Une Vie Au Viet Nam (1934-1979)-Tome1

 

                       10- L’AUTOMNE 1945  *

 

   La famine en 1944 avait affaibli, épuisé les citoyens survivants dans les deltas du Fleuve Rouge et du Fleuve Ninh Cơ. Ils étaient comme des malades après une épidémie qui aurait ravagé toute la région. Leur organisme, encore fragile, nécessitait une convalescence fortifiée par toute une gamme de vitamines. La Révolution Générale du 19-8-1945 des Việt Minh (Communistes) s’était déclenchée au bon moment. Elle pourrait être comparée à une sorte de liqueur d’alcool donnée à la jeunesse qui hésitait à s’engager. Il y avait les activités scolaires abandonnées à mi-chemin, le manque de formation qui empêchait d’avoir un emploi, et les rizières en friche qui manquaient de main d’œuvre. Il ne restait pour des jeunes Vietnamiens qu’une voie à suivre, c’était le chemin de la lutte armée pour l’Indépendance lancée par les Việt Minh contre les Forces Colonialistes Françaises et les Forces Fascistes Japonaises. On se demanda : Quoi de plus glorieux ? Quoi de plus grandiose ? L’insoumission se propagea dans la jeunesse comme de la vapeur d’eau. On avait étudié l’Histoire. Pourquoi faire ? Pour réagir au bon moment sans attendre. Dommage pour les Partis Nationalistes, ils n’avaient pas su saisir cette opportunité.

 

   Les Révolutions dans l’Histoire étaient nombreuses. Celles de Quang Trung, et de Lê Lợi, étaient basées sur la culture traditionnelle qui existait depuis des siècles et non sur une idéologie étrangère. C’étaient des vraies Révolutions qui apportèrent au peuple vietnamien la vraie liberté et le vrai bonheur. Les Communistes et Hồ Chí Minh ont importé au Viet Nam une idéologie étrangère qui donnait une apparence de grandeur, mais qui, en réalité, a poussé le peuple au bord de l’abîme, l’a rendu dépendant de toutes les façons, sous un régime totalitaire. Heureusement le château des Communistes s’écroula. Dans la nuit du 9 au 10-11-1989 le mur de la honte qui séparait Berlin Est et Ouest fut détruit et anéanti par un tsunami humain qui ne voulait plus du Communisme.

 

   Je déteste la politique. Eh bien ! C’est la politique qui s’accrocha à moi et j’en suis devenu sa victime. Ces événements survinrent il y a un demi-siècle, mais, à l’époque, j’y assistais avec un regard d’un adolescent sans rien comprendre. Aujourd’hui ces images qui se libèrent de mon subconscient me donnent beaucoup de nostalgie.

 

   C’était au début de l’été 1945. Ce matin-là je me réveillai très tôt vaguement inquiet, car je devais aller à Nam Định pour passer l’examen du Certificat d’Etude Primaire Franco-Indigène (CEPFI) et puis me préparer à rentrer au collège. Le mois dernier j’avais écrit et envoyé une demande, jointe à mon acte de naissance et à mon Certificat des Etudes Elémentaires. Je devais aller à Nam Định la veille, pour me préparer à l’épreuve. Ma mère se montra très attentive quand elle rangea mes affaires dans une petite valise. Après le repas j’étais impeccable dans un nouveau costume avec une paire de chaussure et un chapeau. Mon père et moi étions allés au bac pour attendre l’autocar. J’avais l’impression d’être devenu important et adulte. Quand nous étions passés devant des vendeuses que nous connaissions, elles me regardèrent d’un air surpris car je m’amusais souvent avec mes voisins et très souvent je venais chez elles acheter des articles pour ma mère. L’une d’elles nous sourit en montrant ses dents noire-perle laquées qui brillaient entre ses lèvres pourpres à cause du bétel :

 

   --- Oh ! Maître ! L’autocar va être en retard. Venez prendre une tasse de thé. Mon jeune Tịnh, tu es si beau,  tu vas chercher ton âme sœur ?

 

   Mal à l’aise, je tournai la tête et regardai le kiosque à côté, pour observer un homme d’une quarantaine d’années. Il portait un costume européen, ses cheveux noirs, coiffés sur sa nuque, étaient gominés. Il était bien enveloppé, avec un ventre proéminent. Le temps était agréable ce jour-là, pourtant il transpirait. Des gouttes de sueur scintillaient sur les plis de son cuir chevelu et s’imprégnaient à travers sa cravate et son col de chemise. Il s’était assis au bout d’un banc, les jambes croisées et il avala, d’un seul trait, trois ou quatre œufs frais, suivis d’un gros sandwich à la viande rôtie. A chaque bouchée, de la graisse coulait de ses commissures. Il prit un mouchoir dans sa poche pour les essuyer avant de continuer à manger gloutonnement. Il avait l’air très heureux en regardant furtivement vers le bac et en balançant en rythme ses chaussures noires brillantes.

   Du plancher, assez haut, du kiosque où j’étais, on voyait en face, de l’autre côté de la rue, que la Garnison Française avait été changée en Garnison Nationale, toujours gardée par un soldat vietnamien fidèle à son poste. Depuis un mois, le drapeau tricolore bleu blanc rouge avait été enlevé du poteau et remplacé par un autre drapeau jaune aux trois rayures rouges. La rayure au centre était scindée en deux. Mon père me disait que c’est le trigramme ‘Ly’, l’un des huit trigrammes de l’hexagramme du livre des mutations, cercle fermé immuable, de l’univers. Ce drapeau avait été choisi par le Gouvernement National Trần Trọng Kim quand il était arrivé au pouvoir et avait été nommé par l’Empereur Bảo Đại. Mon père ne m’expliqua rien de plus. Dans mon esprit d’adolescent, je voyais la rayure scindée comme le symbole d’une déchirure qui était un mauvais présage. Ce gouvernement n’avait duré que quelques mois avant d’être renversé par la Révolution Générale lancée par le Parti Communiste. Je me souvins du Chef de la Garnison française, Mr. F. Alcoupe. Il avait été remplacé par un sous-lieutenant vietnamien. Celui-ci avait une trentaine d’années et était costaud. Dans ses moments de loisir il venait très souvent voir mon père pour parler avec lui.

   Normalement, vers midi, il y avait déjà quelques va-et-vient des autocars. Ce matin-là, c’était désert. Mon père était stressé. Il passa à la Poste pour avoir des renseignements. Au bout d’un moment il sortit, l’air très déçu :

 

   --- Désolé ! On va rentrer. Il n’y a plus d’examen. Toutes les écoles en ville sont fermées à cause de la grève générale !

 

   En écoutant ceci, malgré une petite déception, je me sentis soulagé et déjà, dans ma tête, se déroulaient des scènes de jeux, de course, et de cerf-volant…

 

   Un beau matin, les citoyens de la bourgade sentirent une grande fraîcheur dans l’air. Il faisait un froid sec. Deux badamiers séculaires, devant la façade de ma maison, abandonnèrent leurs dernières feuilles palpitantes au bout de leurs branches. Des feuilles mortes, jaunes, dorées et rouges, grosses comme des éventails,  tourbillonnèrent dans le vent et s’entassèrent au fond de la véranda. Les arbres démunis de leur verdure avaient une beauté d’Automne. J’étais rassuré et n’avait plus peur de ses chenilles poilues, multicolores, grosses comme un doigt qui, en été, tombaient au gré du vent et pouvaient pénétrer dans le col de ma chemise. Cela donnait des démangeaisons insupportables, voire des brûlures. Dans ces cas-là il fallait badigeonner immédiatement la lésion d’une couche de chaux de bétel. Quand celle-ci était séchée, on l’enlevait en grattant légèrement, et la sensation de brûlure se calmait. Ma sœur m’avait suggéré un autre remède appelé « le mal par le mal ». On écrasait la bestiole et on badigeonnait la lésion avec ses viscères. Mais le fait d’écraser une chenille me dégoûtait.

 

   Quelqu’un frappa à la porte arrière, menant au bord du fleuve. Ma mère, occupée dans la cuisine, sursauta :

 

   --- Qui frappe à la porte arrière ? Pourquoi  n’entre-t-il pas par devant ?

 

   Malgré cela elle se précipita pour ouvrir. C’était le chef de la garnison. Il se glissa furtivement, un peu gêné, par la porte entrouverte, en demandant si mon père était là. Celui-ci était au milieu de la cour. Il conduisit ‘l’intrus’ au salon. Celui-ci, sans attendre qu’on lui indique une place, se jeta sur le chevalet, se montrant exténué et triste :

 

   --- Ils(*) ont pris possession de la garnison dès ce matin. J’ai reçu l’ordre de ne pas résister. Je les ai laissés libres, tout en observant leur comportement devant des armes que j’avais apportées au dernier étage du blockhaus. Ils ont pris quelques grenades, les ont observées pendant longtemps puis les ont lâchées ne sachant à quoi elles servaient ! Une chance pour eux que l’ordre me soit parvenu la veille. Sinon, du haut du blockhaus, j’aurai lancé, mes grenades en bas une à une, et ils seraient tous morts.

 

   En l’écoutant raconter cette anecdote mon père sentit son amertume  mais il garda le silence sans savoir quoi dire dans ce contexte stratégique si délicat. Ce jour fut aussi la dernière fois que je vis la silhouette encombrante de cet homme si jovial et courageux. Une fois de plus, le lendemain, le drapeau national sur le poteau changea de couleurs. Cette fois on aurait dit qu’il était trempé dans du sang, frappé d’une étoile jaune au milieu. Au début, il semblait beau mais au fur et à mesure, venaient la tristesse et le désarroi. Après un demi-siècle d’existence, et jusqu’à maintenant, chaque fois que je le vois, de mauvais souvenirs me reviennent. Je n’y vois que le symbole du communisme, de la misère, de la violence, de la prison, de la souffrance, de la haine et de la honte… !

 

   Mais, cet Automne ! J’avais onze ans (1945). Chaque fois qu’il y avait un meeting j’étais stupéfait devant la forêt de drapeaux rouge écarlate sous un soleil éblouissant. Le peuple entier se bousculait sur tous les chemins. A l’époque il n’y avait pas encore de fusils. Sous les drapeaux il y avait des lances, des bâtons, des palanches, des épées, des marteaux, des machettes… La force populaire fut comme une marée montante. Des  slogans ‘A bas les français coloniaux’, ‘A bas les fascistes japonais’ résonnèrent jusqu’aux fonds des hameaux, faisant trembler les diguettes des rizières et les clôtures de bambou. Jamais le citoyen vietnamien ne se sentit si fier et n’aima tant son pays et son peuple. Tout le monde croyait à cette couleur rouge sang qui allait donner de la plénitude et du bonheur.

   Troupe après troupe, la jeunesse de toute la région de Xuân Trường, Giao Thủy, Hải Hậu… se précipita pour s’inscrire à la ‘Force Armée Populaire’. La garnison de Lạc Quần devint le centre d’entrainement et de formation des combattants de toute la région du delta. La petite bourgade fut soudain animée jour et nuit. On y trouva de nouveaux visages, très jeunes et pleins d’énergie. Cette jeunesse avait répondu en masse à l’appel du pays et se lançait à toute allure dans ce tourbillon. Mon frère aussi voulut ‘partir’ malgré le désaccord de toute la famille. Finalement mon père dut céder à son exigence. Il s’était inscrit dans un arsenal. Mais je connaissais cet endroit. C’était une filature laissée à l’abandon au fond d’une rue de la bourgade. J’y étais souvent allé jouer avec Chương, le fils du propriétaire. Nous jouions à cache-cache parmi les ferrailles rouillées couvertes de poussière et de toiles d’araignées. Depuis la Révolution on constatait un changement. Au premier étage de l’usine on avait accroché une sirène à une fenêtre donnant sur le cimetière. Elle hurlait sans faute trois fois par jour : matin, midi et soir.

 

   Mon frère était parti. Cette fois mon père passa une nuit blanche. Il m’avait serré fort en pleurant. Je n’osais pas lui demander la cause. A vrai dire, s’il me l’avait expliqué, cela aurait été incompréhensible pour moi, à l’époque. Aucune explication n’est valable pour ce que j’ai vécu pendant ces quarante années sous l’occupation des communistes.

   Non seulement mon frère était parti mais, moi-même, j’avais lâché presque toutes les activités scolaires pour m’inscrire dans le ‘groupe des petits combattants pour la défense de la nation’. Mes parents s’en inquiétaient beaucoup moins car il y avait les mêmes copains et copines de la bourgade. D’un bout à l’autre de la rue unique nous faisions résonner des chants de la marche pour la lutte contre les français coloniaux et les fascistes japonais. En tapant les mains sur la table, et les pieds contre le plancher, pour maintenir le rythme en chantant, nous avions l’impression d’être à l’avant-garde sur la première ligne, et que les envahisseurs,  en nous écoutant, prendraient la fuite. Je m’étais enivré toute la journée avec les petits combattants de la bourgade, mes parents ne me retrouvèrent qu’à l’heure du repas ! Il y a des moments où mon père avait le regard triste. Il s’inquiétait pour mon avenir. Hélas ! Je fus aspiré dans le même tourbillon. On ne faisait rien de toute la journée que chanter et jouer à l’incitation des gens. On pensait que même les enfants devaient répondre à l’appel sacré de la patrie, comme les adultes.

   La filature eut une nouvelle appellation, ‘arsenal’, mais en réalité elle était utilisée comme lieu d’hébergement des combattants populaires, hommes et femmes. On ne savait pas d’où venait le ravitaillement pour nourrir ces centaines de personnes après le ravage de la famine de l’année 1944. Tous les jours les combattants apprenaient à marcher en rang, les bâtons sur les épaules, au rythme du sifflet  de l’entraineur. Des heures de cours pratiques pour les armes à feu prenaient place même dans la cour de certains particuliers. Je connaissais trois filles du village de Hành Thiện engagées à l’époque comme apprenties combattantes. Mes cousines prenaient la cour de la maison de mes parents  comme champ d’entrainement. L’entraineur était un ancien soldat de la garnison française.

  Un matin mon père se réveilla dans l’angoisse. Il avait reçu une lettre de convocation de la garnison pour une affaire ‘secrète’. Ce même jour, en allant au marché pour faire des courses, ma mère rencontra la femme du directeur de la Poste. Elles étaient copines. Mais bizarrement ce jour-là celle-ci lui tourna le dos en haussant sa voix pour que tout le monde l’entende :

 

--- Cette fois, il ira en prison !

 

  Ma mère fut stupéfaite devant son comportement. Rentrée, elle nous raconta cette anecdote. Trente ans après, le 30-4-1975, quand les Communistes eurent occupé de forces le Sud Viet Nam, on découvrit ces traîtres qui avaient retourné leur veste pour une raison politique de survie.

 

  Ce jour-là mon père alla se présenter à la garnison d’une façon solennelle. Ses voisins le suivirent des yeux, inquiets, car, depuis la Révolution Générale, il y avait déjà un certain nombre de personnes, ainsi convoquées, qu’on n’avait plus jamais revues. Des lavages de cerveau dans des camps de concentration, des exécutions sommaires se déroulaient dans le secret total. Maintenant tout le monde le sait. Hồ Chí Minh disait souvent : ‘Tout ceux qui ne suivent pas le chemin que j’ai tracé seront  exécutés’. Malheureusement à l’époque il n’osait pas dire la vérité devant tout le peuple, mais réalisait en cachette, à la lettre, ce que le Communisme lui avait enseigné. Ma mère était sereine car elle savait bien que mon père était un homme bien, honnête et respectable. Malgré tout, elle ne mangea rien de toute la journée, et fit les cents pas tout en soupirant.

  Vers la fin de l’après-midi le grand portail de la garnison s’ouvrit. Mon père en sortit, heureux, accompagné par le cerveau de la politique et de la stratégie de la garnison. Tout le voisinage poussa un ouf ! de soulagement. Mon père garda toujours une tranquillité et un calme exceptionnel. Une fois rentré, tout le voisinage se précipita pour l’écouter. Mais il dit simplement qu’il n’y avait rien d’important. Quand tout le monde fut parti, il ferma la porte et nous raconta son anecdote :

  Le directeur de la Poste était son copain. Mais pour avoir la cote et une certaine récompense vis-à-vis du nouveau gouvernement communiste celui-ci avait joué au dénonciateur. Heureusement le chef de la garnison était originaire de Hành Thiện. Il connaissait bien mon père et tout ce qu’il avait fait pour la patrie. Il lui avait conseillé de faire très attention à ce genre de personnes, des opportunistes.

  Depuis cet incident il y eut un abîme entre la famille du directeur de la Poste et mes parents. Cette atmosphère lourde avait influencé les enfants. Son fils, Chương et moi ne jouions plus ensemble. Quand il me voyait il souriait, gêné. Avant, nous étions heureux. Je me rappelle un jour où j’avais partagé leur repas et y étais resté la nuit coucher avec Chương. Nous jouions à cache-cache autour d’une table dans le salon, j’avais heurté le meuble et j’étais tombé, une plaie saignante sur l’arcade orbitaire. Chaque fois que je me regarde dans une glace et vois cette cicatrice, je pense à lui. Je pense même à sa mère qui était très jalouse, à cause de son mari, trop galant vis-à-vis des chanteuses traditionnelles. Une fois elle fit semblant de se suicider. A minuit elle retroussa son pantalon en barbotant dans l’eau du bac au bord du fleuve qui montait seulement jusqu’aux chevilles en hurlant à tue-tête :

 

--- Au secours ! Au secours !

 

  Au bout d’un certain temps personne n’écouta plus, il n’y eut que son mari qui vint la sermonner en grognant. Elle rentra à la maison bredouille. Plus tard, à Hanoi, j’avais revu le chef de la Poste à travers notre fenêtre. Il tournait en rond sur le trottoir d’en face, près du carrefour. Il hésita longuement à traverser la rue pour nous voir, mais, finalement il baissa la tête et continua son chemin. Tant mieux pour nous.

 

  A l’aurore de la Révolution Générale on vit un certain nombre de personnages qui furent des combattants de l’ombre pendant la lutte anticolonialiste.

  Un jour, mon père accueillit deux inconnus. Une jeune femme d’une trentaine d’années, dans une robe traditionnelle de couleur brune, les dents noire-perle laquées, le visage ovale, de petite taille, avec un comportement très doux, elle avait des yeux exceptionnellement brillants et perçants. Un jeune homme l’accompagnait, le crâne rasé, moins âgé qu’elle, de taille moyenne et maigre. Ils se présentèrent comme frère et sœur, originaires de Lạc Quần, et combattants de l’ombre depuis longtemps. Aujourd’hui ils étaient devenus le cerveau de la politique et de la  stratégie parmi des révolutionnaires du village. Ils s’appelaient madame Triết et monsieur Thoan. Tous deux s’étaient montrés respectueux vis-à-vis de mon père au cours de leur conversation. Le jeune homme était  réservé et taciturne. Par contre la jeune femme était bavarde, souriante et douce. Au début c’était simplement un contact. Au fur et à mesure ils découvrirent que mon père était un homme de droiture et accueillant, ils revinrent souvent pour le voir. Bien sûr, mon père était sur le qui-vive.

  Un beau matin, la rumeur se propagea dans la bourgade qu’on avait capturé deux soldats japonais et les avait ramenés dans la garnison pour des représailles ultérieures. Personne n’avait vu leur visage. Toujours dans le secret total. Mais on chuchotait quand même qu’ils allaient être exécutés selon une méthode très spéciale des communistes : La pêche sous marine des crevettes. C'est-à-dire que le sujet était ligoté contre un grand bloc de pierre et laissé couler aux fonds des eaux. C’est simple, sans perdre une balle, sans souiller une épée.

  Une semaine après, un beau matin, on vit monsieur Thoan sur un cheval de chasse, le visage impassible, une longue épée japonaise en bandoulière sur le flanc. Cette arme blanche aurait été le butin au moment de la capture des japonais. Solitaires, l’homme et la bête longèrent la rue de la bourgade et suivirent la digue du fleuve jusqu’au petit pont de Nghĩa Xá. Comme sa tête était rasée, l’homme donnait exactement l’image très belle d’un combattant traditionnel japonais sur son cheval, en méditation au bord de l’eau.

  Trois jours plus tard, une mauvaise nouvelle se propagea, venue de la garnison. On parlait de l’histoire d’un pêcheur qui avait récupéré un corps d’un homme dont la tête était rasée. Ce corps flottant à la dérive s’approcha de la rive droite près de Trực Ninh et portait plusieurs marques de coup de couteau. Voici la véritable histoire :

  Ce matin-là, avant le chant du coq, il faisait encore noir, les deux soldats japonais furent ligotés corps, pieds et mains contre un grand bloc de pierre, dos contre dos, sur un petit bateau de pêche, ancré au milieu du cours d’eau, près de Nghĩa Xá. Monsieur Thoan avait décidé que ces deux prisonniers de guerre seraient exécutés de ses propres mains. On ne savait pas de quelle façon mais on savait bien que monsieur Thoan était armé d’une épée ce jour-là. L’homme était toujours seul devant ses prisonniers tandis que le bateau glissait tranquillement sur le fleuve, au gré du vent… Soudain, un hurlement strident se fit entendre : Hey !! Monsieur Thoan sursauta effrayé en se retournant. Il n’avait pas eu le temps de réagir que déjà les deux prisonniers avaient bondi sur lui comme deux ressorts. L’un d’eux a arraché l’épée qu’il portait en bandoulière et des coups furent assenés…

  On ne savait pas comment s’était déroulé l’enterrement de monsieur Thoan. Un mois plus tard madame Triết vint voir mon père, un ruban blanc de deuil sur la tête. Elle affichait une fatigue extrême mais il y avait une lueur de durcissement dans son regard. Elle raconta que les deux prisonniers, après cet assassinat, cherchèrent à fuir via la province de Trực Ninh, mais la force populaire armée les avait arrêtés. Elle-même, madame Triết, s’était vengée, avec une épée, transperçant le torse de ces deux prisonniers.

 

  Cet Automne, sans avoir besoin des conseils de leurs parents, la jeunesse s’était inscrite à l’appel de la patrie, vague après vague. Elle partait sans se soucier de quoi que ce soit, sans se poser de questions, sans promettre qu’un jour elle reviendrait. Le temps pressait. L’entraînement de chaque contingent ne durait que deux mois dans des conditions difficiles. Cinq personnes se partageaient une arme à feu sans projectile. Le seul but était d’apprendre à bien viser la cible. Il y avait toutes sortes d’armes à feu y compris des fusils de chasse, pris dans des combats contre les forces étrangères. Au début de la Révolution, une vraie balle était plus précieuse que de l’or. On apprenait à combattre selon la tactique de la guérilla. L’économie était guidée par des chants des guérilleros : ‘On vise la cible, on tire, que chaque balle tue un ennemi’. La garnison de Lạc Quần était l’un des centres d’entrainement les plus importants de toute la région du Delta. Le premier contingent partit en première ligne au combat fut remplacé aussitôt par d’autres générations d’appelés.

  Les cérémonies de départ pour le champ de bataille étaient très animées. Une semaine avant, les jeunes organisaient des scènes de théâtre, de comédie, des chants militaires, pour créer une ambiance enthousiaste. Bien souvent, à chaque représentation, à la dernière scène de chaque pièce, on applaudissait en liesse en  souhaitant, à soi-même, ou à ses enfants, de devenir dans l’avenir un héros, exactement comme celui de la pièce jouée, mort dans l’honneur et pour la patrie. De temps en temps, par ci par là, on voyait une vieille mère en train d’essuyer des larmes en cachette. Le communisme à l’époque était très habile dans la création de deux personnages imaginaires parmi le peuple : la vieille mère représentait la mère patrie du Viet Nam et tous les jeunes gens, devenus combattants, étaient ses enfants. Ces personnages s’entremêlaient, se sacrifiaient les uns pour les autres, sans tenir compte de leur vie. Où que je fus, avec n’importe qui, dans n’importe quelle maison ou foyer, j’entendis chaque fois des chants de prosélytisme, pour la lutte contre le colonialisme et le fascisme.

  On ne savait combien, parmi les combattants déjà au front, seraient de retour ? C’était le premier départ d’un régiment. Ils étaient en rang, en cinq colonnes, occupant le terrain depuis la garnison jusqu’au fond de la bourgade. Quant à nous, les enfants, on s’attroupa devant l’entrée de la garnison, juste à côté de la voie qui menait au bac. De la caserne sortit un homme d’une quarantaine d’années, perché sur un cheval, solennel dans son uniforme kaki, une épée en bandoulière et un pistolet sur le flanc. Après une tournée de parade militaire, il revint au milieu, face au régiment. D’une voix fracassante il rappela aux combattants les lois des champs de bataille, claires et immuables : ‘Au signe d’attaque, quiconque hésitera sera puni sur le champ’. Faisant reculer son cheval de trois mètres et  jetant un  dernier regard  sur tout le régiment, il hurla à tue-tête :

 

  --- Jeunes gens ! Frappez de toutes vos forces ! Armes aux épaules…! Hey !

 

  Les mains s’exécutèrent et frappèrent sur leurs armes en même temps. Le bruit fut  entendu en un seul coup. Je regardai attentivement. Il n’y avait que la troupe du milieu qui était armée. Les autres ne portaient que des lances, des bâtons, des machettes… Il y avait de la fierté et du bonheur dans leur regard en s’embarquant, en file indienne. Chaque fois qu’une troupe passa devant nous on recommença en chœur ce refrain :

                             « … Des combattants, des héros !

                             Des épées pointées en l’air, visage impassible

                             Ils s’avancent sur le champ de bataille, ils vont à la guerre… »

 

  Notre voix fit l’effet d’une fanfare d’encouragement. Les jambes se précipitèrent, les bras s’agitèrent en l’air, ils lancèrent des regards souriants, pleins de fierté. On se demanda si c’était des sourires d’au-revoir ou d’adieu ?

  Les premiers contingents étaient partis. Il n’y avait pas un mois sans manifestation de ceux qui restaient. Le but changeait chaque fois selon les événements politiques dans le monde ou les résultats sur le champ de bataille. On changeait les slogans pour qu’ils s’adaptent aussi et soient orientés vers trois cibles précises : le colonialisme, le fascisme et les traîtres. Tous ceux qui se montraient modérés dans la lutte contre les français coloniaux étaient considérés comme des opposants qui devaient être éliminés. Sous une forêt de drapeaux rouge sang, je suivis les autres, on se bouscula sur tous les chemins de la campagne : Lạc Quần, Nghĩa Xá, Kiên Lao, Xuân Bảng, Trà Trung, Trà Bắc… Les meetings prenaient place le plus souvent dans des pagodes, des églises, des temples. On devait amener avec soi de quoi manger et  boire pendant toute la journée. Une fois, devant le parvis de la cathédrale Bùi Chu, sous un soleil de plomb, je fus attiré, absorbé par des frères qui interprétaient en trio un chant des guérilleros intitulé : ‘Départ sans retour’. C’était la première fois de ma vie que j’entendais un chant à trois voix si bien interprété.

 

  Hélas ! Si cette Révolution Générale, qui avait pu mobiliser tout le peuple, avait pu s’arrêter là, cela aurait été trop beau pour l’indépendance. Malheureusement Hồ Chí Minh avait poussé toute la jeunesse dans le tourbillon communiste, le chemin que lui seul avait choisi et imposé à tout son peuple. Tous les opposants dans d’autres partis nationaux, combattant côte à côte avec lui, ont été éliminés, exécutés, pour que lui, et le parti communiste, soient les seuls gagnants sur le chemin imposé par le bolchevisme. Pendant presque un siècle, le parti communiste n’a pas pu apporter à mon peuple le bonheur, mais il a créé une grande perturbation dans la société, poussé des générations de jeunes dans une lutte fratricide, la guerre civile. Le parti était considéré comme incontournable, au-dessus de tout. La famine en 1944 a emporté plus d’un million de personnes, cet Automne, des centaines de milliers de jeunes ont été tués sur le champ de bataille. Quelques années plus tard, la Révolution Agraire a tué une centaine de milliers de personnes de plus, sans compter des cadavres dans tout le pays depuis que Hồ Chí Minh s’apprêtait à envahir le Sud Viet Nam, après que le pays ait été scindé (1954) en deux régimes par le 17ème parallèle : celui du  nord sous le joug communiste et l’autre du sud, la République du Viet Nam.

 

  Ceux qui n’ont pas vécu longtemps dans le communisme admettent que la Révolution Générale de 1945 a sauvé le peuple de l’étau colonial. Mais évidement le parti communiste l’a poussé dans un autre état totalitaire: le nouveau colonialisme imposé par Moscou.

 

(*) Les révolutionnaires communistes