Une Vie Au Vietnam (1934-1979)-Tome1

 

      12-Au bord du cours d’eau Khẩu Nhị*

 

 

  Les citadins se rassemblaient à la Préfecture de Xuân Truờng, pendant la guerre d’Indochine, pour éviter les bombardements aériens français qui pouvaient survenir à n’importe quel moment. Il y avait beaucoup de monde dans des villages comme Hành Thiện, Kiên Lao, Kiên Hành… Mais Trà Lũ Bắc avait un autre visage. Son importance était due à la décentralisation provisoire d’une académie d’enseignement primaire, d’un collège et d’un tribunal de première instance. Ce village était donc considéré, à l’époque, comme le centre culturel provisoire de la troisième région stratégique. Tous ces établissements exilés ici amenaient évidement avec eux tous leur personnel et leurs familles. Toute la région était animée jour et nuit. On se bousculait au marché, dans les boutiques… comme des touristes.

 

  Un petit établissement, à Trà Lũ Bắc, avait été construit seulement pour l’enseignement primaire mais, pendant la période d’évacuation, il fonctionna le matin, comme collège. Son grand portail donnait sur une route pierreuse et goudronnée qui menait directement au bord d’un arroyo appelé Khẩu Nhị. La route pierreuse se terminait là. Un sentier parallèle au cours d’eau prenait le relais, à gauche il menait jusqu’à la cathédrale Phú Nhai ; à droite il menait à un bac, une petite barque de bambou tressé, capable de transporter cinq à sept personnes au maximum. C’est sur cette barque, et à travers l’arroyo, que je faisais la navette entre Trà Lũ Bắc et Lạc Quần, chaque week-end.

 

  Face à l’école et à sa gauche, il y avait une boutique de coiffeur. Elle était installée sommairement par une planche en lattes de bambou tressées comme toiture, posée inclinée en porte à faux, sur un mur d’un côté et soutenue de l’autre par deux colonnes en bambou. Une autre planche en bambou tressé était fixée verticalement contre ce mur, sur laquelle étaient accrochés des outils et des accessoires pour la coiffure. Ainsi la boutique était, jour et nuit, ouverte à tous les vents.  Trois jeunes coiffeurs évacués de Nam Định n’arrêtaient pas de travailler, toute la journée, grâce à cet emplacement bien choisi. A la fin de la journée, et quand le dernier client était parti, ils rentraient chez eux avec tous leur instruments et leur chaises, laissant le stand vide.

 

  Face aux coiffeurs et à droite de l’école, il y avait un restaurateur spécialisé en ‘phở’. Dans l’air, l’odeur du bouillon de viande bovine, de poulet, des ingrédients, du vinaigre et des oignons, sentait très bon toute la journée.

 

  Le village Trà Lũ Bắc était irrigué par la rivière Khẩu Nhị qui l’entourait, faisant la liaison avec les régions alentours. Au nord il y avait les villages de Hành Thiện, Khẩu Nhị, Lục Thủy, Hành Quán. Au sud, les villages de Trà Trung et de Phú Nhai. Les gens d’ici vivaient dans une tranquillité totale et dans l’abondance.

 

  Je venais d’être admis au concours et j’étais devenu collégien. C’était drôle. L’enseignement n’était pas comme auparavant. Il y avait un professeur différent pour chaque matière. Monsieur Văn s’occupait de la littérature vietnamienne. Son visage bien propre et toujours brillant donnait l’impression qu’il mettait beaucoup de crème cosmétique ! L’Histoire et la Géographie étaient enseignées par monsieur Đặng Vũ Lạc. Il était myope derrière une paire de lunette bien épaisse et il n’arrêtait pas de cligner des yeux surtout quand il s’énervait. La Géométrie et l’Arithmétique étaient dirigées par monsieur Hưởng qui était également myope. Il avait une voix chantante qui traînait sur les accents quand il expliquait aux élèves les détails des mathématiques. Monsieur Hào toujours vêtu d’une tunique de toile noire et un ruban noir sur la tête, comme un vrai mandarin, s’occupait de la Littérature française. C’était un bon copain, qui fumait du tabac dans une pipe à eau chez mon cousin Toàn, instituteur lui aussi dont la maison était juste derrière l’école. La Physique et la Chimie étaient enseignées par monsieur Phúc. Il était costaud et avait l’air d’un eurasien. Les termes scientifiques étaient à l’époque énumérés en vietnamien par l’académicien Hoàng Xuân Hãn. On devait les prononcer en vietnamien mais garder l’onomatopée française, ce qui était difficile même pour monsieur Phúc qui avait mis beaucoup de temps et d’effort pour y parvenir peu à peu.

 

  L’Anglais était enseigné par monsieur Vũ Quang Chuyên. On l’appelait ‘le bossu’. Il avait l’air d’un jeune premier dans son costume-cravate européen tiré à quatre épingles. Ses cheveux étaient couverts de brillantine et il avait toujours une cigarette collée aux lèvres. Dès qu’il montait sur la véranda toute la classe sentait le tabac, un bon tabac car l’odeur était très bonne. Un jour, installé à sa table devant les élèves, il commença à ouvrir un livre pour initiés dont l’auteur était Philippe Carpentier. Il lit un texte à haute voix, puis il regarda ses élèves un par un, les yeux exorbités. Mon cœur commença à battre très fort, craignant qu’il me désigne pour faire la lecture. Mais chacun son tour, je ne pouvais y échapper. Je me levai, le livre trembla dans mes mains, plus je m’efforçais plus je balbutiais :

 

  --- Jack is a boy. A boy is a person. A person is not an animal

 

  Il nous conseillait de mordre un crayon, entre les incisives, pour bien prononcer l’anglais. Son tempérament austère et son comportement sévère nous faisaient peur mais excitaient quelques élèves voyous. Je ne savais pas ce qui s’était passé en dehors des cours d’anglais entre monsieur Chuyên et quelques uns entre eux mais un beau matin, il était sur le chemin de l’école, quand, tout à coup, un inconnu caché quelque part lui jeta une poignée de sable plein visage. Mais, rapide comme l’éclair, il esquiva l’attaque et prit de force la palanche d’un commerçant qui passait, par hasard, à ce moment, et il asséna, de toutes ses forces,  un coup de palanche sur la nuque de l’inconnu. Celui-ci tomba par terre et il le reconnut, c’était un de ses élèves ! Ce jour-là j’étais aussi sur le chemin de l’école. Arrivé au bout d’un pont au dessus le l’arroyo je vis une foule d’élèves affolés, entourant monsieur Chuyên. Très en colère, celui-ci regarda ses élèves en s’essuyant ses cheveux et en rajustant ses vêtements encore plein de sable.

 

  Ce matin-là, la première heure était justement le cours d’Anglais. Monsieur Chuyên entra en classe mais il ne commença pas tout de suite. Dans un silence de plomb il nous regarda un à un, les yeux écarquillés de colère en menaçant entre les dents:

 

  --- Si quelqu’un d’entre vous veut encore l’imiter, vas-y ! Essaye! Réfléchis bien si tu en seras capable avant de le faire. Sans parler de lui, même les loubards de Hanoï n’ont jamais été à ma hauteur !

 

  Je ne sais pas si cet élève a été puni ou expulsé de l’établissement.

  Une autre fois on ne savait pas ce qui s’était passé entre monsieur Chuyên et Quyết, un autre élève mais, pendant la classe il regarda furtivement vers celui-ci en insinuant :

 

  --- Un grand-père voyou engendre un père voyou. Un père voyou engendre un fils voyou …!

 

  Quand on est enseignant, face à un élève turbulent, on peut avoir plusieurs solutions. Mais généraliser en insultant toute la filiation d’un élève mal élevé c’est exagéré.

 

  Par contre, monsieur Hiến qui s’occupait des Beaux Arts était doux, très doux, comme une boule d’argile. Il était souvent taquiné par ses élèves. Par réaction, son visage devenait tout rouge mais il rigolait. Attention ! Pourtant, dans une crise de colère il pouvait nous déchirer les oreilles !

 

  Sur le fond de la ‘longue lutte’ des activités scolaires prirent aussi la même couleur politique. On se souvient d’une époque mémorable entre 1946-1948. Tout le peuple était sur la même longueur d’onde, le même front contre les envahisseurs français. On n’entendait pas encore de scènes de délation, forcée par le parti communiste, pour que des travailleurs tournent le dos à leurs employeurs, souvent des propriétaires de terres et de rizières ; des poursuites sournoises pour éliminer tous les partisans des partis patriotiques adverses. Chaque année, à l’approche des dates  anniversaires de la Révolution, le 19/Août et le 2/Septembre, tous les élèves se mettaient en compétition pour les arts muraux : journaux, peintures, caricatures, proses, vers, pièces de théâtre…dont le thème tournait autour de la lutte pour l’indépendance, lutte anticolonialiste, lutte contre les envahisseurs étrangers surtout les français. Des caricatures réalisées par Đinh Phú Sơn, décrivant des scènes de viol et de vol de poulet et de canard, par des légionnaires et des noirs africains, attrapés et punis par des villageois, nous faisaient éclater de rire.

 

  La lutte au début était dans une période transitoire, mais il y avait déjà des difficultés dans la vie quotidienne. Malgré cela Trà Lũ Bắc gardait toujours son aspect aimable. Malgré les  pénuries de toute sorte, les activités scolaires battaient leur plein. Des élèves affrontaient la pluie, les orages, le soleil, les sabots accrochés aux épaules, les pieds dans la boue, ils allaient à l’école. Sous la pluie ils se couvraient d’un chapeau conique et d’une sorte de parapluie en paille, les cahiers et les livres sous le bras. Arrivés devant l’école, ils se lavaient les pieds au bord d’un étang juste en face, remettaient leurs sabots avant d’entrer en classe. Grâce à des enseignants compétents, les élèves laborieux récoltaient de très bons résultats à chaque trimestre et à la fin de l’année. Les grandes vacances étaient des occasions pour des élèves-artistes de manifester leur amour pour la patrie dans des pièces de théâtre dramatiques et comiques. Une équipe d’artistes s’était formée et se déplaçait dans toute la région pour des représentations. Je les accompagnais partout pour jouer le spectateur et le supporter. L’amour de la patrie s’épanouissait dans la chanson ‘la jeunesse’ de Phạm Duy. Pendant ce temps, des coups de canon se firent entendre de très loin. Des villageois partirent précipitamment. La peur, l’angoisse dans l’air n’arrivaient pas à décourager la jeunesse. Hằng et Nguyệt, deux belles jeunes filles très douces, gardèrent leur charme et leur élégance, avec leur belle tunique malgré la situation. Elles étaient deux, parmi les stars de l’école, qui avaient récolté beaucoup d’approbation et d’applaudissements avec leurs chansons d’amour.

 

  Deux autres stars, Thông et Duật avaient tous les deux les traits eurasiens. Ils jouaient très bien le rôle des envahisseurs français ridicules qui faisaient beaucoup rire. Monsieur Chuyên qui était bien connu par son air austère avait bien ri cette soirée-là. Plusieurs fois on l’avait vu s’essuyer les yeux dans ses éclats de rire, le visage tout rouge. Duật avait le don de la comédie. Dans une répétition devant les professeurs il avait présenté son ‘one man show’ intitulé ‘Mademoiselle Kiều moderne’, dans lequel il jouait en même temps deux rôles : Kim Trọng et Thúy Kiều, l’œuvre dramatique de Nguyễn Du. Mais ce qui était drôle c’est que cette fille ne sacrifiait pas son amour envers Kim Trọng, comme indiqué dans le poème, pour sauver son père d’une affaire mal tournée, par contre, elle menaçait de se suicider si on l’empêchait de se marier avec lui. Duật voulait montrer à tout le monde que, dans la vie, pour la jeunesse, l’amour est le plus fort. Ce jour-là, devant monsieur le professeur Tập qui commentait souvent ce poème pour ses élèves, la Kiều moderne enleva ses chaussures à talons aiguilles, les enfonça dans sa bouche, éclata en sanglots et… plongea sa tête dans un seau d’eau. Pour monsieur Tập, cette scène comique était une provocation, il l’avait censurée, mais nous tous, cela nous faisait mourir de rire. Et ainsi de suite, toute la région était animée par la jeunesse, leurs sabots résonnaient sur le pavé, leurs activités, leur énergie, leurs rires avaient rajeuni l’ambiance.

 

  Ma mère avait loué une chambre dans une maison en bois à cinq compartiments. Elle donnait directement sur l’arroyo Khẩu Nhị, à travers une cour assez large. Le propriétaire, qui s’appelait Cộ, était un agriculteur, costaud et âgé d’une quarantaine d’années. Il n’avait qu’un seul garçon plus jeune que moi, appelé Chu. Celui-ci était maigre et avait quitté l’école, après avoir terminé la classe élémentaire, pour aider son père dans ses activités agraires. Quand nous nous sommes installés, Chu venait de se marier. Suivant la tradition séculaire du nord Viet Nam, à l’époque, la mariée était souvent beaucoup plus âgée que son mari (Chu n’avait que onze ans) dans le but d’aider la belle famille dans les travaux du ménage. La femme de Chu avait dix- huit ans, pulpeuse, charmante avec ses dents noire-perle laquée et le visage ovale. On aurait dit la grande sœur et son petit frère. L’activité sexuelle devait attendre jusqu’à ce que Chu devienne adulte… sauf si la femme était volage, mais c’est une autre histoire. Mais la vie tranquille de cette jeune femme bascula subitement, corps et âme.

 

  Chaque fois que je revenais de l’école je proposais à Chu de jouer au badminton devant la cour. Sa femme venait de faire les courses. Elle l’appela de sa chambre, Chu arrêta de jouer pour entrer docilement. Il sortit au bout d’un moment, le visage heureux avec un petit paquet de bonbons dans la main pour partager avec moi. Cette scène se déroulait presque quotidiennement suivie de temps en temps de quelques réprimandes. Cela avait suscité la curiosité de mon frère et de trois élèves en pension chez ma mère.

 

  La femme de Chu avait l’habitude de se réveiller très tôt le matin pour faire cuire du riz. De notre côté mon frère se réveillait aussi très tôt parce qu’il  devait  faire bouillir de l’eau pour préparer du thé pour ma mère. Ainsi, ils étaient presque côte à côte, chaque matin, dans un coin de la cuisine. ‘Près du feu la paille s’enflamme’, dit un dicton. Ce qui devait arriver arriva… Au fur et à mesure, les choses ne pouvaient rester cachées longtemps. Monsieur Cộ, le propriétaire était un homme simple et taciturne. Devant l’attitude de sa bru il ne savait pas comment se comporter en dehors de soupirer et faire des insinuations. Au clair de lune et sur la cour pavée il pratiqua des arts martiaux avec son bâton de bambou comme s’il voulait envoyer un message à celui qui avait déshonoré sa famille.

  Un bel après-midi, la maison était déserte. Chu était tout seul, trois  élèves et mon frère le rejoignirent pour s’amuser. A un moment inattendu l’un d’entre eux poussa Chu et le força à s’allonger, les fesses contre le rebord de son lit. D’une main musclée il coinça les petits poignets de Chu contre sa mince poitrine tout en immobilisant les petites cuisses de Chu entre ses cuisses. Chu était maintenu immobilisé, présentant son petit bassin dans une position convenable. De l’autre main il abaissa le pantalon de Chu petit à petit. Tout à coup les quatre jeunes gens éclatèrent de rire comme s’ils venaient de trouver une réponse, l’explication d’une réalité : Avant, la bru de monsieur Cộ gardait sa chasteté en attendant que Chu devienne un homme. Mais ce matin-là au milieu des tas de paille et à côté du feu pour la première fois de sa vie, la jeune mariée avait basculée dans la volupté suprême, corps et âme brûlés dans les flammes de l’amour, l’amour charnel. J’étais là, en regardant Chu dans un état pénible, il avait peur et honte à la fois, tout en s’efforçant de regarder son petit bassin. Son zizi déjà tout petit, semblable à un piment, se rétracta encore à cause de… sa grande gêne.

 

  Les vagues d’évacuation augmentaient au fur et à mesure. Des explosions se faisaient entendre de plus en plus proche. L’établissement devait se retirer plus loin, vers Trà Trung. A l’heure du cours d’anglais monsieur Chuyên entra en classe. Nous sourîmes en le regardant et nous nous regardâmes, étonnés. La coiffure gominée sur sa tête avait disparu. A sa place il y avait une coiffure aux cheveux en brosse. Son costume-cravate était remplacé par un pyjama brun simple. Parmi nous on chuchota que monsieur Chuyên avait été admis à adhérer au parti communiste après avoir passé des heures et des heures de ‘lavage du cerveau’ pendant les grandes vacances. Plus tard, on a dit que monsieur Chuyên avait servi d’interprète dans le comité communiste, lors de l’accord de Genève en 1954, divisant le Vietnam en deux par le 17ème parallèle. On raconta encore que, dans les années 1948-1949, quand les troupes françaises avançaient et occupaient toute la région du Delta du Fleuve Rouge, il avait suivi le parti, se retirant à Yên Mô-Ninh Bình (la quatrième région stratégique). Quelqu’un l’avait vu sur une barque sous une pluie battante et lui avait fait cadeau d’un paquet de cigarettes de la marque Cotab. Très ému, les mains tremblantes il avait ouvert le paquet et en avait allumé, l’une après l’autre, une dizaine d’affilée, le pauvre !

 

  Encore une fois, l’établissement scolaire dut fermer ses portes malgré la proximité des grandes vacances (1947). On entendait des explosions  tout près, faisant trembler le village. J’ai eu peur qu’un obus puisse me tomber sur la tête, à n’importe quel moment. De Hành Thiện des gens se bousculèrent pour se précipiter vers Trà Lũ Bắc, emmenant avec eux tout ce qui était nécessaire, vêtements, couvertures…Un jeune garçon, dont la tête fut tranchée par un morceau d’obus, continua à courir encore sur cinq mètres avant de tomber. Du sang gicla de son cou. Ma mère a eu peur, tout le monde a eu peur. On ramassa en hâte tout ce qui était indispensable, on le fourra dans un sac de rotin en bandoulière et courut, courut…  vers Lạc Quần. Nous cherchions à revoir mon père dans l’espoir de pouvoir mourir ensemble s’il le fallait.

 

  Malheureusement Lạc Quần n’était plus la terre d’abri. Ma famille dut se déplacer vers Nghĩa Xá. Nous avions loué la maison d’un caporal à la retraite, il avait été dans l’armée française. C’était une construction en briques, divisée en trois pièces, avec une cuisine, une véranda une cour pavée et une petite mare. Elle était isolée entourée par des rizières. Devant le portail passait un petit sentier cabossé sur lequel on ne voyait âme qui vive. On racontait qu’elle était hantée car depuis longtemps personne n’y habitait. Mon père y emménagea quand même, devant l’air très heureux du vieux caporal bossu. Pendant les grandes vacances on n’y avait rien senti d’anormal. Par contre, des élèves aux alentours, cherchèrent à rejoindre mon père et mon frère pour suivre des cours de rattrapage. Cela nous permit de joindre les deux bouts à la fin du mois. En présence des élèves la maison était très animée. Quand ils partaient elle retombait dans le calme. Quand il tombait une pluie diluvienne on aurait dit qu’un voile opaque nous entourait. Je m’abritais sous la véranda et regardais le ciel en silence. Des flaques d’eau miroitaient tout autour, d’un blanc argenté. J’écoutais le cliquetis des gouttes qui tapaient sur les cloisons et le vent qui hurlait par rafale à travers les fentes des portes et des fenêtres.

 

  A la rentrée, par l’intermédiaire d’un précepteur, monsieur Thuần, ma famille déménagea au centre du village et loua la maison d’un agriculteur. De là on pouvait aller à la pagode, il fallait compter cinq minutes. Cette pagode était gérée par un groupe de religieuses. Derrière il y avait une grande véranda. C’était là que ma mère recommença à élever des vers à soie et à faire la filature. Mon père et mon frère continuaient à donner des cours particuliers pour des élèves du voisinage. Parmi eux il y en avait un, marié, plus âgé que moi de quatre ans. Il parlait patois. Ses parents étaient agriculteurs et riches mais ils voulaient qu’il accède à un niveau social plus élevé. Tous les midis il restait chez moi pour apprendre encore et encore.  Il n’avait pas la langue habile quand il prononçait la lettre R. Il avait essayé plusieurs fois de prononcer le mot ‘français’. Mais je l’entendais toujours dire ‘flançais’ ! Quand nous étions fatigués par le travail on s’allongeait sur une natte en rotin, déroulée sur la véranda de la pagode. La brise, venant des jardins, apportait l’odeur très agréable des fleurs d’aréquier. En temps de canicule, on allait ensemble se baigner dans l’étang de la pagode. La nuit, on montait sur la tour et on s’allongeait sous la grande cloche, pour  prendre l’air en attendant la montée de la lune. Tard dans la nuit, sous la voûte céleste pleine d’étoiles scintillantes, toute la région était plongée dans un sommeil calme et tranquille. Le clair de lune miroitait sur l’étang comme des milliers de reptiles. Le silence était total aux quatre coins. Je restais allongé, immobile, en écoutant les aboiements dans le lointain, les coassements dans les  marécages. Le champ de paddy, étalé à perte de vue, sous la lune, était comme la jupe d’une jeune fille belle et mythique dans son sommeil profond. 

 

  Nous avons été tranquilles, à Nghĩa Xá, pendant un an. Vers les grandes vacances de 1948, subitement, le fils aîné de mon frère aîné est tombé gravement malade. Il s’appelait Thanh, il avait quatre ans. Son visage, sa démarche, sa voix et son comportement nous donnaient de la joie et nous rendaient fier de lui. Mon père était comblé de bonheur. Il le chouchoutait, l’éduquait. Mais depuis trois jours il était dans une fièvre comateuse. On ne pouvait pas  trouver un médecin dans cette situation. On a dû se contenter d’un guérisseur, tout près. Ma mère et ma belle-sœur durent se relayer pour le porter dans leurs bras. Cet après-midi-là Thanh se montra un peu mieux. Il se réveilla presque en souriant. Ma belle-sœur était toute contente:

 

  --- Oh ! Thanh mon cœur ! Je suis là !

 

  Il regarda sa mère, les yeux hagards. Ma mère essuya la sueur sur son front et sur ses temples. Le guérisseur expliqua d’une voix convaincante :

 

  --- La transpiration est un bon signe.

 

  Ma belle-sœur lui donna de force une autre cuillère de médicament. Il fit la grimace en s’efforçant d’en avaler mais cela a débordé vers ses commissures.

 

  --- Thanh ! Mon cœur ! Essaie de prendre ton médicament pour guérir rapidement. Demain je t’achèterai plein de gâteaux et de bonbons.

 

  Il fit signe d’accepter. Ma belle-sœur l’embrassa sur ses joues et sur son front. Il était encore tout chaud, très chaud. Tout à coup, ses yeux se révulsèrent.

 

  --- Thanh ! Mon chéri ! Mais je suis là !

 

  Il n’entendait plus rien et continua à regarder dans le vide. Ma belle-sœur paniqua en le secouant et en criant :

 

  --- Thanh ! Thanh !

 

  Toute la famille se précipita pour regarder l’enfant allongé sur les genoux de ma belle-sœur. Il s’étira rigide comme un arc-boutant, les quatre membres secoués dans une série de convulsions. Tout son corps fut trempé de sueur. Ma belle-sœur, les cheveux ébouriffés, le serra fort en hurlant et en pleurant dans le désarroi.

 

  --- Oh ! Thanh mon enfant ! Oh ! Mon D..i…eu ! Oh ! Mon D…ieu !

 

  Au bout d’un moment, tout son corps se relaxa. Il devint tout mou, comme de la pâte, immobile et il… ne respirait plus, les yeux grands ouverts regardant dans le vide. Ma belle-sœur regarda tout le monde dans la détresse. Elle craqua. Elle le serra encore plus fort, se cramponna, ses épaules tremblèrent dans des secousses de sanglots lamentables…

  Monsieur Tấu, le propriétaire, fut très ému par cette scène, c’est lui qui a couru chercher un cercueil, et qui l’a enseveli dans la boîte en bois mince. Thanh fut mis dans une position convenable, tranquille comme un ange dans un sommeil profond. Les coups de marteau enfonçant les clous sur le cercueil rendirent ma belle-sœur moitié-morte dans ses sanglots. Ses yeux se gonflèrent de larmes. Ma mère la consola :

 

  --- Ne pleure plus ! Dieu lui a donné une courte vie. Maintenant il est avec Dieu. Préserve tes forces pour nourrir Đạm, ma chère.

 

  Đạm était son deuxième enfant et avait cinq mois. Malheureusement a dit un dicton ‘un malheur ne vient jamais seul’. Trois mois après le décès de Thanh, Đạm tomba gravement malade. Cette fois mon frère décida de trouver un médecin coûte que coûte. Il était venu et conseilla à mon frère de l’amener dans un hôpital à Nam Trực pour une opération d’urgence car Đạm avait un énorme abcès entre les omoplates. Arrivé à l’hôpital le chirurgien découvrit que c’était trop tard car les microbes avaient envahi tout le système cardio-vasculaire. A l’époque il n’y avait encore ni sulfamides ni antibiotiques.

 

  Il faisait gris ce matin-là. Mon frère portait sur ses épaules le petit cercueil en bandoulière comme une valise. Son visage était impassible. Nous marchions en file indienne sur les bords cabossés des rizières, vers le tombeau de Thanh. Un grand trou avait été creusé à côté. Ma belle-sœur n’avait plus de larme, elle s’étouffa et s’épuisa dans la douleur. Elle marcha, trébuchant, en s’appuyant sur mon frère, son visage livide.

 

  En l’absence de ces deux enfants, de leur voix, de leurs pleurs et de leurs rires la maison sembla  immense, vide, une aire de désolation. Ma belle-sœur avait de longues journées devant elle, à ne rien faire. Elle restait assise sous la véranda, meurtrie. Les grandes vacances passèrent vite. Dès la rentrée cette année-là des vagues d’évacuation se précipitèrent pour échapper aux bombardements qui devinrent de plus en plus proches. Un autre souci commença à préoccuper ma belle-sœur, ainsi la douleur s’estompa un peu. Mon père parla comme s’il voulait consoler sa bru :

 

  --- Tout le monde s’angoisse, mais cette fois, mes deux petits enfants sont au ciel, tranquille !

 

  En disant cela il caressa son briquet sur lequel il y avait l’empreinte des dents de Thanh, depuis qu’un jour il s’était amusé avec ce briquet en le mordant.

 

  L’ordre d’évacuation générale fut annoncé. Tout le monde se préoccupa de ses affaires et de ses sacs en bandoulière. Mon deuxième grand frère portait sur son dos une grosse couverture en coton. L’Automne commençait. Ce jour-là toute la famille se réveilla très tôt, prit un repas bien copieux, pour avoir la force d’affronter un long parcours. On s’apprêtait à se mettre à table quand un chien aboya. Tout le monde regarda vers le portail. Apparut une jeune fille de petite taille, à peu près vingt ans, le visage ovale et mignon avec un foulard en bec de corbeau sur la tête, une tunique brune traditionnelle, portant sur ses épaules deux gros et pesants paniers qui faisaient courber la palanche. Elle entra rapidement comme si c’était une de nos proches. Je sursautai en regardant ma mère :

 

  --- C’est la femme de Chu à Trà Lũ Bắc ! Qu’est-ce qu’elle fait ici ?

 

  Toute la famille fut ébahie tandis que ma mère se précipita dans la cour. Je me retournai pour regarder mon deuxième frère mais il n’était plus là !

  Cette jeune femme avait, peut être, choisi une autre vie, une sortie du désastre amoureux bien qu’elle sache que renouer avec mon frère, après leurs ébats charnels en cachette, ne serait pas possible. Depuis ce jour-là mon frère resta muet si quelqu’un parlait de cette jeune femme.