Une Vie Au VietNam (1934-1979)-Tome1
9- LA FAMINE DE 1944 *
Il fait froid aujourd’hui. Nous sommes au mois d’Août, pourtant le ciel est voilé et la bise se lève. Devant mon appartement les arbres se balancent en soupirant. On se croirait à Dalat. Je jette un coup d’œil sur le calendrier accroché au mur et je sursaute, le temps passe vraiment trop vite. Déjà le mois de Juillet lunaire! Dans le Nord de mon pays natal, il pleut sans arrêt à cette époque. La crue d’Automne devrait être très forte, la pleine lune est dans cinq jours. Je me sens rongé de nostalgie en regardant des gens tournoyant autour de moi avec indifférence. Au milieu de la société moderne, bousculée par la concurrence, je me sens complètement oublié dans la solitude.
En cette saison, là-bas, on préparait dans les temples et dans les pagodes la Cérémonie de Rédemption pour les âmes errantes. C’était une belle tradition où les gens leur présentaient des offrandes. Je crois toujours à une vie après la mort et à l’au-delà. Entre les âmes des morts et les vivants je crois qu’il subsiste quelque chose, bien que ce soit presque impalpable. Partout dans les temples, dans les pagodes, au pied d’un arbre séculaire ou au bord d’un chemin tournant… montaient de la fumée et du parfum des baguettes d’encens pour en témoigner.
Dans des familles riches, les cérémonies duraient une dizaine de jours et étaient souvent dirigées par un moine, ou par un bonze, avec sa trousse d’accessoires de crécelle et de clochettes qui résonnaient jour et nuit. Ma mère organisait une cérémonie plus simple mais avec beaucoup de respect et de solennité. Chaque année en cette saison elle faisait cuire du riz gluant, du court bouillon sucré et de la soupe de riz. Elle en mettait abondamment dans des bols rangés sur une grande table, au milieu de la cour pavée, accompagnés de fruits de toutes sortes. Après avoir allumé des baguettes d’encens piquées dans un bol de riz, elle étalait une natte en jonc juste à côté. Très solennelle dans sa tunique blanche elle s’agenouillait, les mains jointes devant son buste pour saluer les quatre points cardinaux en récitant des prières. J’étais à ses côtés. Malgré mon très jeune âge, je pouvais deviner la signification et l’importance de la cérémonie de la pleine lune du mois de Juillet lunaire. Elle priait la Rédemption non seulement pour ses proches disparus mais aussi pour toutes les âmes errantes.
Le soir quand les lampes étaient allumées et après le dîner, j’emmenais mes petits voisins à la pagode pour assister à la cérémonie. La pagode Lạc Quần était à côté de la route cantonale dont la surface bitumée était accidentée et pleine de nids de poule. Juste en face de la pagode il y avait la Garnison Française. Pour aller à la pagode on devait contourner un petit étang plein de lotus afin d’atteindre le grand portique à trois étages appelé Tam Quan (trois portes). Une grande cloche en bronze était suspendue au troisième étage. Ici vivaient une dizaine de bonzesses d’environ vingt-cinq ans. La bonzesse mère était âgée de soixante ans. Grâce à un régime végétalien draconien, pendant toute leur vie, elles affichaient une santé florissante et une énergie débordante.
A cette époque, le gouvernement organisait dans des zones rurales perdues, des cours d’alphabétisation pour aider les gens à lire et écrire. Etant instituteur du village, mon père devait évidemment cumuler deux fonctions, Chef de la Jeunesse du village et Maître des cours populaires. Ces cours étaient organisés dans la pagode après le dîner, c’était très pratique pour les agriculteurs qui pouvaient venir après les travaux des champs. Les jeunes bonzesses pouvaient aussi y assister facilement. Elles avaient beaucoup plus de temps que les femmes mariées et elles apprenaient et maîtrisaient très vite la langue nationale vietnamienne. Plusieurs fois j’ai accompagné mon père pour assister à son cours.
Sous la lueur des lampes à l’huile et des bougies, sur un tableau noir et à l’aide d’un morceau de craie il enseignait lentement, clairement tout en écrivant lettre par lettre, syllabe par syllabe. Chaque fois il tapait sa longue règle sur la table, la foule devant lui, assise, ou debout, répétait d’une seule voix, la lettre ou le mot indiqué. Des messieurs âgés aux cheveux blancs jusqu’aux gardiens de buffles encore adolescents, des femmes âgées aux bonzesses… tout le monde se concentrait dans ses études, les yeux brillants et grands ouverts, le visage rayonnant.
Mon père était absorbé par son amour du travail et par sa responsabilité car cette nouvelle méthode pédagogique lui donnait beaucoup de plaisir. Je partageais sa joie dans une ambiance de communication et d’intimité. Grâce à ces moments rares je pu avoir l’occasion de bien connaître la vie des bonzesses et leurs activités quotidiennes. En dehors des moments de Zen et de prières de chaque jour elles devaient s’occuper du jardinage et des travaux lourds, pour cultiver le riz, dans un but d’autonomie. Derrière la pagode je voyais évidemment des instruments agricoles, un moulin de paddy, un pilon de riz et son mortier, des ustensiles divers en bambou, des tamis de toutes sortes et de toutes dimensions. Je me baladais d’une salle à l’autre du réfectoire, les meubles y étaient très simples et rudimentaires, quelques tabourets en bois, quelques lits en bambou… J’étais enveloppé dans le parfum d’encens mêlé à l’odeur des fleurs des noisetiers d’arec, plantés en rangs, devant et le long de la véranda. Soir après soir, au coucher du soleil, au moment où les volailles rentraient dans leur poulailler on entendait la grande cloche de la pagode sonner en salve. La résonance qui se propageait dans le vent s’harmonisait avec la musique du sifflet d’un cerf-volant dans le lointain. Dans ces moments, je m’asseyais seul sous la véranda de ma maison, sans joie ni tristesse, pour sentir le calme de la nuit tombante à la campagne qui s’imprégnait doucement dans mon corps et mon âme.
Entre 1944-1945 j’avais dix ans. C’était la période culminante de la deuxième guerre mondiale. L’Indochine était frappée de plein fouet. Le transport des marchandises et des denrées de toutes sortes était bloqué. Il y avait donc pénurie et rupture de stock dans tout le pays. Au Nord, le climat était perturbé et devenait aride. La récolte était nulle. On était au mois de Mars lunaire, pourtant le froid persistait. Des buffles, des bœufs mouraient gelés au milieu des champs. Une énorme quantité de riz fut confisquée par les Forces de l’Axe pour nourrir les troupes japonaises. Le transport du riz du Sud vers le Nord était bloqué, faute de moyens. Nous, les campagnards et les agriculteurs, on ne comprenait rien. Ma mère disait que sur la carte le Viet Nam avait la forme de deux gros paniers de riz suspendus aux deux bouts d’une palanche, ainsi on ne pouvait pas mourir de faim. Moi, je voulais bien y croire surtout quand je regardais autour de moi où rien n’avait changé car j’avais toujours et régulièrement mes portions quotidiennes. Mais j’avais constaté une chose. Dans la campagne au lieu de cultiver le paddy on cultivait partout même le long des routes cantonales, le long des bords des sentiers une sorte de plante appelée cây đay (rotang) dont la hauteur maximale est entre deux à trois mètres. Son écorce est très résistante utilisée en filature tressée comme une corde. Il y en avait tellement que quand j’entrais dans le village pour chercher mon copain ma vue était limitée par des forêts de cây đay qui me cachait le chemin. On me disait que les Fascistes japonais avaient besoins beaucoup de sacs (tissés par cette écorce) pour transporter le riz pour nourrir leurs troupes. C’est pourquoi on devait en planter beaucoup, confectionner beaucoup de sacs pour en fournir aux japonais ! Drôle de situation ! Les occupés devaient fournir aux envahisseurs tous ce qu’ils demandaient !
Heureusement à cette époque j’avais un grand copain Phạm Đình Chấn. Nous étions proches parce que nos caractères, nos sentiments et nos comportements se ressemblaient. Il était le fils cadet de monsieur Bảo, après ses deux sœurs. Cet homme âgé était fort en médecine traditionnelle. Chaque jour il quittait le village, un parapluie sous le bras, pour aller chez le pharmacien herboriste, pour examiner quelques malades et leur rédiger quelques ordonnances. Dans ses moments de loisirs il passait voir mon père et parler avec lui. De temps à autre il tressait avec ses deux doigts les pointes de ses moustaches. Dans la conversation il avait un tic verbal et prononçait très souvent : ‘en fin de compte’. Quand mon père parlait de lui avec moi il rigolait en l’appelant monsieur ‘en fin de compte’ !
Pour aller voir Chấn je devais traverser une ruelle qui était boueuse à chaque pluie. Ensuite je suivais un sentier pavé de gros blocs de pierre qui menait jusqu’au village. Je zigzaguais en passant devant le grand portique de la Maison Communale ombragée, les autels de culte des ancêtres des Trần, des Phạm et des Đỗ. Chấn avait l’habitude de s’amuser en pointant du doigt ces trois autels et dit en rigolant :
--- Les Trần accaparent les Đỗ. Les Đỗ amassent les Phạm.
--- Et les Phạm ? Ils seraient dominés par les deux autres ?
Chấn souriait en clignant des yeux sans rien dire. Le chemin qui menait à la maison de Chấn était bordé d’étangs. Devant la Maison Communale, les autels, les maisons il y avait de grands étangs scintillants qui me donnaient l’impression de marcher sur la surface d’un miroir géant. Mon image inversée s’effaçait à chaque coup de vent avec celles des toitures et de la verdure. La maison du Chef du village, monsieur chỉ Tiêu était la plus grande et la plus belle. Sa maison était construite au milieu d’un étang, peut-être pour décourager les cambrioleurs. Il y avait un seul chemin qui, pavé de gros blocs de pierre, menait jusqu’au portique toujours fermé et verrouillé. La muraille et la verdure qui l’encerclaient laissaient entrevoir une toiture en tuiles rouges. Vue de loin, on aurait dit une maison flottante. Après quelques virages encore, on tombait sur un sentier en pleine terre. A partir de là et jusqu’à la maison de Chấn, le chemin était bordé d’herbes sauvages et accidenté par des trous creusés par la marche des buffles. Les empreintes de leurs sabots bifides étaient encore visibles sur la terre séchée. Par ci par là étaient éparpillés quelques tas de bouse de buffle. Le mélange des odeurs de la bouse, de l’humidité, des herbes sauvages et du paddy des rizières, apporté par le vent, donnait une atmosphère très caractéristique de la campagne. Après avoir contourné un poste de garde et traversé un petit pont en planche je continuais à marcher sur deux cents mètres, le portique de la maison de Chấn était au virage, à droite.
La maison de Chấn se situait au bout du village, entourée par des rizières. Je pourrais la décrire en détails, les yeux fermés, car elle avait été notre premier domicile provisoire après que la maison de mes parents ait été détruite, à cause de la stratégie inhumaine et brutale ‘tiêu thổ kháng chiến’( terre brûlée) de Hồ chí Minh et de son Parti Communiste dans la lutte contre la colonisation française.
J’aime et je respecte les maisons anciennes sans tenir compte de leur belle ou mauvaise structure, de leur pauvreté ou leur richesse. Ce respect relève de son transfert de génération en génération. En y entrant je me sens enveloppé dans une ambiance chaleureuse. J’ai l’impression que tout,… les poutres, les mortaises, les meubles jusqu’aux blocs de pierre et de briques, …a une âme. Ces maisons me racontent le travail, les difficultés et les récompenses de leurs propriétaires. Elles sont le témoignage de la présence des anciennes générations et de la continuité filiale laborieuse assurée après par leurs descendants. Cette notion sacrée était la chose la plus précieuse de chaque famille. Si on était humain on la respectait et on n’y touchait pas. Hồ Chí Minh et son Parti, qui ont abusé de leurs pouvoirs et de leurs fonctions pour mettre à mort cette tradition familiale pendant un demi-siècle, devraient être poursuivis devant le Tribunal International pour leur crime de génocide. Les citoyens les plus ignorants ne pourraient pas dire qu’ils ne l’ont pas vu.
Les activités quotidiennes des citoyens pendant la guerre mondiale avaient aussi changé. D’habitude, quand je venais chez Chấn je voyais sa sœur occupée soit à la filature de coton, soit par le tissage de la soie, soit par le moulin de paddy ou par le pilonnage du riz. Mais pendant la guerre je la voyais toute la journée occupée à tresser des ficelles d’écorce de rotang.
Cette écorce, une fois épluchée, doit être aérée et étirée en ficelles grosses comme un cure-dent. Ces ficelles étaient rangées en bottes et étaient tressées ficelle par ficelle, l’une à son amont l’autre à son aval. Sa sœur était assise sur le plancher en terre battue. Elle tressait ces ficelles en une autre plus grosse, plus homogène et plus solide. Quand la ficelle avait une longueur convenable elle montait sur un tabouret pour l’enfiler en un cercle autour d’une poutrelle de bambou avant de la tirer pour mettre l’extrémité dans un panier vide, en bas. Elle s’asseyait à nouveau sur le plancher et continuait le tressage. La ficelle s’enroulait, au fur et à mesure, dans le panier, en une quenouille. Ainsi le travail continuait toute la journée, c’était simple mais ennuyeux par rapport à ceux qu’elle effectuait avant. Ses mains devenaient calleuses. Elle n’était pas la seule. Dans toute la région, c’était le travail de l’époque.
La tige du rotang est droite, une fois son écorce enlevée elle est légère et blanche comme de l’ivoire. Chấn et moi nous aimions la tailler en épée. Un jour, Nous nous fixâmes des barbes d’épis de maïs autours de la bouche et sur le menton, comme des barbus et nous nous sommes amusés à imiter les comédiens traditionnels d’opéra au combat. Au soleil couchant, on se balada dans des rizières séchées pour attraper des sauterelles. Rentrés à la maison on en donna au merle. On a vu une myriade de libellules qui voltigeaient dans un coin de la cour pavée. Leurs corps jaunes scintillaient sous les rayons du soir. Leurs ailes transparentes s’abandonnaient au gré du vent pour planer, tournoyer devant la véranda. C’était pour nous deux une belle occasion de se servir de notre épée en tranchant à droite et à gauche. Au bout d’un bon moment une vingtaine d’insectes abattus étaient éparpillées par terre, les uns décapités, les autres la queue ou les ailes cassées… On se précipita pour les ramasser afin d’en donner au merle dans sa cage. Une nuée de moineaux envieux, effrayés, se cachèrent sous les feuillages du jaquier au fond du jardin en poussant des cris de crécelle.
Avant la ‘lutte de la terre brûlée’, sur le lopin de terre derrière la maison et au bord du Fleuve Ninh Cơ, ma mère plantait beaucoup de légumes : de la moutarde, des choux cuillères, des choux raves, des navets blancs, des salades et des aubergines…Les jeunes feuilles de moutarde se consommaient cuites avec des poissons ou trempées dans de la sauce de soja. Plus mûres elles étaient lavées et déshydratées au soleil avant d’être salées. Au bout de cinq jours elles avaient un goût aigre doux et se mangeaient avec du lard cuit, ça monte au nez ! Les feuilles de moutarde trop mûres étaient lavées, salées et pressées, elles se conservaient pendant toute l’année. De la même façon ma mère conservait toutes sortes de légumes pour en consommer toute l’année : moutarde, chou blanc, oignon, aubergine, concombre… Sous la véranda et le long du couloir menant au bord du fleuve étaient rangées des jarres de légumes, conservés selon les espèces, sans compter un bocal de yaourt de riz. Les pieds de porc mijotés avec du yaourt, du galanga, du vin de riz et du vinaigre sont une spécialité des gens du Nord. Chaque année à l’approche du Tết, en dehors du bánh chưng (gâteau de riz) ma mère faisait du riz gluant pressé, une spécialité de Bắc Ninh. Celle-ci sent très bon et a une couleur violette d’œillets.
Je pense beaucoup à ma mère, non pas à travers la gourmandise, mais grâce à mes souvenirs d’enfance. Je ne trouverai jamais ailleurs les spécialités, innombrables concoctées par ma mère. Pour chacune d’elles il y avait une circonstance différente qui me rappelle sa silhouette, ses gestes, sa voix…Ce sont des souvenirs indescriptibles et inoubliables.
On s’approchait du Tết. Dans toutes les familles on préparait la fête, on décorait la maison… Ma mère était allée au marché près du bac pour chercher tout ce qui est nécessaire et indispensable pour trois jours. De retour, elle se plaignit d’une ambiance angoissante et triste. Il manquait beaucoup de choses, même des fleurs de pêcher et d’abricotier ne se trouvaient plus. En revanche on voyait des mendiants partout. Elle se résigna à récupérer quelques productions du jardin. A sa surprise, tous les légumes avaient été déterrés et volés. Le jardin de sa voisine avait subi le même sort. Elles se consolèrent en disant que peut-être dans le malheur il y aurait du bonheur !
Les trois jours du Tết passèrent dans une ambiance morose, maussade. On n’entendit aucun pétard. Les villageois venant nous présenter leurs vœux s’inquiétaient de leurs récoltes. D’une part il y avait pénurie de semence, d’autre part le climat atmosphérique était trop aride, trop froid. Des bêtes de somme mouraient au milieu des champs. Dans les rizières la terre était craquelée. A la maison le riz manquait. Ma mère devait rajouter des tranches de patate sèche ou du maïs aux portions quotidiennes. A un moment donné, même le maïs et les patates manquèrent. On a dû se contenter de soupe de riz salée. Ce printemps-là, ma belle-sœur était enceinte. Elle avait besoin de beaucoup d’énergie pour son futur enfant. Toute la famille a dû se résigner à lui laisser sa portion de soupe et se contenter d’une portion de substitut : Une soupe de son. En mangeant, ma belle-sœur regardait tout le monde, le visage plein de larmes. Normalement le son de riz était réservé pour nourrir les volailles. Mon père disait que l’homme survive d’abord. Ainsi les volailles étaient sacrifiées l’un après l’autre. Mais elles étaient trop maigres, n’avaient que la peau sur les os. Alors ma mère devait les faire mijoter avec beaucoup d’eau pour récupérer un peu de jus qui sera servi avec de la soupe de son. Celle-ci était un peu aigre et difficile à avaler. Elle changea de recette en faisant sauter le son dans une poêle avant d’ajouter un peu de sucre, ça donnait un goût du biscuit mais après on avait très soif !
Tous les jours j’accompagnais mon père pour aller à l’école. Cette année-là quand nous passâmes à travers le marché je fus frappé par une chose inoubliable qui se déroulait devant nous. Un nombre important de gens affamés, inconnus de la bourgade, traînaient leur corps squelettique, le long de la rue et autour du marché, dans l’espoir de trouver quelque chose à manger. Ils marchaient, vacillant, le regard dans le vide, les yeux rentrés dans les orbites. On sentait l’odeur de leur corps à trois mètres. Ils tendaient leurs bras atrophiés en demandant qu’on leur donne à manger. L’un d’eux vit une femme avec un brin de légume sorti de son panier, il plongea sa main dedans pour prendre quelques feuilles et les enfourna dans sa bouche. Il les mâcha et les avala. Un autre tenta de faire la même chose avec une autre femme, mais celle-ci l’a écarté, il tomba par terre comme une momie sans pouvoir se redresser. Il resta allongé immobile, son ventre respirait péniblement comme s’il attendait la mort. Dans un coin du marché, une femme dont la peau était collée aux os, était assise par terre, le dos contre la marche de la véranda. Elle était à bout de souffle. D’une main elle tenait une tête de poisson pourrie et la suçait de temps en temps, de l’autre elle n’avait plus de force pour soutenir son bébé. Celui-ci était trop maigre. Il ne bougeait pas sauf sa tête posée sur la cuisse de sa mère. Les mouches voltigeaient autour d’eux et se posaient sur leur bouche, leurs yeux. Tout d’un coup, une coulée de matière fécale où je voyais des grains de maïs mal digérés glissa entre les cuisses de l’enfant. Un jeune garçon, qui paraissait avoir encore quelques forces, se précipita dessus pour récupérer cette masse pâteuse dans sa cannette métallique. Il s’efforça de se traîner vers le bord du fleuve…près du bac.
Quand nous étions arrivés à l’école, mon père demanda d’une voix triste à ses élèves de l’aider dans l’organisation de la distribution des vivres aux plus démunis. A cette époque monsieur Trần Trọng Kim était le Premier Ministre de l’Empereur Bảo Đại. La famine faisait rage dans le Nord dans tous les deltas du Fleuve Rouge et du Fleuve Nam Định. Une grande quantité de céréales et de fruits secs était distribuée jusqu’au fin fond des zones rurales. Le bureau de la jeunesse du village était confisqué pour être utilisé comme lieu de stockage. La porte était fermée à clé et scellée avec la signature de mon père. La garde était assurée par la jeunesse du village. Tous les jours, sous l’assistance des responsables, mon père faisait sortir une quantité de vivre nécessaire et suffisante. Il appelait les bonzesses à son aide. Celles-ci s’occupaient de la cuisson du riz, des patates, des fruits secs et du manioc. Une fois cuit, le riz était pressé en plusieurs boules, comme portions individuelles, associés aux fruits secs, aux épis et aux tubercules. Deux fois par jours chaque élève portait sur son flanc un panier plein de vivre pour en distribuer aux gens affamés dans la rue. Ceux-ci devenaient jour après jour de plus en plus nombreux égarés dans tous les coins. L’odeur puante qui émanait dans l’air était à la limite du supportable. La distribution se déroulait tranquillement. Malheureusement, à la longue, la pénurie du ravitaillement était inévitable. Des gens affamés s’étaient allongés, éparpillés le long de la rue, sur le trottoir, et sur le marché. La boule de riz partiellement entamée était tombée à leurs côtés, engloutie par des fourmis et des mouches. Leur bouche étaient largement ouvertes et leurs yeux grands ouverts, fixés dans le vide. Quand leurs ventres ne respiraient plus on savait bien alors qu’ils étaient morts !
Chaque jour, de très bonne heure, une charrette tirée par deux hommes roulait très lentement le long de la rue, autour du marché. Le craquement des roues sur les cailloux du bitume évoquait beaucoup de tristesse. On ramassait des cadavres, les chargeait sur le véhicule et les recouvrait d’une couche de chaux vive. La blancheur de la mort était partout. Des corps étaient entassés les uns sur les autres, des jambes et des bras, qui débordaient du bord du véhicule, se balançaient dans le vide au roulement des roues. La charrette funèbre avançait seule, lentement, accompagnée par une myriade de mouches qui voltigeaient tout autour jusqu’au fond du cimetière du village…
La famine a duré six mois. Les premières victimes étaient mortes. Les survivants devaient continuer à lutter contre la faim. Il fallait chercher à se remplir l’estomac au jour le jour. Sur les rizières, dans les jardins, tout ce qui était mangeable fut mâché, tout ce qui était détachable fut cueilli, tout ce qui était sous terre et mangeable fut déterré sans savoir à qui ça appartenait. Il était impossible de trouver un rat ou une souris. On ne trouvait plus de petits crabes dans les rizières. Les plantes de toutes sortes ont été ravagées à cause de la faim, leurs jeunes pousses étaient cueillies et mangées. Il ne restait que les herbes sauvages qui elles aussi étaient jaunies et ratatinées. Les aspects cauchemardesques créés par la faim régnaient partout. On cherchait à manger n’importe quoi. Des on-dit sur le cannibalisme devenaient pour moi une obsession permanente.
Le gouvernement, à l’époque, non seulement devait aider le peuple à lutter contre la faim mais devait aider également les agriculteurs à sauvegarder les futures récoltes. C’est pourquoi une grande quantité de semence de paddy fut transportée à Lạc Quần. Une fois garnies de semence, ces rizières devaient être surveillées et protégées jour et nuit. Mon frère, avec un groupe de jeunes voisins, s’était vu confier cette responsabilité. Ils devaient prendre en charge des rizières de semence de Nghĩa Xá, un village voisin. Il avertit mon père que la garde des rizières ne causait aucun problème. En revanche, il y avait un autre problème bien plus important qui l’inquiétait. J’avais déjà entendu parler vaguement de quelques cas de cannibalisme. Cette fois c’était mon frère et son groupe qui se chargèrent de l’enquête.
A côté du pont de Nghĩa Xá il y avait une hutte misérable comme tant d’autres. En approchant, mon frère sentit dans l’air une odeur de cuisson grasse. Il poussa une planche de bambou tressé. Il faisait noir à l’intérieur. De là on sentait dans l’air une odeur puante. Il attendit que sa vue s’adapte à l’obscurité et il vit que la hutte était vide. Au fond et dans un coin était assise une femme d’une trentaine d’années. Celle-ci était grosse et sa peau était jaunie et gonflée. En voyant entrer des inconnus elle les regarda avec des yeux hagards. Devant elle il y avait une grande marmite sur le feu. De la vapeur s’échappait du couvercle. La femme n’eut aucune réaction. Mon frère s’approcha et enleva le couvercle. Tout le monde sursauta les yeux écarquillés. Mon Dieu ! Un pied de bébé était en train de trembloter sur une masse d’écume jaunâtre. Un lambeau de peau était parti, laissant à découvert des tendons et des cartilages blancs. On découvrit ensuite deux crânes d’enfant enfouis dans la cendre et camouflés par des morceaux de chiffons cramoisis et fétides. Le groupe de jeunes réalisa qu’il y avait deux choses urgentes à faire : Etablir un constat avant de confier cette femme au pouvoir local dans l’attente d’un jugement et ensevelir ces petites victimes.
Je n’ai pas su la suite de cette histoire abominable mais depuis, le cannibalisme me hanta. Mon père évidemment fut inquiet quand il m’envoya faire mes études à Hành Thiện, notre village natal, à côté de la Préfecture. De la bourgade Lạc Quần je devais aller à pied sur dix kilomètres, accompagné par chú Chiểu, qui était armé d’une palanche pour me protéger. Le long de la route cantonale je rencontrais de temps à autre le cadavre d’un bébé gisant au bord du chemin depuis longtemps. Ils étaient très maigres, avec le ventre ballonné, dans un état de putréfaction avancée, dévorés par les fourmis et les mouches. Ils avaient été abandonnés par leur mère à bout de souffle. Cette situation douloureuse se produisit dans tout le delta du Nord VietNam. Une fois mon père revint de Nam Định dans un autocar pendant la nuit. Plusieurs fois le chauffeur dut arrêter son véhicule, à cause d’innombrables silhouettes humaines qui faisaient obstacles à son passage, sous la lumière tamisée de la lune, mais lorsqu’il ouvrait la portière et descendait il ne voyait plus personne. Etait-ce des âmes errantes ?
Aujourd’hui je pense beaucoup à l’homme et à ses deux ennemis principaux : la faim et la guerre. Sous de beaux mots l’homme se permet des méthodes inhumaines pour s’entretuer. Je suis heureux d’être un homme mais j’ai peur des hommes et quelque fois…quelque soupçon sur moi-même.