait pour le Nouvel An. C’était au tour de mon père et du Chef de la bourgade de monter la garde avec une équipe de jeunes gens. Tout le monde était sur le qui-vive car la fin de l’année était souvent une bonne occasion d’agir pour les malfaiteurs. A cette époque, il était interdit à qui que ce soit de posséder une arme à feu. Mais l’organisation de la garde de nuit avait été fortement encouragée par le Chef de la Garnison Française et il leur avait même prêté un fusil mousqueton, mais sans les munitions. Les armes habituelles de défense de l’équipe de garde étaient des bâtons, des grands couteaux, des poignards, des palanches et des instruments agricoles comme des râteaux, des bêches…Personne ne savait comment organiser une défense mais, grâce à l’union et au courage, on n’avait pas peur.

   On s’approchait du Tết. Il faisait un froid de canard. La nuit était bien noire. On ne pouvait rien discerner à moins de dix mètres. Il fallait les mots de passe pour se reconnaître. Vers 22 heures, l’équipe des jeunes fit sa ronde. De temps en temps la lueur d’une torche à pile éclairait des coins suspects. Mon père et le Chef de la bourgade attendaient dans le hall du temple. Au bout d’une demi-heure, un jeune homme courut en haletant vers le temple, il balbutia à bout de souffle:

 

   --- Aux vol..eurs ! Aux vol..eurs ! Ils en…cer…clent la phar…ma …cie ! Alerte ! Aler…te !

 

   Au moment où mon père posa sa tasse de thé sur la table, sans avoir le temps de la boire, on entendit un martèlement de pas précipités au dehors et on aperçut dans le noir une silhouette d’homme. Tout d’un coup, on entendit crier :

 

   --- Encercle-le ! Que personne ne s’échappe !

 

   Mais le jeune homme avait eu le temps de forcer la petite porte à côté du couloir pour sortir. Il cria :

 

   --- Aux vol..eurs ! Aux vol..eurs !

   On entendit un coup,  paff !! suivi de gémissements et du bruit de la chute d’un corps humain, au pied du mur clôturant le couloir du temple. A l’intérieur, mon père prit en hâte le bâton  pour frapper sur le gros tambour. La surface était plutôt large mais il n’arriva pas à frapper correctement, plus il visait le centre, plus il frappait le bord. Le gardien du temple était plus calme, il frappa fort sur le gong qui retentit dans toute la région. Le Chef de la bourgade aussi était calme. Il s’empara du fusil non chargé, posé dans un coin, il pointa le canon vers la porte d’entrée, là où on avait aperçu une silhouette, de sa voix tremblante, il cria de toutes ses forces en  reculant :

 

   --- Si tu entres… Je te… tue ! Je te… t..u…e… !

 

   Dehors il faisait noir comme de l’encre, De l’intérieur on ne voyait rien. Mais une voix  riposta:

 

   --- N’ayez pas peur ! C’est un faux fusil !

 

   Pendant ce temps, les jeunes gens qui faisaient la ronde furent mis au courant de la situation. Ils se précipitèrent pour informer la Garnison. Immédiatement le clairon d’alerte retentit en salve. Une troupe de soldats se précipita au  fond de la rue suivi par des rafales de mitraillettes. Une voix cria :

 

   --- Ce sont des pétards ! Ce  ne sont pas des fusils !

 

   La venue des soldats avait donné du courage aux jeunes gens qui enflammèrent des torches pour éclairer la zone concernée. Les malfaiteurs savaient bien qu’ils n’arriveraient pas à lutter contre les fusils, ils crièrent ‘sauve qui peut’, mais c’était trop tard. Déjà devant la porte du temple, l’un d’entre eux était allongé et tenait sa jambe cassée en grimaçant. Ses complices qui encerclaient le temple filèrent par un sentier qui se trouvait derrière. En entendant le clairon et les rafales de tir, mon père et le Chef de la bourgade, furent rassurés. Ils sortirent en se précipitant vers la pharmacie. A la lueur des torches ils virent deux cadavres allongés devant la façade. Sur la toiture de la pharmacie monsieur F.Alcoupe luttait, corps à corps, avec un malfaiteur. Il a reçu un coup de fourche sur son épaule et avait failli perdre l’équilibre. Grâce à son uniforme bien épais il n’avait pas été blessé. Avec une rapidité étonnante et beaucoup de précision, il lança sa baïonnette directement dans le ventre de son adversaire. Celui-ci tomba à genoux,  pressa ses mains sur sa blessure en gémissant et tomba sur le pavé. Rassuré par une situation assez claire mon père fonça dans la pharmacie. Il y avait des tâches de sang sur tout le plancher. Toute la famille du pharmacien herboriste était ligotée sur des chaises. Ils avaient donné des coups de marteau sur la tête de sa femme pour qu’elle leur montre où se trouvait le coffre. Ses cheveux, son visage et tous ses vêtements étaient tâchés de sang. Heureusement, ils n’avaient pas eu le temps de voler quoi que ce soit. Quant au jeune homme qui avait donné l’alerte en courant au temple, pauvre garçon ! Il avait reçu un coup de couteau sur le front. Il était tombé et avait perdu connaissance au pied du mur du temple. Plus tard, quand il fut bien rétabli en rentrant de l’hôpital, il porta, avec beaucoup de fierté, une longue cicatrice sur le front.

   Le lendemain, de bonne heure, en ouvrant la porte d’entrée ma mère tremblait encore de peur. Elle fut sidérée en découvrant deux personnes encore vivantes allongées sous la véranda dans une mare de sang déjà coagulé, encerclée de fourmis. Une personne avait la tête posée sur le seuil de la porte et gémissait. L’autre soulevait une anse intestinale sortie de son ventre en hochant la tête et en grinçant les dents, il balbutia à bout de souffle :

 

   --- J’ai vu.. un chat noir.. traver..ser la route, j’ai dit que.. c’était un mauvais pré..sage. Per..sonne ne m’a pas é ..cou..té !!

 

   Touchée, ma mère leur apporta deux tasses de thé chaud. Vers midi ils furent transportés à l’hôpital sur une charrette. En les voyant s’éloigner ma mère hocha la tête en se demandant si on pourrait encore les sauver? En même temps on chargea, sur une autre charrette, des corps sans vie afin de les enterrer.

 

   Le fait que la pharmacie avait été attaquée par un groupe de cambrioleurs devint un sujet important de conversation, pendant une semaine. Le sujet était tellement intéressant que quelqu’un prétendit même être au courant de tous les projets de ces malfaiteurs, de leurs noms et de leurs régions…comme s’il était un des leurs ! Mais avec le temps, tout s’oublie. Les citoyens revinrent au fur et à mesure à leurs occupations quotidiennes dont les problèmes avaient l’air de plus en plus préoccupant.

 

   Sur le plateau alimentaire familial, la viande et le poisson devenaient rares. Même le riz dans la marmite avait diminué  et alternait avec des patates, du manioc ou du maïs pour remplir l’estomac. A cette époque j’avais huit ans et je ne me rendais pas compte de la situation. De plus j’étais heureux de manger des choses inhabituelles, sans savoir que mes parents vivaient toujours dans l’angoisse, mangeaient mal et dormaient mal. Pour se remplir l’estomac sans riz, des gens inventaient beaucoup de recettes bizarres. Je ne savais pas où mon père en avait appris une, il me dit que la meilleure façon de lutter contre la faim était de manger de la paille ! Comme des buffles ! Il faut découper, hacher de la paille en miettes et la mettre sur le feu pour qu’elle soit croquante. Il faut la piler ensuite dans un mortier pour la transformer en une sorte de poudre et pour la mélanger avec du riz cuit. Finalement il faut en faire des boulettes. On  mange les boulettes trempées dans du sel et on mâche lentement en buvant beaucoup d’eau. Avec une seule boulette on pouvait résister toute une journée. Il appelait ça ‘la restriction céréalière’. En l’écoutant je trouvais que c’était une mesure géniale. Mais jamais je ne l’ai jamais vu se réaliser.

   Les rumeurs de la deuxième guerre mondiale, via la presse, qui nous parvenaient  de Nam Định, étaient de plus en plus préoccupantes. Les journaux, qui nous étaient envoyés par autocars, étaient rares. Et il fallait attendre un ou deux jours, parfois on n’avait aucune nouvelle durant une semaine. Dans un coin perdu comme notre bourgade, quand les journaux arrivaient, on se précipitait pour s’en procurer un, puis le journal passait de main en main. On avait tout son temps pour lire, même les publicités. Des batailles très dures entre les Puissances de l’Axe (Allemagne, Japon et Italie) et les Alliés (Les Etats Unis, La France, L’Angleterre et la Russie) étaient des sujets très chauds à analyser et à débattre entre les vénérables autour d’une tasse de thé ou d’une pipe à eau. Mais une fois rentré chez eux, ces sujets retombaient dans l’oubli, considérés comme des problèmes qui ne les concernaient pas. La rizière, le jardin, la bourgade, la terre… c’est ça qui les concernait et ça n’avait rien à voir avec la guerre mondiale !

   C’est vrai que ça n’avait rien à voir, le Delta du Fleuve Rouge et du Fleuve Ninh Cơ, comparé aux villes de Nam Định et de Hà Nội est une terre lointaine, perdue au bord de la mer. Les citoyens travaillaient toute l’année, avec leurs bêtes de somme. Tout ce qu’ils souhaitaient, c’était un climat convenable pour les travaux des champs et leurs récoltes. Quel que soit le gouvernement, ils étaient toujours des gouvernés, des victimes. Ils ne désiraient qu’une seule chose, qu’on les laisse exercer tranquillement leurs métiers. Malheureusement la vie n’est pas si simple ainsi qu’ils le virent. Un beau jour, au réveil, ils assistèrent à des changements douloureux dus aux événements. Tout ce qu’ils avaient construit pendant toute leur vie disparut. Des règlements, venant d’ailleurs, les obligèrent à accepter les bouleversements, en baissant la tête. Ils pensaient à leur destin minable, chaque fois qu’ils se retournaient pour regarder la Garnison dont le drapeau avait changé de nombreuses fois de couleurs !

   Ce jour-là est déjà loin. Je rajustai sur mon épaule ma trousse de paille en bandoulière contenant quelques lambeaux de vêtements. Avant de quitter le lieu je me retournai pour regarder une dernière fois la bourgade. Oh ! Tous mes souvenirs d’enfance ! Lạc Quần était réduit en un tas de ruines… sans âme !