Une Vie Au Vietnam (1934-1979)-tome1
14- ZONE MARÉCAGEUSE *
A l’époque, j’étais sale, vraiment sale mais je ne m’en rendais pas compte. C’était antihygiénique. Comme tout le monde était comme moi, on s’en moquait complètement. Aujourd’hui, dans une société civilisée, bien organisée, l’hygiène corporelle et publique est un sujet écologique dont on parle quotidiennement. En me rappelant du passé j’ai beaucoup de compassion pour moi-même et pour mon enfance.
La mouche et le moustique sont les deux insectes qui pullulent le plus sur notre planète. Plus on monte vers le pôle Nord plus il fait froid et cela les empêche de se multiplier. Par contre vers l’Equateur, deux conditions climatiques, la chaleur et l’humidité sont très favorables à leur multiplication. C’est pourquoi les Vietnamiens disent dans une petite chanson populaire :
Au ciel, les moustiques bourdonnent comme la flûte !
Dans les marécages, les sangsues barbotent comme des nouilles !
Ainsi est la vie quotidienne de la région de Cà Mâu ou de Đồng Tháp Mười dans le Sud du Vietnam. En entendant cette chanson on a la chair de poule. Le Nord du Vietnam ne veut pas perdre la partie. Les mouches vertes et les moustiques y sont légions. Non seulement ils profitent des conditions climatiques convenables mais aussi des déchets, des déjections humaines et celles des animaux domestiques. Dans la campagne, des latrines sont partout. C’est là que les mouches vertes se plaisent, comme au paradis. Les moustiques se multiplient dans des eaux stagnantes, des coins d’eaux, des étangs, des mares, des marécages et des rizières de paddy, surtout en été, grâce à la pluie et à la verdure ombrageuse. Il y a même un poème fait par Nguyễn Khuyến pour les louer :
Mois d’Avril, début d’Été
C’est déjà la canicule
Le chant des grillons fatigue les oreilles
La voltige des moustiques frappe au visage…
Oh Oui ! C’est vrai ! Ils frappent au visage surtout au soleil couchant. Souvent je cassais une branche bien feuillue de bambou pour taper autour de moi pendant un long moment mais ça ne changeait rien. Ils continuaient à danser autour de moi comme une provocation. Ils étaient partout à l’intérieur de la maison, sous la véranda, sur la cour, dans le jardin, sous le grand portail… J’ai vécu des moments identiques dans des zones perdues et marécageuses et j’ai senti une tristesse profonde causée par le paysage qui me rongeait. Ce n’était pas à cause de la pauvreté ni de la précarité. C’était une tristesse en soi, très typique des zones perdues dans la campagne. Au milieu de la nuit je me retournais sans arrêt pour chercher en vain le sommeil à cause de la chaleur. Il n’y avait aucun bruit sauf le chant des grillons au bout de la véranda, le bourdonnement des moustiques dans l’air… un concert monotone et sans fin. La Tristesse de Frédéric Chopin ne sera jamais à la hauteur. C’est le soupir du silence. Je m’allongeais immobile, pour sentir la nuit noire, dense, épaisse et palpable qui pesait sur mon corps. Le silence me vrillait les tympans. Dans le lointain, de temps en temps, un chien aboyait à la lune…
A l’époque j’étais au cours moyen un, dans l’école primaire de la Préfecture de Xuân Trường. L’établissement était au bord de l’arroyo Bùi, sur sa rive droite, un terrain qui appartenait au village Ngọc Cục. De ma salle de classe et à travers une fenêtre je voyais la toiture, courbée comme celle d’une pagode, de la maison de mon oncle Hội Như. J’y étais allé quelques fois pour accompagner mes parents. En y pénétrant je sentais le décalage important de température avec l’extérieur, grâce au carrelage dont la fraîcheur pénétrait à travers la plante de mes pieds. Les meubles étaient en bois de Teck, vernis et nacrés, multicolores. La surface des tables et des chaises était en marbre. Au milieu de la porte d’entrée était présenté un étalage d’armes blanches du moyen-âge.
Mon copain de classe, à l’époque, était Nguyễn Văn Kha, fils unique du chef du village de Kiên Hành, appelé Lý Năm. Il était plus petit que moi mais très malin. Et surtout, avec son strabisme convergent, il me paraissait très redoutable. Plusieurs fois je me demandais s’il me regardait moi ou s’il regardait ailleurs ! Nous étions en pension chez tante Hai Thuyên, une cousine de mon père. Nous partagions le même plateau au repas, le même lit la nuit. Elle s’occupait aussi de notre blanchissage. Elle avait des yeux rouges comme ceux d’un poisson. On aurait dit qu’elle était tout le temps en colère à cause de deux petits ptérygions qui avaient poussé jusqu’à presque fermer ses pupilles. Elle parlait fort. On l’entendait partout même de loin. Durant la famine de 1945, elle nous donnait chacun, au petit déjeuner, une poignée de pop-corn. Au repas principal, chacun avait droit à une seule crevette, sautée et salée, et, pour terminer, deux bols de riz. La crevette était tellement salée qu’on avait toujours soif après.
La première nuit nous nous étions allongés côte à côte, séparément car c’était notre première rencontre. Au fur et à mesure, et surtout pendant l’hiver, comme c’était un lit pour une personne, chacun tirait la couverture vers lui le plus possible. Quand nous avions sombrés dans un profond sommeil, nous nous entrelaçâmes sans le savoir. Une nuit, nous nous étions grattés jusqu’au sang. Quand nous nous sommes changés et avons pris un bain, tante Thuyên constata qu’il y avait plein de boutons rouges sur notre corps. Quelques uns saignaient, quelques autres portaient des croûtes. Tout de suite elle pensa que nous avions la gale. Alors elle est allée acheter un remède. Une sorte de caillou de couleur grise sale. Elle le frotta, le malaxa dans de l’eau pour obtenir une crème grisâtre très malodorante. Elle la badigeonna sur tout notre corps. Pendant la nuit et sous la couverture cette odeur maudite nous enveloppa, mais nous continuions toujours à nous gratter. Rien à faire. Quand nous sommes allés à l’école, nous craignîmes que les autres se moquent de nous s’ils découvraient que nous étions galeux ! C’était la honte !
Un beau dimanche matin, le ciel était clément, l’air était sec, le vent était doux. C’était une bonne occasion de se laver, de se changer et surtout de… se badigeonner avec cette crème. Tante Thuyên a ramassé nos vêtements sales pour le blanchissage. J’étais déjà dans la salle de bain prêt à me laver quand, je l’entendis crier :
--- Tịnh ! Où es-tu ? Apporte-moi un bol en grès, vite !
Tout nu, je me précipitai vers le panier de vaisselles, puis vers la véranda où se trouvait tante Thuyên pour lui passer le bol fêlé. Elle me l’arracha en hâte, étala ma chemise sur le carrelage là où il y avait le soleil. D’une main elle écrasa le bol sur ma chemise le long des lignes de couture. Des gouttelettes de sang apparurent et filtrèrent à travers le tissu. A ce moment-là j’ai compris ! C’étaient des poux ! Les grands et les petits furent écrasés sous le rouleau compresseur. Evidement, nous nous grattions jusqu’au sang toute la nuit malgré cette maudite crème. Alors, devant tout le monde nous éclatâmes de rire, un rire naïf, sans savoir que les poux ont tué beaucoup de gens dans le tiers monde. Dans un pays pauvre comme le nôtre non seulement on est mal nourri mais on est victime des poux. C’est une grande chance d’être encore vivant.
Sur la surface boueuse et glissante de la digue je baissais la tête et accélérais le pas, dans la joie d’une retrouvaille avec mon petit copain de classe. Kiên Hành était la terre natale de Kha. J’étais sur le chemin qui menait vers lui. Dans cette pensée je me retournai et trouvai que j’avais avancé trop vite, laissant mes parents très loin derrière. A côté de moi mon frère marchait en silence, il portait une grosse et épaisse couverture en coton. Le mistral fit rage, il y avait des nuages noirs et bas. Les gouttes de pluie devenaient de plus en plus grosses et denses. Le vent siffla en rasant la surface de la digue. La pluie frappa fort sur notre visage. Nous marchions en écrasant nos pointes de pieds profondément dans la boue pour ne pas glisser et tomber. Mon frère courba le dos en avant. La couverture absorbant des litres d’eau pesa sur lui. La bandoulière fut tellement tendue qu’elle menaça de rompre et ses jugulaires se gonflèrent comme des vers de terre. Nous étions tellement trempés que nous ne voyions plus clair. Nous tâtonnions dans la boue. Sur un bord de la digue je vis une très petite hutte de paille qui était presque écrasée sous la pluie. Une femme seule était moitié dehors. Sa robe mince était trempée et collée sur son corps. De temps en temps, elle sortait en courant pour ramasser des branches et des morceaux de bois, lancés par les vagues, éparpillés sur la digue. Plus la pluie était forte plus je marchais vite comme si je voulais me sortir de là. Autour de moi, il n’y avait que le vent, la pluie et les vagues… Devant moi, au pied et en dehors de la digue, la forêt de mangroves était immergée et disparaissait dans le lointain, sous le voile épais de la pluie.
Kiên Hành était une zone formée par l’ensablement le long de la côte. Avec le temps sa terre était devenue féconde, il y avait des marécages partout. La plage s’étalait sur une surface immense et peu profonde jusqu’au large, idéale pour les pêcheurs. Le village était entouré d’une digue construite depuis très longtemps. A l’intérieur de la digue, le terrain de remblaiement était devenu des rizières fécondes, sur lesquelles le paddy s’étalait, comme un tapis vert, jusqu’à l’infini.
Ce n’était pas la première fois que j’allais à Kiên Hành. Quand j’étais encore tout petit, j’avais accompagné ma mère, pour assister aux obsèques de mon oncle Chỉ Hàm, le mari de ma tante. A l’époque, après deux jours de voie fluviale, nous avions accosté juste devant le grand portail de la maison de ma tante. Déjà on entendait l’écho de la musique funèbre, derrière la clôture épaisse de bambou. L’oncle Chỉ Hàm était mort depuis deux jours. Le cercueil, rouge doré, était présenté sur deux tréteaux au milieu de la maison, devant l’autel des ancêtres. Toutes les portes de la façade étaient ouvertes. A l’intérieur on apercevait les gens et les objets à la lueur des bougies.
Devant la véranda, et sur la cour, il y avait une bâche en lattes de bambou tressées. Juste au milieu, et devant le cercueil, il y avait son portrait, présenté à côté d’un bol de riz sur lequel se trouvait un œuf dur percé par une paire de baguettes. Le brûloir d’encens était devant le portrait, il y avait deux bougeoirs sur chaque côté, des tables et des chaises tout autour. Des vers en caractères chinoises, des calligraphies étaient suspendues sur les cloisons sous la bâche. Je sautillais tout autour au milieu de cette ambiance, le cœur plein de joie. Chaque fois que le tambour et le gong se faisaient entendre ma tante éclatait en sanglots avec une voix étouffée et plaintive. Tout le monde était en blanc, flottant dans leur costume traditionnel très large. Ma tante était assise sur le coin d’une natte, à côté du cercueil, pour recevoir des gens. Ses cheveux étaient ébouriffés sous un capuchon blanc, il me fallut un long moment pour la reconnaître.
Le cercueil fut transporté, sous un air sinistre, joué par l’orchestre funèbre et au milieu des sons de tambour, de gong et de pleurs. Celui qui dirigeait les transporteurs devait crier fort pour qu’on l’entende. Il portait une robe noire, un ruban noir, un pantalon blanc et une ceinture blanche. Les transporteurs portaient le même costume mais avaient les pieds nus. Il les dirigeait en faisant claquer une paire de castagnettes en bois noir, les yeux toujours fixés sur le cercueil. Tout en marchant à reculons il cria fort :
--- Au premier claquement, agenouillez-vous ! Au deuxième, épaulez ! Au troisième, levez-vous !
A ses ordres les transporteurs se mirent en rythme. Le cercueil monta doucement et se dirigea vers la sortie dans le brouhaha de la trompette, des pleurs, du gong et du tambour. Au bout d’un moment le cercueil fut installé correctement sur une charrette funèbre. Tout le cortège le suivit, ma mère serra ma main, de peur que je m’égare dans la foule. Elle avança lentement à côté des autres. Je me sentis immergé dans la couleur blanche. Au loin, sur la première ligne, la trompette gémissait, les calligraphies tanguaient dans le vent, les castagnettes faisaient résonner leurs coups secs et monotones…
Vers midi, tout le monde monta dans cinq grandes barques, en file indienne, le long du bord de l’arroyo. Le cercueil était installé sur la troisième. Le cortège funèbre quitta le quai et pénétra progressivement dans la forêt de mangroves aux racines aériennes et serpentantes, à moitié trempées dans la boue. Sur l’eau, des lingots d’or factices, en papier, flottaient à la dérive ou étaient coincés parmi les racines. Je n’entendais plus les pleurs, sauf l’écho de la trompette qui s’estompait au fond de la forêt sombre. L’oncle Chỉ Hàm reposait tranquillement, pour l’éternité, sur un plateau au milieu de la jungle.
Ce jour-là j’étais allé à Kiên Hành avec naïveté. Mais maintenant devant les mêmes décors il y avait en moi un grand changement. Cette zone marécageuse était toujours identique. Il n’y a que l’homme qui s’angoisse. Manger, se vêtir, s’abriter… tout devenait maintenant improbable.
Toute ma famille était venue s’abriter chez mon oncle Khóa Ru, le cousin de mon père. Ils avaient le même âge. D’après l’astrologie chinoise, mon père tenait de l’astre Thiên Tướng, c'est-à-dire qu’il était d’un tempérament de feu, maigre, de peau mate, qu’il aimait les femmes et l’alcool ! Mais en regardant mon oncle je trouvais qu’il était tout à fait le contraire. Il était lent et taciturne, doux comme un Bouddha avec deux pommettes roses. Le seul point commun avec mon père était la pipe à eau. Après chaque aspiration de tabac il avait une quinte de toux qui faisait trembloter ses joues. Me voyant là, à côté de lui, il ne disait rien mais humectait ses lèvres avec sa langue et me souriait.
La maison de l’oncle Ru se trouvait au milieu du hameau, sur un terrain de cinq hectares, carré comme un gâteau de riz au jour de Tết. De loin on ne voyait que le portail badigeonné de chaux blanche contrastant avec la verdure sombre tout autour. C’est ici, dans cette région, que, depuis longtemps, les gens du village de Hành Thiện avaient construit leurs fermes. Du portail je comptais les maisons l’une après l’autre. A droite il y avait l’oncle Kiên, monsieur Trang, tante Lân, l’oncle Cẩn. A gauche, monsieur Chánh, monsieur Lý Năm… Toutes les maisons étaient clôturées d’un mur haut de deux mètres, avec jardin, un étang pour l’élevage de poissons et une cour pavée assez large convenable aux travaux agraires. A l’occasion de l’évacuation chaque maison reçut à peu près cinq autres familles. Pourtant il y avait encore de la place. La plupart étaient des collégiens et collégiennes quand on avait fermé les établissements pendant les bombardements. On mangeait et on jouait comme on voulait et quand on voulait. C’était des grandes vacances interminables !
Quand on séjourne longtemps au bord de la mer on peut observer des phénomènes marins. Il y a des jours où la mousson souffle du large vers le continent, alors l’océan bouillonne. L’air est humide comme une serpillère trempée. Dehors il fait grand soleil mais à l’intérieur de la maison partout dans les recoins c’est humide.
Le bouillonnement de l’océan se faisait entendre très loin jusqu’à dix kilomètres comme le bruit d’un moteur géant. Je me tenais debout sur la digue et regardais loin jusqu’à l’horizon. La surface de la mer était calme et scintillante, il n’y avait aucune vague. Au loin, très loin, le ciel était brumeux. Il n’y avait aucune voile.
Quand l’océan bouillonne, ça dure parfois une dizaine de jours, et la pêche est très médiocre. Par contre, pendant ce temps-là, avec la mousson, des larves pullulent dans des rizières. Elles sont multicolores, grosses comme le bout d’une baguette et surtout comestibles. Des pêcheurs s’adonnent à la fête. Ils les transforment en une sorte de crème salée et sucrée appelée mắm rươi. Ils ont une recette délicieuse avec la poitrine de porc bouillie et émincée tartinée de mắm rươi, couplée avec des oignons verts trempés dans de l’eau bouillante et du marc de riz ! Mais attention ! Celui qui a du paludisme doit s’en abstenir, ce serait fatal pour lui.
Un autre plaisir gustatif, au bord de l’océan, ce sont les fruits de mer frais, les crustacées et les poissons fraîchement pêchés. On peut en manger à volonté, sans avoir besoin de garniture. Si on déguste une gamba non décortiquée, sautée jusqu’à ce qu’elle soit dorée et croquante, salée et poivrée, on ne l’oubliera jamais. Un autre délice très spécial, sobre et simple, souvent consommé par les pêcheurs, est la méduse !
Un beau matin, nous étions allés ensemble à la mer. La marée montante la veille s’était retirée laissant des monticules d’algues sur le sable. La plage était miroitante et éblouissante. Tout à coup, ma cousine Lựu nous héla :
--- Hé ! Oh ! Une méduse ! Une méduse ! Une médu.u.u.se !
Nous nous précipitâmes dans cette direction. Une méduse, d’un mètre et demi de diamètre et d’une trentaine de centimètres d’épaisseur, s’était échouée sur la plage. Elle était comme un plateau géant transparent de gélatine. Au centre, surmontait la tête qui contient des petits globules multicolores mais venimeux. Rapidement Lựu prit un bâtonnet de bambou très mince. Elle trancha la tête et la lança loin. Ensuite, elle versa du sable sur son corps et le piétina pour enlever la pellicule de peau rugueuse. Une fois la méduse lavée, elle la découpa en petits morceaux et les mit dans un sac. Le long du chemin de retour, nous cueillîmes des fruits de mangroves, au pied de la digue. Arrivée à la maison, Lựu pila les fruits, en une sorte de pâte de couleur mauve. Elle commença à mettre les morceaux de méduse dans un vase en grès. Elle alterna les couches de méduse avec les couches de pâte de mangrove puis elle ferma le vase avec un couvercle. Le lendemain matin les morceaux de méduse furent présentés sur une grande assiette comme des morceaux de flan. La chair de méduse, sous l’effet du tanin de mangrove, était devenue croquante. Chaque morceau fut tartiné de sauce à la crevette et quelques gouttes de citron vert, du poivre et du piment, c’était un vrai délice de la mer !
Devant le portail de chaque maison il y avait un petit canal qui contournait le hameau, très pratique pour les barques de ravitaillement et de récoltes à chaque saison. A midi quand il faisait très chaud, Kha et moi nous nous asseyions au pied d’un pont à l’ombre d’un arbre. La brise était douce. Des bambous chuchotaient, se frottant les uns contre les autres avec un bruit de grincement. De temps en temps on entendait le chant d’un coq, venant du fond du hameau, ou le cri d’une caille dans un buisson. Une pie venant de loin se perchait sur la cime effilée des bambous. Un roitelet émettait ses cris tic, tic, en cherchant sa proie dans des haies. Sur la rive d’en face, dans des rizières, le tapis de paddy, secoué par le vent, faisait des vagues vertes qui se succédaient sous le soleil. Nous restions assis silencieux. Je cueillis une feuille de liane devant le portail et en fis une jonque, la posai sur la surface de l’eau. Elle avança au gré du vent. Kha ligota une libellule, au bout d’une ficelle d’une canne à pêche, et la mit devant l’ouverture du tunnel d’un crabe au bord de l’eau. Celui-ci hésita un moment avant de se décider à sortir, il tâtonna pour attraper sa proie, Kha attendit qu’elle soit bien mordue pour soulever la canne doucement. Dans sa gourmandise le crabe ne voulut pas lâcher sa proie. Il se balança au bout de la ficelle et nous fit éclater de rire.
Dans la maison de l’oncle Ru il y avait un grand étang d’élevage de poissons. Sur son bord il y avait un vieux figuier plein de fruits. Je montais souvent sur son tronc, penché vers l’eau, pour cueillir des figues. Celles-ci, une fois mûres se fissurent et s’ouvrent pendant la nuit comme des étoiles à cinq pétales. Au matin je les trouvais portant encore des gouttelettes de rosée. Les pucerons qui étaient à l’intérieur étaient partis. C’était un délice de la campagne. Elles avaient un goût spécial, sucré et parfumé. A la tombée de la nuit, entre chien et loup, nous étions allés au bord de l’étang pour voir Hiển pêcher des poissons chats. C’est seulement à ce moment que ces animaux chassent leurs proies. Il faut écouter attentivement, si on entend le bruit tac…tac sous l’eau, c’en était un. Mais le pêcher est une autre affaire, il faut avoir beaucoup de patience.
J’avais un autre cousin qui s’appellait Viên. C’était un libraire dont la boutique était à Nam Định. Lors de l’évacuation, il amena avec lui plusieurs cartons. Un jour je trouvais des cafards qui se promenaient par ci par là, je cherchai à savoir où se trouvait leur abri. C’était horrible ! Une myriade d’insectes, une centaine, gros et petits, qui se rassemblaient en un cercle, sur le mur derrière les vases de riz dans un dépôt. Ils étaient là, tranquilles, à secouer leurs longues antennes. Ma tante dit que c’était une bonne chose. Car c’était un signe de richesse ! Comme elle me disait souvent que le nước mắm qui contient des asticots est toujours le meilleur ! C’était un heureux hasard. A côté des cafards j’avais trouvé les cartons de mon cousin. Sur chaque bouquin se trouvait imprimé le logo de son magasin. Peut-être que pendant la tourmente de l’évacuation il avait jeté, pêle-mêle, des livres dans ces cartons pour les emporter à la hâte. J’étais heureux d’être tombé sur des romans du groupe des écrivains progressistes vietnamiens Tự Lực Văn Đoàn. Depuis ce jour, chaque midi si je n’étais pas avec Kha, je me faufilais entre ces cartons, ces vases et ces cafards. J’avais lu Thạch Lam et j’étais captivé par son style doux et léger dans Ngọn Gió Đầu Mùa (La mousson).
De l’autre côté de la cloison du dépôt il y avait la chambre habitée par la famille de madame Phúc et ses deux jeunes filles. A travers le mur j’entendis l’une chanter :
‘…quand arrive la mousson parfumée, oh ! des oiseaux migrateurs…’.
Lire Thạch Lam en écoutant cette chanson ! Je fermai les yeux et posai mon livre sur ma poitrine en imaginant le souffle et le visage de la jeune fille aux cheveux tombants sur ses épaules. Tout à coup je sentis monter en moi une nostalgie, une douceur indescriptible…
A l’époque où nous étions ensemble en pension chez tante Hai Thuyên, Kha me racontait souvent sa terre natale Kiên Hành. Il me parlait d’une espèce de fleur, dont la fragrance est exquise, du nom de hoa móng rồng (griffe de dragon). Plus il fait beau plus elle sent bon. Je m’en souvins et lui demandai de me la montrer. Mais à ce moment-là il n’y avait que des boutons qui venaient de se former entre les feuillages, dans un coin de la cour. La plante était à hauteur de mes épaules et très feuillue. Les boutons avaient la même couleur verte que les feuilles. J’attendis un grand soleil pour m’en donner la joie.
Un jour, le soleil fut ardent, j’étais comme un chien reniflant l’air. Dans la brise du soir je sentis le parfum très connu dans le jardin de mon grand-père à Hành Thiện. Plus je tâtonnais vers cette griffe de dragon plus le parfum était exquis. En cherchant dans les feuillages je découvris que les boutons s’étaient épanouis. Les fleurs étaient de couleur jaune clair, cinq pétales longs et effilés, légèrement tordus. En les contemplant je vis qu’elles ressemblaient vraiment aux griffes de dragon, sur les estampes chinoises. Plus je collais mon nez sur la fleur moins je sentais le parfum mais l’air autour de moi était imprégné d’une fragrance exquise. J’étais en train de réfléchir si ce parfum venait vraiment de cette fleur quand, tout à coup, j’entendis le bruit de quelqu’un, en train de se doucher en versant de l’eau. J’écartai les feuillages. A travers la verdure je ne vis qu’une partie trempée du dos de la personne. ‘Elle’ se concentrait à se frotter. Je regardai, caché, comme un intrus. Mon cœur battit plus vite. ‘Elle’ ne se doutait pas de ma présence et continua à se verser de l’eau, en étirant tout son corps sous le jet d’eau. Je restai immobile, comme un arbre, et ne quittai plus des yeux ce spectacle, mes oreilles chauffèrent. Au bout d’un moment tout fut silencieux. J’entendis un froissement. ‘Elle’ était en train d’enlever son pantalon mouillé, collé à son corps. La partie basse de son anatomie se retourna dans ma direction. Je retins mon souffle… Tout à coup j’entendis ma tante Ru appeler derrière le jardin :
--- Tư (le jardinier) ! Où es-tu ?
--- Je suis en train de me doucher, madame !
Ce fut comme une gifle en plein visage, je filai en vitesse dans la cour, comme un chien la queue basse. Comme si une douche froide m’avait réveillé, je m’efforçais de me comporter normalement. Le soleil se couchait. J’étais déjà au milieu de la cour et je m’aperçus, à ce moment-là, que la griffe de dragon dans ma main était complètement écrasée.
Survivre est parfois très difficile. L’argent filait entre les doigts et le vase de riz se vidait. Le paddy sur trois hectares de rizières de mon père était déjà mûr mais on ne pouvait pas payer d’ouvriers récolteurs. Nous devions le faire nous même. Je découvris que l’image romantique des champs avait disparu et que chaque feuille de paddy était tranchante comme une lame de couteau. Après une journée de travail mes mains étaient toutes rouges et gonflées de démangeaison et prurigineuses. Finalement la récolte fut faite, il y avait des bottes de paddy posées au milieu de la cour. Arriva une autre besogne, le rouleau compresseur. C’était un grand bloc de pierre cylindrique, très lourd, d’un mètre de long et quarante centimètres de diamètre. Mes deux frères n’arrivaient pas à le tirer correctement je devais les aider en poussant. Nous devînmes peu à peu de vrais professionnels. Quand le travail fut fini je me reposai en regardant le paddy jaune, éclatant sous le soleil. L’odeur, très agréable, de la paille verte, me donnait un goût sucré dans la gorge. Le jour suivant, quand je tins un bol de riz fraîchement récolté dans mes mains, l’odeur du riz parfumé embauma l’air et je me dis que nous n’étions pas des bons à rien. Avant la consommation, mon père n’oubliait pas de rendre hommage à Dieu et à nos ancêtres qui nous avaient soutenus dans des jours difficiles.
En face de la maison de l’oncle Ru, au loin et vers la droite, il y avait une petite église. La nef dépassait les huttes délabrées du marché tout près. Le terrain était boueux à chaque pluie. Ma sœur y avait elle aussi un petit étal de bazar pour gagner quelques sous. En dehors des articles en vrac comme miroirs, peignes, bijoux en toc, mercerie…on y trouvait des produits du terroir et surtout des poissons, des crustacées, des fruits de mer. Un jour j’étais venu au moment où il tomba une pluie diluvienne. Tout le monde fut trempé comme des rats d’égout. Une vendeuse d’une vingtaine d’années portait une jupe mince et courte. Celle-ci fut trempée, collée à sa peau et retroussée jusqu’aux hanches, découvrant une cuisse pulpeuse toute blanche. Me voyant les yeux grands ouverts, elle rougit de honte, en essayant de la remettre correctement, mais en vain. Ses cheveux gorgés d’eau tombèrent sur ses épaules ruisselantes. Elle n’arrêtait pas de regarder le ciel puis de me regarder. Finalement elle prit un panier pour se recouvrir comme dernière solution. Mais le panier était tout trempé.
C’était inéluctable, les troupes françaises occupèrent presque toute la région du Delta du fleuve Rouge et tout le monde se demanda s’il fallait rester ici ou évacuer ailleurs. Des explosions se faisaient entendre de plus en plus proche. L’ordre d’évacuation fut lancé. Ma mère dit :
--- Où devons-nous aller maintenant ? Il n’y a qu’une seule solution c’est d’aller à la plage !
Ce soir-là, dans le salon de l’oncle Ru, il régna une atmosphère très tendue. Tout le monde se rassembla autour d’un officier de police communiste (công an) pour l’écouter. Il nous raconta le déroulement du combat qui s’était passé dans notre région. Il parla de beaucoup de choses mais je n’en retins qu’une. C’était lui qui avait poignardé le Sous-préfet, en cachette, lui transperçant le cou. La pointe du poignard s’était coincée sur son bureau où se trouvait le plan du combat. Son visage plongeait dans une flaque de sang. Comme pour prouver son acte héroïque il enfonça son poignard sur la table devant nous, ses yeux scintillèrent de fierté. L’image de cette nuit ne m’a pas influencé à l’époque car j’étais encore tout petit. Aujourd’hui cela me fait réfléchir. Du Nord au Sud du Vietnam, pendant la lutte pour l’indépendance, je me demande combien de gens, patriotes mais anticommunistes, ont été exécutés de cette façon ?
Après l’anecdote de ce công an tout le monde fut écoeuré. Finalement il donna l’ordre que, dès le lendemain matin, tout le monde évacue la digue, sur la plage pour attendre le résultat final. Après qu’il ait quitté la salle mon père découvrit qu’il avait perdu sa paire de lunettes.
Nous nous déplaçâmes, dès l’aurore, vers la plage, la palanche pesait sur nos épaules. Il pleuvait. Le pont de bambou sur pilotis était plein de boue gluante. Ma famille s’abrita sous la hutte d’un couple de pêcheur, sur la digue. Nous étalâmes des nattes sur le sol salé. Nous avions faim. Mon frère aîné avait eu l’idée de louer une pirogue. Avec sa femme il attendit la nuit, pour affronter la mer, dans l’intention de suivre la trace des communistes. Cela avait beaucoup attristé mon père. Avant la séparation nous nous rassemblâmes au pied de la digue, à côté de la pirogue, devant la mer. Cette nuit était bien noire et nous étions trempés sous la pluie. Mon père donna à mon frère son réveil en lui disant d’un air désespéré :
--- Je n’ai rien à te donner sauf ceci. Prends le et garde le, en souvenir de moi.
Tout le monde était silencieux. Je n’entendais que la pluie qui tombait sur la surface noire de la mer. La marée montante tapait fort au pied de la digue. Je devinais la souffrance de mon frère prêt à quitter la famille. Il gardait le silence. J’entendais sa femme pleurer doucement. Heureusement l’esprit de famille est toujours le plus fort. A la dernière minute, il a changé d’idée. Ils s’embrassèrent tous les deux. Mon père soupira de soulagement. Quand nous retournâmes vers la hutte du pêcheur, sa femme nous regarda, elle était très étonnée de nous voir dans cet état, tout le monde était trempé. Cette nuit-là, ce fut la première fois que dès que mon père s’allongea il sombra tout de suite dans un sommeil tranquille.
Le matin, la première chose à faire était d’aller chercher du bois pour faire la cuisine. Ce n’était pas loin. La veille, la mer avait jeté sur la digue de nombreuses branches et des morceaux de bois usés. Nous les ramassions et les faisions sécher sous le soleil. Les branches de pin, encore vertes, brûlaient facilement grâce à la résine. Nous ne savions que faire toute la journée, nous cherchions du bois pour le repas du soir. Le bon Dieu nous avait soutenus. Au soleil couchant, la marée monta, apportant avec elle une multitude de crabes et de crevettes. Ils flottaient à la dérive, sur l’eau, et s’approchaient de nous. Je n’avais qu’à les ramasser à l’aide d’un petit panier. Ce soir-là toute la famille eut un repas copieux. Je pensais que je n’avais jamais fait un si bon repas.
Nous restâmes deux jours sur la digue en attendant des nouvelles. La digue était comme un rempart. Des tirs sporadiques et des rafales se faisaient entendre dans le village. Monsieur Chánh était un homme très actif. Il était presque en permanence sur la digue pour observer la situation. Au matin du troisième jour, je l’entendis crier de joie, son cri parut plus fort que les vagues et le vent :
--- Ils se rendent ! Ils se sont rendus ! J’ai vu le drapeau blanc !
Tout le monde se précipita sur la digue pour regarder dans la direction qu’il indiquait. Sur la nef de l’église, loin, très loin, je vis flotter le drapeau tricolore et un drapeau blanc un peu plus bas. Bien qu’ils soient tous petits, tout le monde les avait vus. C’était bizarre ! Les troupes françaises occupaient notre village mais tous les villageois étaient heureux comme pour un jour de fête !
C’était vraiment triste. Cette année-là (1947) les gens de Kiên Hành avaient découvert le vrai visage du communisme et avaient compris cette idéologie maudite. Malheureusement, tous les pays d’Europe de l’Est, et le monde entier durent attendre jusqu’en 1989, pour découvrir la réalité. C'est-à-dire plus de quarante ans après !
Les paysans vietnamiens sont laborieux et patients. Ils sont naïfs et font très facilement confiance aux autres. Cette fois et encore une fois ils sont retombés dans le piège des communistes du Nord Vietnam. Ce sera très long pour qu’ils puissent s’en sortir.