Une Vie Au Vienam (1934-1979)- TOME2
TOME 2
Terre natale – Le Sud du Viet Nam
1- Le Lycée Des Pans Violets *
Le Dakota s’inclina, vira et descendit peu à peu. Je regardai ma montre. Il était trois heures de l’après-midi.
Les rayons solaires étaient d’une couleur jaune orangée. A travers le hublot une zone urbaine s’approchait, il y avait des lotissements partout. Je m’attachai au siège, le cœur palpitant. Tout à coup mes oreilles se bouchèrent, l’avion plongea légèrement en avant, et en même temps, le bruit du choc des pneus sur le bitume, accompagné de quelques secousses, me dit que nous étions arrivés. L’avion ralentit en changeant de direction vers le portail d’un hangar et s’arrêta. Nous descendîmes en file indienne. Je regardai la voûte céleste et inspirai profondément l’air frais, très agréable, du Sud. Malgré les rayons du soleil de l’après-midi, la brise était d’une fraîcheur particulière. Cette première impression me permit de distinguer les deux climats. A cette heure dans le Nord on n’avait jamais cette sensation. Exposé directement au soleil on sentait la chaleur accablante mais à l’ombre on avait la chair de poule. Dans le lointain une pancarte affichait que nous étions sur l’aéroport Tân Sơn Nhứt. Je me suis dit qu’il fallait que je m’adapte à la prononciation du Sud. Nhứt c’est Nhất.
Après quelques démarches administratives nous sommes montés dans les autocars qui nous attendaient. Le convoi se dirigea vers Saïgon. Il y avait des jardins fruitiers et potagers des deux côtés de la route. Un système de poulie et de godets se balançait au dessus des puits d’eau douce. Des banlieusards s’affairaient à l’arrosage. Des hameaux tranquilles et calmes, des toitures en tuiles défilaient devant nos yeux. Le convoi passa un arroyo sur un pont en briques, le paysage changea indiquant qu’on entrait dans le centre ville. Les rues bien droites, les trottoirs bien propres et ombragés, les villas avec leurs jardins arborisés donnaient une sensation de fraîcheur et de tranquillité. Le convoi contourna quelques rues avant de s’arrêter devant une construction coloniale qui me sembla être un établissement scolaire à cause de son style architectural traditionnel.
C’était le Lycée Gia Long des jeunes filles dont les tuniques uniformes avaient des pans de couleur violette. Les gens d’ici l’appelaient traditionnellement le Lycée Des Pans Violets (trường nữ trung học áo tím). Il occupait un terrain très vaste. Il était entouré sur trois côtés par de grandes rues, et protégé par une palissade en fer forgé énorme et pointue, plantée dans du béton et dépassant la tête d’un homme. Ses murs étaient peints de couleur coquille d’œuf. Toutes les fenêtres de l’étage supérieur, au moment de notre arrivée, étaient largement ouvertes. C’étaient les dortoirs de l’internat. Ils étaient utilisés provisoirement pendant ces grandes vacances pour nous accueillir dans un premier temps. Bien que ce lieu ait été notre première étape d’immigration il est toujours resté, pour moi, un beau souvenir.
Prendre l’avion pour la première fois m’avait donné un léger vertige et un peu de fatigue. Mais quand je vis cet établissement scolaire, si imposant et spacieux, ça me redonna de l’énergie. Quand je regardai la banderole accrochée sur la façade du grand portail je pensai à toute l’organisation que les aînés avaient faite pour les nouveaux inscrits comme nous :
Bonjour aux compatriotes du sud Vietnam
Les étudiants de l’Université de Hanoï
Tout le monde traversa le portail sous cette banderole pour accéder à la porte d’entrée. Dans un grand hall, à droite et à la hauteur de quatre marches il y avait une salle meublée d’une table et d’une chaise. Un étudiant y était en permanence, pour l’accueil. Devant lui, un grand cahier, largement ouvert, contenant la liste des arrivants des contingents de chaque jour. Après quelques formalités il nous conduisit à l’étage, par un escalier en briques. Nous venions du deuxième vol du premier jour, on n’était pas encore très nombreux.
J’hésitai au milieu d’un couloir long et large, plein de fraîcheur, et ne sus comment choisir, à droite ou à gauche. Il y avait deux longs dortoirs, occupant toute la longueur de l’aile droite et de l’aile gauche de l’établissement. Dans chaque dortoir, deux rangées de lits individuels, muni chacun d’une armoire basse, d’une table de nuit avec accessoires, posés le long des deux rangées de fenêtres, un passage entre les rangées de lits, trois ventilateurs fixés au plafond. Dehors, les derniers rayons du soleil projetaient des ombres sur le mur, venant des arbres du jardin en bas. La brise, qui sentait une sorte de fleur rare, faisait se balancer ces images. Les installations sanitaires étaient au fond du dortoir. Çà et là quelques lits, muni chacun d’une moustiquaire, étaient déjà occupés. Attirés par la clarté du dortoir, Phan Trần Đạo et moi décidâmes d’y entrer et choisîmes deux lits côte-à-côte juste à côté des fenêtres. Quelques compagnons inconnus levèrent leurs bras vers nous en signe de bienvenue.
Après ce soir-là, selon le rythme des contingents, un grand nombre de lits furent occupés. Le va- et-vient s’anima dans le brouhaha. On se héla, on échangea les places pour être ensemble ou en groupe. Il y en avait un qui avait apporté avec lui un microphone, un tourne-disque et un magnétophone ! J’avais observé particulièrement un étudiant maigre, chauve et de haute taille, la peau mate, le visage émacié avec une barbe clairsemée mal rasée qui lui donnait l’air d’un artiste. Il posa minutieusement un violon sur son lit et, à côté de la fenêtre, un pupitre sur lequel une partition était ouverte.
Après le dîner il fit très, très chaud. Une grande averse éclata. En peu de temps elle chassa totalement la grande chaleur. Les lampadaires, sur les trottoirs, projetaient une lumière jaune à travers un rideau de pluie comme tissé par des fils d’or. La pluie m’avait coupé l’envie de me balader autour du quartier. Je me contentais de ranger mes petites affaires et de préparer mon lit au milieu du chahut de cette jeunesse et des derniers arrivants de la journée. Tout à coup, j’entendis des coups d’archet. L’artiste commença à accorder son violon. On entendit les premières notes, hésitantes, peu à peu les notes formèrent une mélodie très connue, par nous tous, la chanson « Tu es venue me voir un soir de pluie » du compositeur Tô Vũ. Quelqu’un l’accompagna en sifflant, l’artiste connaissait cet air par cœur, il ferma les yeux, on apercevait sa silhouette et son instrument sur le fond du rideau de pluie, à travers la fenêtre, les notes vibrèrent, gémirent, sanglotèrent… Tout le monde retint son souffle. Quand la mélodie se termina, il y eut un silence total. Tout à coup, des applaudissements éclatèrent parmi des cris bis ! bis ! Puis une voix se leva :
--- Eh ! Hoạch ! Hoạch ! Encore ! Encore ! Tu as choisi le bon moment !
Le violon de Đoàn Mạnh Hoạch avait éclaté en sanglots ce premier soir de notre immigration. Dix ans plus tard ce docteur en médecine au cœur d’artiste a succombé sous les rafales des communistes, sur un champ de bataille, pendant qu’il s’occupait des combattants blessés. Il fut le premier médecin mort pour la liberté de son peuple. Cette terrible nouvelle se répandit très vite dans l’armée du Sud Vietnam. On en a beaucoup parlé. Les années suivantes (1963-1974) quand la guerre éclata sur presque tout le territoire du Sud, d’autres médecins célèbres comme Trương Bá Hân, Nguyễn Văn Nhứt, Lê Hữu Sanh, Bửu Trí, Đỗ Vinh… tombèrent tour à tour, arrosèrent nos sillons de leur sang, succombèrent pour la Liberté et pour les Droit de l’Homme.
Après la division territoriale et l’immigration d’un million de citoyens du Nord vers le Sud personne ne soupçonnait encore la sournoise intention de Hồ Chí Minh et de son parti d’annexer le Sud du Vietnam, premier blockhaus anticommuniste des pays de l’Extrême Orient.
Quand j’étais dans le Nord, j’avais souvent entendu parler de Saïgon et du Sud Vietnam. Ce territoire très fertile est un don de Dieu et se compose principalement de deux parties. Une moitié est recouverte de forêts vierges, dont la verdure épaisse, très ombrageuse, est favorisée, depuis des siècles, par les laves volcaniques. L’autre est le delta du Mékong et de ses multitudes affluents et arroyos. En plus il bénéficie d’un climat tropical et a deux saisons distinctes, la saison de pluie et la saison sèche. Ces trois facteurs bénéfiques se concentrent dans cette zone et la transforment en une région dont la prospérité se confirme par l’agriculture, l’élevage, la production forestière et la pêche. La ville de Saïgon était le point de départ de la Colonisation Française qui l’a transformé, peu à peu, en un centre de commerce et de transactions internationales. Dès mon enfance j’ai entendu raconter que quelques uns de mes proches avaient réussi à s’y installer et faire fortune. On disait souvent que Saïgon était une ville de rêve et de bonheur.
Le hasard m’avait poussé jusqu’à cette ville reconnue comme le lieu de toutes les opportunités. J’étais au milieu d’une zone urbaine grouillante de monde, il y avait des boulevards immenses, longs et ombragés, sur lesquels roulaient sans cesse des véhicules de toutes marques. Je n’ai vécu à Hanoï que quatre ans. C’était court mais suffisant pour que je puisse la comparer avec Saïgon. Hanoï était la capitale, une petite ville culturelle. Les Hanoïens avaient un comportement réservé, fermé, presque taciturne. Saigon était tout le contraire. C’était une ville commerciale, ouverte au monde entier, dans une atmosphère animée en permanence et ça se voyait dans tous les coins. Les Saigonais étaient souvent bavards, francs, querelleurs et bagarreurs. On aurait dit qu’ils étaient insouciants de tout, même de l’avenir, car la vie y était facile. Dans les rues, sur les lieux publics, aux marchés… des travailleurs, des artisans, des marchands ambulants… toujours souriants. Et surtout, les femmes les filles étaient belles, épanouies et parées de beaucoup de bijoux. Jamais dans le Nord je n’avais assisté à une telle ambiance.
Pendant les premiers jours nous avons vécu tranquillement dans cet établissement scolaire, comme des touristes, dans un grand hôtel, lors de grandes vacances. Tard chaque après-midi, je m’asseyais sur un banc de pierre, dans le grand jardin tapissé de cailloux blancs, à l’ombre d’une rangée d’arbres. Le milieu du terrain était réservé pour le basket-ball et le volley-ball. A l’intérieur et le long des ailes de l’établissement il y avait des couloirs immenses avec trois tables de pingpong et un piano droit. La nourriture et la boisson étaient fournies par les organisateurs. Rien n’était plus agréable.
Un beau matin, l’enthousiasme s’empara de nous. On avait envie de visiter un peu le quartier et la ville mais on ne savait par quel côté commencer. J’entrai donc dans une librairie pour demander une petite carte du quartier. On héla un cyclopousse motorisé (qui n’existait pas à Hanoï). En nous écoutant le conducteur comprit vite que nous étions du Nord. Nous nous sommes installés dans l’engin et, tout de suite, sans nous demander où nous voulions aller, il fit vrombir son cyclopousse, créant un nuage de fumée, et fonça rapidement le long du boulevard. On se sentit pousser des ailes ! Comme c’était la première fois et que nous roulions très vite, nous avons eu peur d’avoir un accident. On avait une double sensation, la peur et l’excitation. J’ai dû m’accrocher fortement à la paroi pour ne pas être projeté en avant. Ainsi on n’avait rien pu voir, mais on était content de cette petite course. Au retour et au moment de régler la course on n’avait pas assez de monnaie. Le conducteur devait nous rendre cinquante centimes. Lui non plus n’avait pas de monnaie. « Pas de problème ! » A-t-il dit. Il déchira une piastre en deux morceaux égaux et m’en donna un ! C’était hilarant ! Je pensai que la vie ici était vraiment facile, trop facile.
Cela me fit penser à une anecdote qui racontait comment un gentleman de Bạc Liêu ‘consomma’ son argent. Il s’est éclairé en flambant un billet de cinq cents piastres pour chercher une savate égarée sous son lit ! Exactement comme Serge Gainsbourg qui, par provocation, brûla un billet de cinq cents francs pour allumer une cigarette.
Le lendemain matin nous avons voulu visiter la ville avec un taxi (qui n’existait pas non plus à Hanoï). Nous étions comme deux paysans venus en ville pour la première fois. La ville de Saïgon était immense et le taxi roulait à grande vitesse. On n’avait pu rien voir non plus car on collait nos yeux sur le taximètre, dont les chiffres sautaient de plus en plus vite, et on avait peur de n’avoir pas assez d’argent pour cette course folle ! Finalement on dut se résigner à la visiter à pied, on s’était perdu dans les rues et on n’était rentré à l’établissement que très tard dans la soirée. J’espérais qu’on aurait plus de temps une autre fois.
A ce moment-là, au Sud du Viet Nam, plus d’un million d’immigrés créaient une charge très lourde au gouvernement Ngô Đình Diệm. D’un côté il fallait les nourrir et les installer quelque part, de l’autre, il fallait expliquer aux compatriotes au Sud les raisons de cette immigration. C’était le plus difficile et ça demandait beaucoup de temps. Il fallait que tous parlent d’une seule voix. Les étudiants pensaient avoir une part de cette responsabilité. Ainsi, dès les premières semaines, tout le week-end, entre 20h et 21h, une émission appelée ‘La voix des étudiants de l’Université de Hanoï,’ résonna sur les ondes de la Radio de Saïgon. Chaque fois que le générique lançait la chanson ‘Thăng Long Thành’ (la Citadelle Thăng Long-Hanoï), la voix captivante de Từ Ngọc Quang et de Nguyễn Quang Thành se faisait entendre partout. Nous formâmes une équipe d’artistes pour créer une atmosphère spéciale, après chaque éditorial et pendant une heure d’émission. On entendait Đoàn Mạnh Hoạch au violon, Đoàn Trọng Cảo (son frère) à l’accordéon et au piano, Ngô Đình Thuấn à la contrebasse, Từ Ngọc Quang au banjo, Trần Nguyên Bổng au saxophone… mais le clou de l’émission était toujours l’éditorial de Trần Thanh Hiệp et Phạm Văn Thuyết. Ainsi, et au fur et à mesure, les gens du Sud ont compris ce qu’était le Communisme bien qu’ils n’en aient jamais fait l’expérience eux-mêmes.
Pendant ce temps-là, un scientifique vietnamien appelé Bửu Hội, celui qui a découvert le médicament contre la lèpre, avait dit devant une réunion de presse internationale que ‘immigrer, c’est courir derrière les français coloniaux’ !! Cette phrase avait soulevé un tôlé de protestations et le volte face des immigrés. Une grande manifestation fut organisée à l’occasion de son retour au Vietnam. Les étudiants furent en premières lignes. Au moment de préparer des banderoles pour la manifestation, un étudiant en Pharmacie, Đặng Vũ Biền, maigre, avec une paire de lunettes divergentes, se montra furieux. Non seulement il était très connu pour son intelligence dans ses études, mais aussi par sa présence, toujours en première ligne, dans toutes les manifestations. On se demandait comment il arrivait à faire tout ça ? Ce jour-là il avait préparé des banderoles qu’il portait sous ses bras, une boîte de clous et un gros marteau dans ses mains, le visage rouge de colère, il souleva le marteau et cria à tue-tête pour que tout le monde entende :
--- Ce pauvre type (Mr.Bửu Hội) ! Il ne comprend rien ! Il dit que nous sommes en train de courir derrière les français coloniaux !!
La Science et la Politique ont du mal à cohabiter. Comment un homme comme Mr. Bửu Hội, n’ayant vécu qu’en France depuis son enfance, pouvait-il comprendre les conditions de vie de ses compatriotes dans des zones marécageuses et insalubres ? Il représentait les étudiants de Gauche, endoctrinés par le communisme. C’était vraiment triste ! Si le communisme avait pu survivre jusqu’à ce jour, c’était à cause de ces gens ignorants et irresponsables. Même Lénine a dû les appeler ‘des idiots utiles’.
Début Septembre, la rentrée s’approchait, nous dûmes déménager pour rendre cet établissement à ses lycéennes. Un terrain sauvage, inoccupé, au centre de la ville, était prêt à nous accueillir. C’était les ruines d’un établissement pénitentiaire appelé Grande Prison par les gens du Sud.