Une Vie au Viet Nam (1934-1979)-Tome1

 

                         11-LES  JOURS  MOROSES   *

 

  Qu’avait apporté la Révolution Générale en 1945 au peuple vietnamien? L’enthousiasme, la joie sur les visages, à chaque meeting, chaque manifestation, devenaient peu à peu une obligation. On en avait assez alors que si on n’arrivait pas à remplir son estomac dans la journée, on se trouvait dans une situation inquiétante. Mais c’était le peuple qui devait trouver la solution tandis que le gouvernement révolutionnaire restait celui qui exigeait du peuple qu’il lui fournisse argent et matériel dans cette lutte pour l’indépendance. Près d’un mois après la Révolution la ‘semaine de l’or’ fut lancée. Des parents ont vu que leurs enfants qui s’étaient engagés dans la lutte n’étaient armés que sommairement avec des bâtons, des machettes… tandis que les forces étrangères étaient bien plus menaçantes avec leurs avions, tanks et canons de toutes sortes. Devant cette inégalité d’équipement ils se sentirent coupables face à leur responsabilité. Il leur sembla donc très logique de donner tout ce qu’ils pouvaient à la Révolution. Les anneaux de mariage, les bracelets, les boucles d’oreilles, les gourmettes, les pendentifs, etc. en or et en argent, c’était des objets qui n’avaient plus aucune valeur devant la vie et la mort. On donna donc tout, ou presque, sans poser des questions.

  Quand une équipe des jeunes vint frapper à notre porte accompagnée d’une longue liste des donneurs de la bourgade et du village, ma mère n’y trouva que des gens connus. Alors elle regarda mon père d’un air inquiet, se demandant comment on allait se comporter devant cette situation embarrassante. Finalement, elle enleva ses boucles d’oreilles pour les offrir à contrecœur. Quand les jeunes gens furent partis elle lança furieusement :

 

  --- Jamais on n’a vu un gouvernement faire la manche comme ça.

 

  Non seulement les adultes, mais également les enfants, durent se sacrifier pour la patrie. L’image du petit Kim-Đồng qui a sacrifié sa vie en faisant exploser une bombe en kamikaze dans l’assassinat d’un personnage français était, pour nous tous, à l’époque, un glorieux exemple. Cette Révolution a poussé des générations de jeunes dans la fournaise, anéanti toutes les belles traditions culturelles de nos ancêtres, bourré le crâne avec le nom de certains étrangers comme Karl-Marx ou Lénine qui n’ont rien fait pour le peuple mais qui nous ont ensorcelés  avec une idéologie ravageuse.

  A chaque meeting, les cadres communistes disaient que la Révolution avait libéré le peuple de la gangue fiscale imposée par le régime capitaliste et colonialiste. Autrefois, on devait payer des impôts avec de l’argent ou des céréales. Depuis la Révolution on continua à payer des impôts comme avant, mais, en plus, il a fallu contribuer en or ! Appeler le peuple à se révolter contre le joug du régime capitaliste, ça faisait du bien à entendre mais un autre joug  encore plus lourd commença peu à peu à peser sur le cou du peuple.

  La vie continuait comme si de rien n’était. On n’en parlait jamais mais quelque chose avait changé dans les activités quotidiennes. Mon père continua à enseigner mais le maître et ses élèves n’avaient plus le droit de mettre les pieds dans leur école. Celle-ci était peut-être trop près de la garnison. Avant la Révolution le grand portail de l’école était toujours ouvert. Depuis la Révolution il était hermétiquement fermé, totalement séparé du peuple. Il y avait sans doute quelque chose à cacher, à garder secret ? Ainsi la Maison Communale du village fut confisquée pour servir de lieu d’enseignement. Quand des villageois y organisaient  une fête traditionnelle, le corps enseignant et ses élèves étaient évacués vers la pagode. Si par hasard ce jour là la pagode était occupée pour une occasion quelconque, tout le groupe était évacué vers l’un des autels des ancêtres d’une des familles des villageois. Mon père emmenait ses élèves, exactement comme une chatte ses petits, d’un lieu à l’autre. Tout ça avait terni l’image de l’éducation. Par contre, mon père et ses élèves, étaient obligés d’assister à chaque meeting, en rangs, munis de leurs banderoles de slogans et de leurs drapeaux rouge sang, sous un soleil de plomb, pour écouter un cadre vanter les valeurs et les mérites de la Révolution. Il y avait même des instructions pour l’éducation nationale… Dans ce contexte, le respect des villageois et des élèves vis-à-vis de mon père diminua. Il recevait comme salaire des billets de banque, non pas des Piastres de l’Indochine, comme avant, mais d’autres billets, fripés et qui portaient l’effigie moustachue de Hồ Chí Minh, le personnage à qui j’avais rendu hommage, de toutes mes forces, en levant mon poing, à l’époque, mais maintenant je sais que je m’étais trompé et que j’ai été trahi.

  Ce billet de banque était aussi fragile et froissable que le col de la tunique de mon père. Depuis la Révolution il ne mettait qu’une seule tunique. On voyait des déchirures au col, aux coudes… Chaque fois qu’elle était usée et sale, ma mère la lavait, la raccommodait, la passait au bleu… pour que mon père la remette les jours suivants. Malgré ce contexte physique dégradant, mon père garda toujours sa dignité. Il avait toujours le respect de ses élèves. Heureusement, à l’époque, les enfants n’étaient pas encore incités à sonder, surveiller leurs parents et leur instituteur. Les membres d’une famille n’étaient pas encore obligés de se dénoncer les uns les autres. Mais, au fur et à mesure, le parti communiste, qui avait profité de la naïveté des enfants, les avait orientés sur le chemin du communisme. Le parti était le pouvoir suprême qui décidait, seul, de leur avenir, sans tenir compte de leurs parents qui n’avaient plus aucune autorité. Rien n’était plus sournois. Contrôler la pensée et l’âme de l’homme, l’obliger à vénérer le parti et deux personnages étrangers qui n’avaient rien fait pour le peuple vietnamien, fut la grande erreur de Hồ Chí Minh et de son parti, ensorcelés et aveuglés par la doctrine communiste.

  Dans nos assiettes quotidiennes des liserons d’eau, quelques aubergines salés, quelques pincées de confits de légumes étaient vraiment nécessaires pour notre survie. Le sésame pilé et salé était mon favori, mon frère l’appelait ‘la longue lutte’. La maison de mes parents fut laissée à l’abandon faute de finances. Les murs tombèrent en ruine, les tuiles sur la toiture se  cassèrent et furent remplacées par du chaume qui, abîmé par le temps, laissa filtrer l’eau à chaque pluie. La maison était vide. Les meubles furent vendus. Au milieu de la maison ma mère installa un chevalet en bambou et fit fonctionner une auberge pour essayer de joindre les deux bouts, à la fin de chaque mois.

  Un grand changement avait marqué les grandes vacances de 1946. Tous  les enseignants dans la région du Delta du Fleuve Rouge (troisième région stratégique) se réunirent à Nam Định pour suivre une formation politique où ils devaient apprendre les directives du parti dans l’éducation des enfants. Mon frère aîné était aussi dans le corps enseignant. Mon père et lui étaient partis pour cette occasion, au moment où Hànội, Nam Định et Hải Phòng furent bombardés par des avions français. Cette formation fut arrêtée à mi-chemin. Les enseignants devinrent, malgré eux, secouristes parmi les monticules de gravats. Pendant ce temps, ma mère et moi, tous les soirs, nous allions sur le bord du fleuve, derrière la maison, pour regarder au loin, en direction de Nam Định. On pouvait entendre les explosions. Je levai mes mains en parasol pour regarder face au soleil. On aperçut, au loin, un avion dans la masse de nuages, il piqua bas, très bas… et disparut à l’horizon. Quand il remonta on entendit des explosions qui se succédèrent. On aurait dit un tremblement de terre. Ma mère s’inquiéta :

 

  --- Oh ! Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il se passe pour eux ?!

 

  Une semaine après, mon père et mon frère revinrent, amaigris, la peau hâlée mais tout contents et souriants comme s’ils venaient d’échapper à une catastrophe, à la mort ! Pendant le repas, ils nous racontèrent beaucoup d’anecdotes vraiment drôles.     

 

   Dans l’ambiance de cohabitation, durant la formation, certains mauvais caractères individuels avaient eu une bonne occasion de se manifester. Parfois, à cause d’un morceau de nourriture ou d’une place pour se reposer, on avait failli tomber dans une rixe, une bagarre s’il n’y avait eu quelqu’un pour intervenir.

 

  Le bombardement de trois grandes villes du Delta avait inquiété tout le monde. On dut partir loin, très loin. Le collège Jules Ferry, à Nam Định, fut transféré à Trà Lũ Bắc, sous le nom de Nguyễn Khuyến. Il était maintenant tout près de chez moi. Après avoir été admis au concours au collège, à la rentrée, je me sentais totalement léger, avec quelques cahiers dans mon sac en rotin, j’y allais pieds nus pour être plus rapide, les sabots accrochés à mon sac en bandoulière. De Lạc Quần à Trà Lũ Bắc il fallait compter une heure et demie. J’étais hébergé toutes les semaines chez un cousin beaucoup plus âgé que moi et qui était instituteur aussi.

  Pendant le temps de mes études j’avais appris qu’on avait dû évacuer à Lạc Quần. Mes parents avaient déménagé dans le village chez monsieur Phó Bảo. J’étais stressé. L’après-midi du Samedi, dès que la classe fut terminée, je me précipitai pour rejoindre mes parents, les sabots et le sac en bandoulière sur mes épaules. J’étais accompagné par mon copain de classe Mai Quí Đôn dont les parents étaient nos voisins. Depuis ce jour, ça devint une habitude, Đôn et moi, nous retournions à Lạc Quần pour revoir notre famille, chaque fin de semaine. Après avoir pris le bac pour traverser le cours d’eau Khẩu Nhị, près de notre école, nous nous précipitâmes en suivant un sentier cabossé qui zigzaguait à travers un champ de paddy au coucher du soleil, il nous semblait avoir des ailes. Arrivés à l’entrée du village, les cimes des arbres étaient encore dorées sous les derniers rayons du jour. Ici, on se sépara. Je me dirigeai vers la maison de Chấn mon ancien copain qui avait laissé tomber ses études. Ce fut d’heureuses retrouvailles. Lui fut  vraiment content et n’arrêta pas de fredonner à mes oreilles des chansons de la lutte paysanne et m’apprit à les chanter. Toute la famille de Chấn me considéra comme l’un des leurs et cela m’a beaucoup consolé. Le lendemain j’allai revoir ma bourgade

  La bourgade Lạc Quần ce jour-là était morose. L’unique rue était désertique. Sous le faux-kapokier séculaire il n’y avait plus de marché. Je n’y trouvai que quelques chiens errant parmi des tas de gravats. De loin on apercevait quelques personnes encore accrochées à leur ancienne maison. Ils cherchaient des choses qu’ils n’avaient  pu emmener lors de l’évacuation. Le bitume, creusé en de multiples tranchées, était rempli de gravats. Le bac était vide, il n’y avait pas une âme. Tous les soirs ma sœur revenait à notre maison en ruine avec son sac de riz. Chaque fois, nos deux chiens hurlaient de joie. Ils étaient les seuls qui restaient pour surveiller une maison vide ! Pauvres bêtes ! Ils ne comprenaient rien.

  Cette année, l’amertume et le souci avaient donné à mon père un air grave. Il était de plus en plus maigre. Il devait donner des cours particuliers pour finir le mois. Le mariage de ma sœur s’était déroulé pendant la nuit à la lueur d’une lampe à pétrole qui n’arrivait pas à éclairer le chemin. Ma mère avait loué une petite cabane à Trà Lũ Bắc à côté d’un marché à ciel ouvert. Il y avait un chevalet minable, dans un coin, à côté d’une table rongée par les termites. Quand je me mettais au travail, sur cette table, je devais faire très attention à ne pas être piqué par des échardes. Non seulement ma mère s’occupait de nous, mon frère et moi, mais elle devait faire aussi un peu de commerce pour gagner un peu d’argent.

  Le propriétaire de cette cabane était un couturier dont la boutique donnait sur le marché à ciel ouvert. Chaque matin, de bonne heure, cette place, boueuse à chaque pluie, grouillait de monde sous l’ombrage d’un banian séculaire. Pour aller à l’école je devais me faufiler entre les paniers de denrées de toutes sortes, les flaques d’eau et les petits tas de déchets… par ci, par là. L’après-midi, ce terrain redevenait désert et silencieux. Les enfants du hameau en profitaient. Ils l’occupaient pour se donner à fond dans leurs jeux ou pour piéger les oiseaux. Un jour, ils enfilèrent une ficelle bien solide à travers les deux narines d’un oiseau-appât et le fixèrent sur une baguette piquée dans le sol. Ils éparpillèrent des graines de paddy, tout autour, avec quelques bottes de foin. Deux grands filets étaient sur les deux côtés prêts à se rabattre sur les oiseaux. De loin, l’oiseau-appât, manipulé par une ficelle semblait être en train de picorer. Les oiseaux aux environs assistaient à la scène et crurent que c’est l’un des leurs. Ils hésitèrent un moment puis descendirent et se rassemblèrent autour de l’appât. Quand ils s’aperçurent que c’était un leurre, c’était trop tard ! Vite ! Très vite ! Les grands filets se rabattirent. De mon portail j’observai la scène et trouvai que ces enfants étaient vraiment habiles, et que leur système était tout simple mais très efficace. Mais au bout d’un moment les moineaux voyant leurs congénères tombés dans un piège devinrent vigilants, ils cherchèrent à se cacher.

  Le couturier avait une quarantaine d’année. Sa femme était douce et tranquille. Ils étaient mariés depuis longtemps sans avoir d’enfant. La belle-sœur avait dix-huit ans. Suivant la tradition du Nord Vietnam, à l’époque, si la grande sœur était stérile sa petite sœur devrait la relayer dans l’espoir de créer une filiation. Ainsi les sœurs seront toujours ensembles. La petite belle-sœur  était magnifique et charmante avec ses pommettes roses, pleines d’énergie. Elle venait d’arriver, une semaine auparavant, et l’activité sexuelle commença. Nuit après nuit, le halètement de la belle-sœur et la respiration grasse et pénible du couturier, pendant leurs ébats amoureux, avaient filtré à travers les cloisons de leur chambre. Cela avait attiré la curiosité de trois collégiens en pension chez nous. Devant la jeune fille, ces jeunes gens commencèrent à lui faire les yeux doux. Le couturier, plus vieux, ne serait jamais à leur hauteur. La jeune fille, au fur et à mesure, ne pouvait pas rester indifférente. Elle chercha des prétextes pour sortir et venait dire bonjour, bonsoir à ma mère. Les jeunes gens ne ratèrent pas cette précieuse occasion. Ainsi des deux côtés on se mit d’accord pour organiser une séance de cueillette de papayes.

  A côté de la cabane où nous nous trouvions il y avait un grand jardin. Au fond de celui-ci il y avait trois grands papayers, chacun avait trois branches dont les fruits étaient nombreux, en grappe, tout en haut. La jeune fille montra beaucoup de talent et d’audace, car cueillir des papayes pour en vendre au marché était son travail quotidien. Pour faire plaisir aux si beaux jeunes gens elle grimpa très haut, habilement, écarta ses jambes l’une sur chaque branche pour être bien en équilibre. Elle commença à lever ses bras en s’efforçant d’atteindre les meilleurs fruits. Elle lança en bas chaque papaye cueillie pour qu’ils les attrapent. Aucun n’arrivait à les attraper et cela fit beaucoup rire à la jeune fille. Ainsi les papayes étaient éparpillées partout. Mais les garçons n’en avaient cure, ils poussèrent la jeune fille à en cueillir encore plus… Celle-ci était ravie de cette scène, elle continua à monter encore plus haut, ses jambes écartées encore plus largement. Elle ne se rendait pas compte que les garçons ne regardaient que sous sa jupe, car elle ne portait aucun sous-vêtement. A chaque mouvement de sa cueillette, sa jupe se retroussait de plus en plus haut jusqu’à mi-cuisse ! Pendant ce temps-là personne ne soupçonna la présence du couturier qui était sorti, par hasard, sous la véranda. Il assista à la scène, les yeux écarquillés de stupeur et de colère, le visage tout rouge. Ma mère était là. Elle appela les garçons pour les réprimander, de peur qu’on  soit tous expulsés de la cabane.

  L’année scolaire se termina dans des conditions difficiles et pénibles. En manque de papier j’avais dû écrire en double rangée sur chaque ligne pour économiser les pages. Parfois j’avais dû écrire sur des feuilles de papier de paille. Si la feuille était épaisse je la scindais en deux. A un moment donné la feuille devenait trop mince, l’encre filtrait à travers la feuille et l’écriture était visible sur le recto et sur le verso, comme dans un miroir. Le soir, je travaillais à la lueur d’une lampe à l’huile d’arachide et ça faisait mal aux yeux.

  Les grandes vacances commencèrent dans une atmosphère pesante de guerre. Xuân Trường était la zone d’accueil des évacués venant des zones urbaines. La grande ferme de ma tante à Kiên Lao avait hébergé une dizaine de familles de proches, pourtant il restait encore beaucoup de places pour d’autres. C’était des gens de la bourgeoisie, très sédentaires, dont les pieds n’avaient jamais été souillés par de la boue. On se rencontra comme dans une fête, comme des retrouvailles. Dans mon cœur je rêvais d’un retour dans ma maison natale à Lạc Quần. Ce rêve n’a jamais eu lieu. Vers la fin de cette année (1946) l’ordre de ‘terre brûlée’ avait été reçu par le peuple, comme un coup de machette, ça faisait déjà un an, après la Révolution, qu’on n’avait que des perturbations, des ruines… !

  Je ne peux pas oublier le visage de mon père ce jour-là. Des troupes de jeunes gens avaient essayé de casser, de renverser les murs qui résistèrent. Sur toute la longueur de la rue unique de la bourgade  résonna le bruit de coups et de la casse. Au bout de trois jours toute la bourgade avait changé de décor. On aurait dit qu’un bombardement avait eu lieu. Des montagnes de gravats partout avaient recouvert  la surface du bitume. On ne pouvait même pas rouler en vélo. Je regardai vers la direction du bac, la garnison était toujours là, le grand portail largement ouvert, mais on ne voyait personne. Sur la pente qui menait au bac je vis une petite bâche tendue sommairement. A l’intérieur s’accroupit un jeune homme, torse nu, trempé de sueur, sous un soleil de plomb. A côté de lui il y avait des outils pour réparer les bicyclettes. Seul, il regardait en direction du bac, l’air pensif. Je me demandai combien il allait gagner  pendant toute la journée.

  C’était fini, vraiment fini. Il n’y avait plus rien ici pour qu’on puisse y retourner. A partir de ce jour, sur les chemins de la vie, l’image de mon enfance resta gravée dans mon subconscient,  comme dans une couche de brouillard.

  Deux semaines après, une date très proche de la rentrée des classes, deux avions de la force coloniale survolèrent et tournèrent au dessus du bac de Lạc Quần. De loin j’entendis des rafales de mitrailleuse et des explosions de bombes. Je vis des colonnes de fumées monter vers le ciel. Le lendemain on découvrit sept grandes et profondes excavations le long de la route cantonale, la garnison fut réduite en tas de tuiles et de briques, le blockhaus fut détruit, il ne resta que des fondations ensevelies sous les gravats.

  Le jour où je dis adieu à Chấn, mon copain, pour retourner à Trà Lũ Bắc, ma mère et moi n’osâmes pas marcher en plein air mais à l’abri des arbres et des buissons, en barbotant dans des rizières et des mares, pour ne pas attirer des avions qui pouvaient mitrailler tout ce qui bougeait au sol. Une fois arrivée à Trà Lũ Bắc, ma mère a loué une autre maison bien tranquille, au bord d’un cours d’eau très calme appelé Khẩu Nhị. Ce paysage me rappela le village natal Hành Thiện. J’étais stressé en pensant à une autre année scolaire toujours dans l’ambiance d’une guerre interminable.