Une Vie Au Vietnam (1934-1979)-Tome1
13- L’ÉGLISE ABANDONNÉE *
Sur un sentier boueux qui traversait des rizières et un cimetière près de la pagode, des troncs de bananiers, décimés et coupés en tronçons, étaient abandonnés et encore enfouis dans la boue. C’était des traces laissées par des guérilleros qui s’entraînaient à couper les têtes des envahisseurs français avec leur machette. Chaque coup d’arme blanche était accompagné d’un cri strident pour semer la terreur. Des têtes de bananiers, tombées dans la boue, étaient noires putréfiées. Sur une tombe ancienne en pierre volcanique, des lambeaux de chair et de peau, encore rouges et desséchés, brillaient sous le soleil. Des tendons blancs nacrés étaient collés sur les blocs de pierre. Il y avait des caillots et des gouttes de sang noircis près d’une flaque de couleur pourpre pas encore séchée. Des gouttelettes de sang avaient éclaboussées les tombeaux aux alentours.
Il y a trois jours, c’était l’anniversaire de la Révolution Générale, le 19-8-1945. Par curiosité et pour ne pas louper ce qui s’était passé lors des représentations pendant la fête, j’étais monté jusqu’au dernier étage de la tour de la cloche de la pagode pour avoir une vue panoramique. Il y avait une foule inimaginable, des manifestations, des vagues de drapeaux rouges, des slogans anticolonialistes, antifascistes, des compétitions de décapitation de l’ennemi, à la machette, réalisée sur des troncs de bananiers nains… De temps en temps, on entendait au loin quelques déflagrations qui me faisaient sursauter. Mais personne n’y faisait attention. Quelqu’un, à côté de moi, me dit que c’était des explosions dans le cimetière, pour tester des grenades, de fabrication locale, réalisées par l’arsenal révolutionnaire. Des avis ont été lancés et affichés pour que les gens ne s’en approchent pas. J’essayai de regarder dans cette direction. Sous les rayons obliques du soleil qui me tapaient dans les yeux j’aperçus, au loin, une silhouette. Chaque fois qu’il levait le bras, il s’ensuivait une étincelle et une explosion. Mais cette fois, parmi les nuages de fumée, la silhouette tomba. Rapidement le cimetière fut plein de monde. Je descendis précipitamment. Quand j’arrivai à percer la foule c’était déjà trop tard. La victime fut soulevée par deux personnes. Son visage était livide, sa main droite avait été tranchée nette et son moignon fut enveloppé par un gros pansement. Du sang coulait encore sous son coude et tâchait son pantalon. On chuchotait que la victime était originaire de Hành Thiện et s’appelait Chung. C’était un professionnel en fabrication de grenades. Cette fois, malgré son expérience, dès que la goupille avait été retirée, la grenade avait explosé avant d’être lancée !
Errant sans but sur le chemin d’évacuation, je fredonnais de temps en temps un refrain de cette époque :
‘Oh ! C’est fini ma terre natale ! Ce jour-là des envahisseurs français ont ravagé, détruit mon village… Tous les villageois ont rejoint les guérilleros, ont accaparé des armes de l’ennemi pour la revanche. Des jardins brûlés, des maisons brûlées, c’est la désolation totale… !’
A cette époque je le chantais en imitant les autres enfants, sans avoir encore assez d’esprit critique pour bien comprendre et reconnaître qu’il y avait de la haine et de l’amertume dans chaque parole. J’ai traversé des marécages, des ponts de bambou sur pilotis, englués de boue glissante. Le chemin me semblait mener jusqu’à l’infini. Il était parallèle au fleuve Ninh Cơ qui s’ouvrait sur la mer. Je n’aurais jamais eu l’occasion de venir ici s’il n’y avait pas eu la guerre. J’ai traversé des villages abandonnés et une région de fabricants de papier buvard. Il y avait une série de huttes dans lesquelles on pouvait voir des outils, à côté de bassins de ciment, englués de pâte de bois, de bambou, et de sciure de bois trempée dans l’eau depuis longtemps. Cette matière était devenue un milieu idéal pour le développement des asticots, qui grouillaient. Sous un soleil de plomb, et sans aucune brise, l’odeur nauséabonde causée par la fermentation, empuantait l’air, au milieu du bourdonnement des nuées de mouches.
J’étais arrivé à Quần Phương au soleil couchant. Trois villages du même nom s’alignaient du Nord au Sud, construits le long de la digue, du fleuve jusqu’à la mer. Les rizières étaient remblayées par l’ensablement sur lequel poussaient des joncs. Elles n’étaient pas encore aptes à recevoir le paddy à cause du sol qui était encore salé. Les gens d’ici vivaient du tissage de nattes de joncs. Ma famille s’était abritée provisoirement chez un ami, l’un des leurs. Grâce à cette occasion j’avais pu observer le travail du tissage de natte de joncs, transmis de père en fils.
Pour tisser une natte de joncs on n’a pas besoin d’un métier à tisser comme pour une étoffe. Mais deux personnes sont indispensables. Dans une grande salle, longue de sept mètres, des ficelles de rotang étaient tendues, parallèlement les unes aux autres, d’une distance d’une phalange et directement posées sur le plancher, bien plat et lisse, en terre battue. D’un côté, les bouts des ficelles étaient enroulés sur un grand rouet qui tournait, sur un axe horizontal, situé à un mètre au dessus du plancher. De l’autre côté, les autres bouts des ficelles, après avoir traversé les trous pairs ou impairs d’un format (largeur d’une natte), étaient fixés sur une rangée de piquets enfoncés dans le plancher. La tête de chaque piquet était à peu près à vingt centimètres au dessus du sol. Cette rangée de piquets était, évidement, en ligne droite et perpendiculaire aux ficelles. Le format était suspendu sur une poutre pour soulever les ficelles au dessus du sol. Le tisseur principal (le plus souvent c’est le père) était en position accroupie, devant la rangée de piquets et face au rouet. Ses deux mains se relayaient pour pousser le format en le mettant côté pile, ou face, pour écarter les ficelles paires des impaires. A ce moment-là, l’ouvrier adjoint (le plus souvent c’est le fils), n’avait qu’à lancer sa tige de jonc fixée au bout d’un long et mince bâtonnet de bambou , entre les ficelles paires et impaires et le retirer très vite. Quand la tige de jonc était allongée dedans, le tisseur tapait fort le format vers lui tout en changeant la position paire ou impaire et vice versa. Ainsi, chaque fois, la tige de jonc était coincée entre les ficelles de rotang. Devant moi le père et son fils travaillaient en rythme et dans une complicité totale. J’avais remarqué deux petits détails. Devant l’ouvrier adjoint il y avait deux tas de tiges de joncs dont les pointes et les bases étaient posées en sens opposé. Si la tige était lancée sa pointe la première, la deuxième devait être lancée la base la première. Le tisseur était lui aussi très occupé pour faire une boucle avec sa main gauche sur la pointe souple de la tige si celle-ci était à sa gauche et inversement si elle était sur sa droite. Leur travail était vraiment simple mais j’étais fasciné par leurs gestes rapides précis et très talentueux.
Sous la véranda, deux jeunes filles s’occupaient de la finition. Quand le tissage d’une natte était terminé, les bords étaient inégaux. Chaque jeune fille se trouvait sur une extrémité, tenant dans la main une aiguille géante en bambou. Elles introduisaient cette aiguille à travers les interstices des joncs pour enfiler les ficelles de rotang, les tiraient vers l’intérieur de la natte puis coupaient les parties en excès. Finalement elles posaient les bords latéraux de la natte sur un bloc massif de bois et avec un grand couteau bien aiguisé elles tranchaient les bouts des joncs pour les égaliser. Ainsi les nattes étaient parfaites. Je regardais autour de moi, dans le jardin et sur la cour pavée, des nattes fraîchement tissées s’étalaient sous le soleil. L’odeur fraîche des joncs encore verts me faisait penser à une jeune mariée vietnamienne, durant sa nuit de noce, les cheveux embaumés du parfum d’une natte toute neuve.
En dehors du tissage de nattes, il y avait, encore ici, beaucoup d’autres artisanats en rapports avec le jonc comme la fabrication d’éventails, de sacs en bandoulière, de sac de riz, tapis, paniers, gourdes…etc. Ces outils simples et quotidiens occupaient une place importante dans la vie des villageois. Malgré leur valeur très modeste ils nous rappelaient la présence de nos ancêtres, le village natal, les produits du terroir et la ténacité des gens qui prenaient leur force dans leur terre.
Durant cette longue marche d’exode mon père, décida d’amener toute la famille à Kiên Hành. Là-bas la vie était toujours dans l’abondance, au milieu des rizières fécondes. Nous serions bien entourés. En plus, là, il y avait une partie de terre et de rizière qui appartenait à mon père. Il faudra que, cette fois, nous fassions la récolte nous même.
Le chemin unique qui menait à Kiên Hành était toujours la grande digue qui bordait la mer. Après une nuit de repos tout le monde se réveilla tôt pour se préparer. Cette fois nous étions accompagnés par un collègue de mon père, monsieur Mậu. Ma mère avait fait une grosse boule de riz pour toute la famille et suffisante pour le trajet. Tout le monde était encombré par ses objets personnels, il n’y avait donc aucune place pour la boule de riz, plutôt pesante, mais monsieur Mậu avait les mains vides en dehors d’une palanche sur ses épaules. Ma mère lui a confié le riz car il prenait le même chemin. Il l’accepta et le fixa sur une extrémité de sa palanche.
La surface de la digue était assez large et, de temps en temps, pierreuse. J’écoutais mes parents converser avec monsieur Mậu tout en marchant. On ne savait plus où était évacuée l’académie d’enseignement primaire. Personne n’avait touché son salaire depuis deux mois. Monsieur Mậu plaisanta :
--- On n’est pas payé parce qu’on n’enseigne pas !
La digue nous mena au bord d’une rivière. Il fallait la traverser par un bac. Juste à ce moment-là des explosions se firent entendre derrière nous. Tout le monde paniqua et se précipita sur la petite barque. Je me retournai pour voir des colonnes de fumée qui n’étaient pas très loin. Le marin était toujours calme et froidement il nous réclama le prix du transport. Dès que la barque accosta sur l’autre rive, tout le monde débarqua en se bousculant. Nous nous dirigeâmes vers la zone où nous avions vu quelques toits de paille. Du bac à cette zone il n’y avait pas d’ombre. J’étais trempé de sueur. Une fois arrivés, nous découvrîmes un marché abandonné, il n’y restait que des huttes désertes. Nous fûmes obligés de nous abriter dans l’une d’elles juste à la bifurcation du chemin. Tout le monde était épuisé de faim et de soif. Mais monsieur Mậu avec la grosse boule de riz n’était plus avec nous ! Personne ne savait où il était allé !
Ce jour-là tout le monde creva de faim. On marcha clopin-clopant sur un terrain défoncé. Au soleil couchant, on arriva à Hoành Nha, le village natal du précepteur Thuần. Celui-ci nous emmena chez une famille, la plus riche de la région, pour demander qu’on nous offre une place pour passer la nuit. Devant notre situation lamentable la propriétaire a refusé. Très déçu et très gêné Thuần nous emmena chez un agriculteur pauvre qui nous a accueillis sans réfléchir et nous a indiqué une chaumière vide. Sur une natte étalée dans un coin je vis un homme qui berçait un bébé. Il me sembla que celui-ci venait d’arrêter de pleurer. Mais de temps en temps il pleurnichait. Quand nous étions entrés, l’homme nous avait regardés furtivement puis il avait baissé la tête pour caresser les cheveux du bébé en essuyant ses larmes.
Cette nuit-là était venteuse. Les rafales de mistral qui se firent entendre, soulevèrent et jetèrent du sable partout. Trop fatigué je m’étais allongé sur le plancher en terre battue, en écoutant le sifflement du vent et sombrai dans un sommeil profond. Quand je m’étais réveillé il faisait tout noir. La lune projetait obliquement ses doux rayons et le vent s’était calmé. La forêt de conifères chuchotait en étalant son ombre sur la cour de terre battue. Au bout de la véranda, l’homme s’était accroupi. Je m’approchai de lui par curiosité. Il ne fit pas attention à moi mais continua à regarder vers la cour. Je me glissai doucement, tout près de lui, et je le vis mieux. Il avait d’une trentaine d’années, maigre, ses cheveux courts se dressaient. De profil, sa silhouette se découpait, nette, à contre-jour avec le clair de lune. Sa pomme d’Adam montait et descendait quand il avalait sa salive. Tout à fait conscient de ma présence il se retourna vers moi tout doucement. Tout d’un coup l’enfant se fit entendre. Il se leva brusquement pour rentrer. Il faisait noir à l’intérieur. Au bout d’un moment l’enfant resta calme dans son sommeil il ressortit et vint tout près de moi en soupirant :
--- Sa mère lui manque depuis quelques jours.
--- C’est votre enfant ?
Avec une voix pleine d’amertume, il m’a raconté calmement tout ce qui lui était arrivé, comme une légende… Je gardais le silence en l’écoutant.
Il était enseignant stagiaire dans une région montagneuse. Pendant l’évacuation, il suivit sa belle-famille, emmenant sa femme et leur enfant vers le Sud… vers la région du Delta. Ils chargèrent toutes leurs affaires sur une charrette à bras. Le mari la tirait et la femme la poussait, errant d’un village à l’autre. Au cours d’un bombardement et dans la panique ils avaient perdu la liaison avec leur famille. Personne ne connaissait la région où ils se trouvaient. Ils décidèrent de continuer à marcher vers le Sud. Plus ils avançaient plus ils se perdaient. Au coucher du soleil ils arrivèrent dans une région d’habitations abandonnées, des maisons en paille délabrées et moitié brûlées… Seule se tenait encore debout, une église dont la toiture était moitié effondrée. Il faisait nuit, ils étaient épuisés. Ils décidèrent de s’abriter, sous la partie de la toiture qui restait, pour se reposer et passer la nuit. Pendant que sa femme berçait l’enfant, il fit le tour du lieu et pensa que cette église était abandonnée depuis très longtemps. Des herbes sauvages et de la mousse avaient recouvert les ruines. Cette nuit-là, la lune était aussi claire qu’aujourd’hui. Leur enfant avait des difficultés à s’endormir. Ils se relayèrent pour s’en occuper. Le vent chuchotait aux alentours. Dans la lueur et sous la rangée des colonnes, le crucifix dessinait une ombre sur les monceaux de gravats. Le vent sifflait à travers les fentes des ruines. Sa femme eut froid tout d’un coup, elle trembla en se blottissant contre lui :
--- Tu as froid ?
--- Il me semble qu’il y a quelqu’un là-bas au fond du jardin.
Lui-même avait froid, il embrassa sa femme, l’attira vers lui en regardant dans cette direction. Mais il ne vit que des branches balancées par le vent. L’enfant dormait profondément. Ils s’allongèrent côte à côte. Il tira la couverture pour recouvrir ses deux aimés. A ce moment il était si épuisé qu’il sombra dans un sommeil profond. Il a bien dormi pendant un bon moment. L’enfant se retourna, il avait soif, l’homme se réveilla d’un bond pour le nourrir mais ne trouva pas sa femme. Il pensa qu’elle était allée au besoin. Quand l’enfant se rendormit il appela sa femme. Aucune réponse. Il fit le tour des ruines, la lune descendait à l’horizon, il vit un pan de la robe blanche de sa femme flotter dans le lointain sous les colonnes. Il se précipita dans cette direction et découvrit sa femme debout, le dos contre une porte délabrée, elle regardait dans le vide vers le fond du jardin. Il lui serra la main:
--- Tu as de la fièvre ! Pourquoi restes-tu ici ?
Il la ramena avec angoisse, il ne pouvait plus dormir. La tête de l’enfant était trempée de sueur. Le front de sa femme était chaud comme de la braise. Il s’allongea à côté d’elle, fatigué et replongea dans le sommeil. Quand il se réveilla il faisait déjà jour. Sa femme s’étira en se réveillant. Il pensa qu’elle avait eu un coup de chaleur. Dans cette situation il n’osa pas la remettre sur le chemin. Il ramassa du bois pour allumer un feu, faire bouillir de la soupe et réchauffer quelque médicament dans une marmite. Il a dû la forcer pour qu’elle prenne de la soupe et le médicament. Il versa le tout dans un bol devant elle et dit avec douceur :
--- Essaye de le prendre, chérie, c’est un peu sucré, ce n’est pas amer, je l’ai goûté.
Sa femme avait l’air hagard depuis la veille. Elle le regarda furtivement puis fixant le fond du jardin elle dit :
--- Je n’ai rien d’anormal !
Il s’inquiéta en la regardant. Sa peau pâlit. Ses regards furent comme perdus dans le lointain comme si elle n’était plus consciente de la présence de son mari et de son enfant. Avec une douleur extrême il prit le bol de médicament encore fumant, enlaça la tête de sa femme pour rapprocher le bol à ses lèvres. Tout à coup, dans une grimace, elle lança un cri strident en jetant le bol à terre. Stupéfait, il recula pour la regarder. Jamais avant elle n’avait fait un geste pareil. Ne sachant plus que faire, il serra fort sa femme et posa des baisers sur ses cheveux. Depuis la veille elle ne parlait plus. Ses regards toujours dans le vide, de temps en temps elle regardait vers le fond du jardin en souriant. L’enfant la réclama mais elle resta froide comme une statue. Il dut le consoler, le prit dans ses bras et oublia qu’il avait faim. Le soir il faisait sombre. Il eut l’impression que sa femme venait de trembler, ses yeux peureux regardaient tout autour. Il ramena sa femme à l’intérieur en guettant une autre poussée fébrile. Au début elle résista, le regard perdu. Il la força à s’allonger et la recouvrit d’une mince couverture. Il décida de les mettre, demain, tous les deux sur la charrette, et de la pousser tout seul, au lieu d’attendre inutilement ici dans l’angoisse. Maintenant, sa femme et leur enfant dormaient calmement. Il s’allongea à côté d’elle. La lune se levait. Le vent du soir était froid, il se recroquevilla dans le sommeil.
… Il se trouvait parmi les enfants dans la cour de l’école de son village. Ils jouaient joyeusement. Il se voyait marcher sous la pluie à côté de sa femme, ses vêtements trempés… Le froid et le brouillard nocturne l’avaient réveillé juste au moment où tomba une branche morte. Il se retourna et ne vit pas sa femme. La place, à côté de lui, était froide et mouillée par la rosée. Très effrayé, il ne vit que le clair de lune. Aucun bruit. Il sursauta en voyant une silhouette blanchâtre en mouvement dans le jardin. Il tâtonna vers cette direction. Mais il ne trouva rien. Un instant il retrouva cette silhouette traversant rapidement le fond du jardin et disparaissant. Très angoissé, il se précipita pour la rattraper. Au clair de lune il vit sa femme s’accroupir pour creuser dans un buisson. Il y fonça. Elle se dressa d’un bond et recula en cachant quelque chose dans ses mains derrière elle. Il sauta sur elle et la souleva. Elle se battit en levant, dans ses mains, deux crânes… pour le frapper de coups multiples. Les cheveux dressés de peur, oh ! Mon Dieu ! Sa femme, les cheveux ébouriffés, les yeux fermés, plus elle le frappa plus il la serra fort :
--- Ma chérie ! Liên ma chérie ! C’est moi ! C’est moi !
Mais sa femme n’entendait plus rien, la tête en arrière, les yeux fermés, les deux crânes dans ses mains, elle frappa… frappa… frappa…! Et tomba inanimée.
Après avoir enterré sa femme sommairement il continua à tirer la charrette et son enfant. Tout ce qui était encombrant et pesant avait été abandonné sur place. Ils se déplacèrent comme deux mendiants. Chaque fois que la lune se montrait claire et brillante il n’arrivait plus à dormir. Chaque fois, dans sa tête, l’image de sa malheureuse jeune femme, tombée dans la malédiction, lui paraissait insupportable.
Je me réveillai très tôt le lendemain matin. Avant de reprendre le chemin je me retournai pour regarder encore une dernière fois les deux silhouettes recroquevillées, côte à côte, dans un coin de la chaumière. Je fus attristé par cette histoire et réfléchis beaucoup sur la vie et ses mystères. Sur la surface de la digue, des herbes sauvages étaient encore chargées des gouttes de rosée. Au large, la marée, montante la veille, s’était retirée en laissant des flaques d’eaux qui miroitaient. Le long de la digue, la forêt de mangroves s’étalait à l’infini. Plus loin devant moi, le globe rouge vif du soleil apparaissait de plus en plus net, gros comme un van, projetant une traînée rouge et longue sur la surface scintillante de l’océan. Je baissai la tête, mon sac en bandoulière sur les épaules et avançai tout droit.