Une Vie au Viet Nam (1934-1979)- TOME 2
10- Le Prunier à Fleurs sur une Colline Déserte*
Ainsi, le Chef d’Etat de la Première République fut assassiné alors que la deuxième n’était pas encore formée. J’ai dû reprendre la route pour une nouvelle fonction. Je dis au revoir à ma mère, ma femme et mes enfants au moment où le climat politique entrait dans une phase inquiétante. Plusieurs fois un gouvernement provisoire fut formé, chaque fois il fut dissous. Entre 1963 à 1967 on a assisté à quatre coups d’état. N’importe quel politicien pouvait essayer de se vanter d’être l’homme de la situation. En fin de compte, la nation fut construite sur des fondations vacillantes tandis que les caisses de l’Etat étaient vides.
Je partis le cœur serein, presque indifférent à tous ces événements. On n’a souvent abusé du terme ‘révolution’ et c’était un mot qui ne voulait plus rien dire. Au Sud, s’il n’y avait pas eu Mr. Minh (big), Mr. Kỳ, Mr. Khánh ou Mr. Thiệu (4 généraux impliqués dans le putsch), les agriculteurs auraient continué à cultiver comme si de rien n’était. Les citoyens vivaient toujours dans l’abondance. Au Nord, si le régime socio-démocratique était au pouvoir, celle qui s’occupait manuellement des déjections humaines continuait toujours à le faire, mais elle était fière d’être appelée ‘héroïne du travail’. D’ailleurs sous ce régime démagogique, tout le monde était devenu un héros. C’est ce qu’on m’avait appris quand je suis allé dans un camp de lavage de cerveau.
Je pris assez souvent l’autocar qui faisait la navette entre les provinces dans le delta du Mékong. La première année, entre Saigon et Vĩnh Long, l’année suivante, entre Saigon-Cần Thơ et Long Xuyên. Les routes régionales étaient étroites et en bon état. Elles n’avaient pas encore subi de dégâts causés par la guerre, il n’y avait que quelques endroits abîmés et minés par les sabotages des communistes. Mais ces derniers suscitaient en moi beaucoup d’angoisse quand je me déplaçais.
L’autocar m’amena vers l’Ouest. Plus il s’éloignait de la capitale plus la route devenait étroite. Des rizières s’étalaient tout autour, à perte de vue. Quelques hameaux s’abritaient derrière leurs clôtures de bambous et de cocotiers. De temps en temps s’élançait dans l’air la silhouette frêle d’un aréquier. Le paysage ressemblait à celui du Nord, à part quelques tracteurs ou quelques pompes mécaniques d’irrigation qui faisaient la différence. Ce paysage me rappela la pauvreté et le manque de moyens dans les rizières du Nord où l’on devait utiliser ses forces physiques pour manipuler le godet pour l’irrigation. Il me rappela les myriades de femmes, transportant, sur leurs palanches, des paniers pleins de déjections humaines, pour fertiliser leurs terres. Les routes régionales du Sud étaient généralement parallèles soit à un fleuve, soit à une rivière ou un arroyo. Les hameaux étaient groupés aux bords de l’eau car le réseau fluvial était dense comme une toile d’araignée. La vie des gens d’ici était sereine, le sampan était le seul moyen de transport.
La route qui reliait Cần Thơ et Long Xuyên ressemblait à un fil blanc sur un tapis vert géant. Parfois on croisait un autre autocar, les conducteurs se saluaient en klaxonnant bruyamment, puis le paysage retombait dans un silence total.
Je devais traverser les bacs Mỹ Thuận et Cần Thơ deux fois par mois. Des gargotes étaient groupées ici. On avait droit de louer une place, pour passer la nuit, soit sur une planche, soit sur un petit chevalet. En attendant le bac on se régalait d’une assiette au poulet, ou au porc, faite maison, les saveurs du terroir. Quand tous les autocars étaient embarqués je suivais les autres voyageurs pour monter à bord du bac.
Le bac quittait le quai lentement et péniblement pendant que le moteur ronronnait. Le fleuve immense s’étalait comme un miroir géant reflétant quelques nuages floconneux. Des amas de liserons d’eau flottaient à la dérive. Des hameaux aux toitures de pailles s’éparpillaient, contrastant avec la verdure sombre, le long des deux rives. Un jour, au milieu du bord, en plein soleil, personne ne fit attention à un musicien ambulant. Il avait un peu plus que la trentaine. La visière de son chapeau de paille descendait sur son front pour camoufler un œil borgne. Adossé contre la paroi du bord il chanta en grattant sur sa guitare monocorde, déformée par le temps. Sous la chaleur accablante il était trempé de sueur. Il baissa la tête, prolongée d’un cou maigre, et, d’une voix rauque, essaya d’interpréter une chanson plaintive traditionnelle implorant tous ceux qui l’écoutaient. Quand j’avais dix ans, j’en avais écouté une semblable, chantée par un couple d’artistes, sur le bac de Lạc Quần. Mais, à ce moment, j’avais plus de trente ans et cette représentation m’avait beaucoup touché. Deux chansons dans deux contextes sociaux différents mais ce n’était que des pleurs sur le mauvais sort et le désespoir de l’homme.
J’ai travaillé à Vĩnh Long pendant presque un an. C’était une petite ville assez tranquille. Sans le va-et-vient des militaires, on aurait pu penser que la guerre n’existait pas. Mon unité médicale reçut de temps en temps quelques blessés légers. Comme elle se situait dans une zone sécurisée ses activités étaient sporadiques, c’est pourquoi, vers la fin de 1964, je reçus l’ordre de pousser nos activités plus loin, vers des zones civiles lointaines, perdues au fond du territoire.
Le district de Hà Tiên était isolé à cette époque. La liaison routière unique avec la ville voisine était souvent sabotée et minée par les éléments communistes infiltrés. Ils s’abritaient dans les forêts le long de la frontière entre le Viet Nam et le Cambodge. A l’époque, pour se montrer politiquement neutre, Norodom Sihanouk jouait le saltimbanque en laissant une partie de ce couloir qui lui appartenait (la piste Hồ Chí Minh) libre d’accès aux troupes communistes du Nord Vietnam et de la Chine. Ainsi leurs mouvements sournois n’étaient jamais contrôlés. Je dus emprunter le pont aérien assuré par US Air Forces pour y aller. Une équipe de personnels médicaux et administratifs y était allée, deux semaines plus tôt, pour organiser les locaux.
Autrefois, sous le protectorat français, Hà Tiên était une petite ville située sur la frontière dans le golfe du Cambodge. Comme elle n’avait aucune importance ni stratégique ni économique, ni militaire, elle avait été changée en district sous la 1ère République. La sous préfecture était isolée dans un coin perdu, elle fut souvent et facilement encerclée et sabotée par les troupes communistes. Le Sous Préfet et son équipe de gardes étaient toujours sur le qui-vive. Pourtant ces salauds n’osèrent jamais prendre Hà Tiên à l’assaut car une fois entrés ils n’auraient plus eu le moyen de reculer.
A Cần Thơ ce jour là il faisait très beau. Je dus attendre plus d’une heure à l’aéroport militaire. Un petit avion Cesna, à 9 places, décolla à 12h pour nous emmener à Hà Tiên. L’équipe de vol se composait d’un commandant pilote, et d’un capitaine copilote, tous deux étaient américains. Par rapport aux cargos stratégiques, cet avion était comme une mouche. Il décolla très légèrement et facilement sans avoir besoin d’une longue piste. Au bout de quelques minutes nous étions déjà au dessus des nuages. Le moteur était tellement silencieux que j’ai eu l’impression d’être sur un bateau à voile. Tout à coup l’avion descendit, comme en une chute libre, m’évoquant un incident technique. Mes oreilles se bouchèrent et je ne sentis plus la pesanteur. Le moteur s’éteignit complètement. En regardant l’équipe de vol je les trouvai tranquilles et en train de rigoler. Mais voilà ! A travers le hublot des rizières montèrent vers moi, de plus en plus nettes et se déroulèrent sous mes pieds. Je pensais qu’on allait atterrir. Mais non ! Le moteur recommença à ronronner et l’engin garda l’altitude d’une maison de trois étages. Le pilote sortit sa main en dehors du cockpit pour faire signe à quelqu’un en bas. Le paysage à ce moment fut extraordinaire. C’était la moisson. La plaine immense était comme un tableau vivant peint par Van Gogh, d’une couleur jaune orangée, pleine de lumière, s’étalant jusqu’à l’horizon. Des moissonneuses se courbaient sur leurs faucilles. Elles s’arrêtèrent pour nous regarder en riant et en secouant leurs bras. Le parfum de paddy s’engouffra dans l’avion. Inconsciemment je reniflai l’air à pleins poumons. Quelques passagers se précipitèrent pour immortaliser ce moment rare et précieux avec leur appareil. L’engin ‘flotta’ sur les vagues de paddy comme dans un rêve. Après un long moment il remonta au dessus des nuages pour éviter les attaques des communistes, car nous commencions à passer au dessus de la jungle. Nous atterrîmes à l’aéroport de Hà Tiên une demi-heure après. Je sautai hors de l’engin devant l’enthousiasme de l’équipe médicale qui m’attendait. Je fis un signe de remerciement aux pilotes, je me retournai et vis que tout le monde était armé jusqu’aux dents et je compris. En effet, cette piste était tombée en ruine et envahie par des touffes d’herbes sauvages qui par endroits montaient jusqu’aux épaules.
J’étais venu à Hà Tiên au moment où ce district semblait tomber dans l’oubli. Cela me donna l’impression d’être exilé sur une île. Les médicaments et les instruments médicaux étaient rarement utilisés car les gens d’ici étaient en bonne santé grâce à un climat maritime harmonieux. Notre présence était quand même une sorte d’assurance. Il y avait 300 à 400 habitants, presque tous chinois, qui vivaient de la pêche et de deux produits précieux de la mer, la perle noire et la carapace dorée des tortues. Ces deux artisanats se transmettaient de père en fils. Il me semble que Hà Tiên soit plutôt prospère sous le protectorat français. Il avait dû y avoir beaucoup de touristes à l’époque, mais, maintenant, c’était tombé dans l’oubli. Il n’y avait que trois ou quatre rues. A vélo, on pouvait tout voir en une dizaine de minute. Mais l’architecture gardait encore le charme d’un quartier au bord de la mer. Notre poste occupait le centre, sur l’artère principale, arborisée, qui menait directement à l’océan. Au milieu de cette avenue il y avait un cocotier séculaire à trois branches. C’est rarissime ! On aurait dit le trident vivant de Neptune. On m’a dit que c’était unique dans tout le Sud du VietNam. Ici, l’ambiance était trop calme et assez morose. Souvent je me baladais seul et sentais une tristesse indescriptible me pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Pendant toute une journée de promenade je ne rencontrais que deux ou trois personnes dans la rue. On m’a dit que si j’oubliais ma bicyclette quelque part, un mois plus tard elle serait toujours là sans que personne n’y ait touché. Si je laissais tomber un billet de 500 piastres quelque part, il pouvait rester là, trois ou quatre jours et je pourrais le récupérer. On n’entendait que le chuchotement du vent à travers les feuillages et le bruit des vagues. Pendant que la guerre ravageait mon pays j’étais à l’abri sur une île pleine de charme et de tranquillité. J’avais une drôle de sensation. J’avais l’impression d’être un ermite. Même les communistes ne voulaient pas venir ici, ce que je comprenais. Les habitants m’ont dit que cette petite ville était protégée par un génie, l’âme du défunt, Mr. Mạc Cửu, un chinois, le fondateur de ce coin perdu. C’était lui qui avait choisi cette terre comme pays d’adoption. Depuis, ses descendants se sont multipliés et continuent à vivre ici dans la paix et la tranquillité totale.
Hà Tiên se situe à la frontière, entre le Viet Nam et le Cambodge, délimitée par un arroyo large de cinq à six mètres, sur lequel il y a un petit pont surveillé des deux côtés par des douaniers. Les gens se croisaient, ici, chaque jour, pour exercer de petits commerces, ou du troc, à l’indifférence des gardes. Il y avait plein de produits, cigarettes, bières, savons, café, sucre et produit laitiers… même des bijoux, peut être des objets volés dans des PX américains ? Dans ce coin perdu, ce n’était pas une surprise de pouvoir commander un café crème et un toast beurré. La frontière n’est qu’une ligne imprimée sur une carte, mais dans le cœur des gens cela n’existait pas.
Ma femme avait une amie française Marie Paulus qui était infirmière à l’hôpital Albert Calmette à Phnom-Penh. Quand elle a su que j’étais à Hà Tiên, elle conseilla à ma femme de me suggérer de déserter et de la rejoindre. Elle allait organiser une filière et je devrai me déguiser en femme pour traverser le petit pont. Ce serait un jeu d’enfant. Elle s’occuperait du reste pour nous emmener en France. A l’époque, fuir la guerre pour construire son avenir à l’étranger était une chance inouïe. Pourtant ma femme ne l’avait pas fait et moi je n’avais jamais eu cette idée en tête. De plus, j’étais fier de porter l’uniforme de l’Armée de la République et d’être face à l’ennemi pour protéger et défendre la liberté qui restait encore sur cette terre. Pourquoi devrais-je déserter ?
Le mois de janvier de cette année lunaire, tout le district de Hà Tiên fut envahi par un parfum. Les habitants m’ont dit que c’était le prunier séculaire qui fleurissait sur la colline, au tombeau de Mr. Mạc Cửu. J’y montai en tâtonnant. C’était au milieu du printemps. Plus je m’approchai plus le parfum se faisait sentir. Arrivé, je vis un tapis géant blanc, recouvrant tout le sommet de la colline. Sous le soleil on aurait dit de la neige. On m’a dit que c’était Mr. Mạc Cửu qui avait apporté ce prunier de Chine, sa terre natale. Il l’avait planté de ses propres mains sur le sommet de la colline, lieu où il avait prévu de se reposer pour l’éternité. Je restai un long moment devant ce paysage magnifique et me dis que j’allais chercher un rejeton pour le planter chez moi, mais en vain. On m’a dit que plusieurs personnes avaient essayé la même chose, mais que personne n’avait réussi. A côté du tombeau de Mr. Mạc Cửu, il y avait un autre plus petit, témoin d’une histoire d’amour douloureuse, au début de la fondation de ce district.
Autrefois, toute la région du golfe du Cambodge était marécageuse, envahie par les herbes sauvages aquatiques. Une grande famille chinoise s’était enfuie pour éviter un génocide. Les membres, et leur patriarche, se rassemblèrent et se dirigèrent en sampan vers le Sud, en longeant les côtes. Arrivés dans ce golfe, ils cherchèrent à s’abriter au bord de la mer et vécurent de la pêche. Ils utilisaient des produits de la mer pour faire du troc avec les habitants de cette région. Au fur et à mesure, trouvant que ce lieu était sain et bénéfique ils décidèrent d’y construire leurs maisons et y restèrent définitivement. Leur rêve final était d’avoir l’accord de la Dynastie des Nguyễn pour leur permettre d’exploiter cette terre et la transformer en une région fertile afin d’assurer l’avenir de leurs enfants. L’Empereur Nguyễn fut d’accord à une condition : Il fallait sacrifier une jeune fille vierge pour célébrer le culte du génie de cette terre. Des mois et des mois passèrent, Mr. Mạc Cửu n’arrivait pas à trouver une solution. Sa santé se dégrada. Un beau matin en se levant il se trouva devant une scène horrible. Sa fiancée, sa future cinquième femme, s’était pendue, manifestant sa volonté d’être la sacrifiée. Heureusement, le nœud coulant n’était pas encore suffisamment serré, il appela au secours, on la dégagea. Quand elle revint à elle, la jeune femme embrassa son aimé en pleurant. Mais sa décision était immuable.
Dans une cérémonie solennelle, devant l’autel des génies, marin et territorial, et la présence du représentant de la Cour, Mr. Mạc Cửu se résigna, pétrifié comme un mort vivant, en fermant les yeux. On mit la jeune femme, les mains ligotées dans le dos, à genoux, le dos fixé à une colonne de bois plantée sur un grand radeau. Ses longs cheveux ébouriffés, sa tête fut projetée en avant, prête à recevoir un coup de sabre. Au milieu du brouhaha de la foule, du tam-tam et du gong, et dans la fumée des baguettes d’encens, le bourreau leva son sabre et frappa d’un coup sec. Du sang rouge vif gicla du cou gracile et éclaboussa le radeau et se répandit sur l’océan. Durant trois jours et trois nuits, le radeau resta fixé sur l’eau pour que les villageois prient et pratiquent leur culte. Ensuite, dans une autre cérémonie, non moins solennelle, le corps de la jeune femme et son radeau furent recueillis pour être incinérés et furent inhumés au sommet de la colline. Mr. Mạc Cửu avait planté le prunier à côté du tombeau de sa fiancée. Mais depuis ce jour il était tombé malade…
Je méditai, sur le sommet de la colline, en regardant vers la belle petite bourgade, et me sentis envahi par la compassion. Le parfum des fleurs du prunier embauma l’atmosphère et me rappela la vénérable jeune femme. L’histoire de l’immigration d’un peuple est toujours douloureuse. Le sacrifice de cette femme, pour l’avenir et le bonheur de son peuple, était incomparable. Le tombeau de Mr. Mạc Cửu et celui de sa femme étaient modestes, solennels et adorables. Les gens d’ici étaient taciturnes et silencieux, ils semblaient leur garder une reconnaissance dans leur cœur et pour toujours.
Ici, la plupart des constructions étaient d’architecture coloniale avec des murs en pierre volcanique, des grands portails, des jardins immenses, arborisés et ombrageux. Grâce à mon métier j’avais eu quelques occasions de visiter certaines maisons. Les meubles étaient massifs et souvent sculptés et nacrés. Les habitants se montraient respectueux et bien éduqués. Même si la société changeait, ces gens continueraient à s’accrocher à cette terre choisie par leurs ancêtres. Cette communauté avait son histoire qu’ils gardaient comme une chose précieuse.
Quand j’y étais encore, il y avait un jeune couple d’étudiants, le mari était d’origine de Hà Tiên, sa femme était française, ils étaient venus de France pour passer leurs vacances ici. Les amoureux se promenaient, dans toute la bourgade, en bicyclette. Parfois ils marchaient, main dans la main, presque seuls au monde, personne ne les dérangeait. Je me suis dit qu’ils étaient plus heureux que moi qui avais tout perdu, y compris ma terre natale.