Une Vie au Viet Nam (1934-1979)- TOME 2

 

 

              11-L’HÔPITAL MILITAIRE à QUI NHƠN *

 

   Au début de l’année 1965 je reçus l’ordre de quitter Vĩnh Long pour une autre mission à Cần Thơ. Je devais faire l’inspection régulière de toutes les unités médicales et des hôpitaux de la 4ème Zone Stratégique, c’est-à-dire toute la région du delta du Mékong. Cette mission pouvait provoquer très facilement des malentendus et des mécontentements parmi mes confrères. Mais grâce à celle-ci j’ai eu des occasions de voir d’autres paysages et décors. Si les routes étaient sécurisées, je me déplaçais en jeep avec un chauffeur. Je n’ai dû avoir recours à l’hélicoptère que lorsqu’il y avait des menaces de minage ou de sabotage. Au début, cette nouvelle mission m’enthousiasma, j’avais beaucoup de responsabilités, mais, peu à peu, je fus las d’être un vagabond des gargotes sans parler des dangers, de plus en plus fréquents, sur mes axes de déplacement.

 

   De mon domicile jusqu’au quai de Ninh Kiều à Cần Thơ, il n’y avait qu’une centaine de mètres à pieds. Chose bizarre, je n’y voyais jamais ni bateau ni sampan. Il n‘y avait que des petits restaurants, tout le long du quai, une centaine de mètres, sur la rive droite du fleuve Bassac. Le jour, c’était un marché découvert où se vendaient toutes sortes de denrées, des produits de la pêche, des légumes, des fruits venant des jardins potagers de la région. La nuit, ça se transformait en une terrasse immense occupée par de nombreuses tables et chaises disparates, où se bousculaient des centaines de clients qui cherchaient à goûter leurs plats préférés. Il y avait des restaurants, des brasseries à ciel ouvert. Une foule animée restait jusque tard dans la nuit surtout le week-end. Sur une rue parallèle au fleuve, il y avait des grands restaurants, des hôtels, des brasseries, des cinémas éclairés par des néons multicolores.

 

   Ce marché avait un côté très pratique puisque la nuit, tous les stands et étals se transformaient en gargotes populaires pleines de lumières. Des tables, des bancs, des tabourets de toutes sortes remplaçaient les étals de marchandises. Tous les produits du terroir et les fruits de mer qui restaient de la journée étaient transformés en plats, en spécialités, cuisinés par les maîtres du quartier. Sur place, on ne pouvait résister aux parfums appétissants que l’on sentait dans la brise du soir. Oh ! Il y avait des soupes de nouilles au canard laqué, de la viande de bœuf aigre douce, des poissons à la vapeur, des anguilles mijotées, de la viande de bœuf grillée sur braise, des palourdes braisées, des sèches grillées, des tourteaux salés et poivrés… Parfois, une simple poignée de crevettes séchées, accompagnée d’une bière pression, était suffisante pour nous donner un petit bonheur. En écrivant ceci j’en ai encore l’eau à la bouche. Sous la voûte céleste plein d’étoiles scintillantes, je restais assis des heures, pour savourer les saveurs de mon pays, en plaignant tous ceux qui s’enfermaient entre quatre murs. Une fois le ventre bien tendu et porté par un enthousiasme extrême le client pouvait passer une nuit de rêve, dans un des hôtels d’en face, auprès d’une beauté de son choix, car il y avait des filles de mœurs légères de tout âge, toujours accueillantes. A ce moment là évidemment, quatre murs étaient indispensables pour qu’il ‘enfourche son bœuf, l’estomac plein’.

 

   Pendant la saison humide, le quai de Ninh Kiều était enveloppé d’un voile épais de pluie, comme tant d’autres dans le delta. Tous les chemins étaient boueux. Il y eut un phénomène climatique en 1965 et je me demandai si c’était la première fois. Car autour de moi personne ne s’en plaignit. L’eau était partout. Tard dans l’après-midi, on entendait déjà des coassements, je me baladai solitaire dans l’humidité, d’une rue à l’autre. Les restaurants fonctionnaient normalement, mais les clients semblaient être sous une lumière voilée. Je sentis une odeur nauséabonde. J’entendis de tous côtés une sorte de cliquetis se confondant avec le bruit des gouttelettes de pluie. Dans mon col de chemise, sur la visière de ma casquette il me semblait qu’il y avait quelque chose qui bougeait et qui rongeait. Tout à coup je me sentis chatouillé dans la nuque, instinctivement, je touchai mes cheveux et j’attrapai une punaise. C’était ça l’odeur ! Mon Dieu ! Il y en avait dans mes poches ! Je courus dans un restaurant tout près pour enlever ma veste et pour la secouer. Le décor ici fut pire ! Elles grouillaient autour de moi, sur les meubles et dans tous les recoins, tout était noir. Leur cliquetis me fit dresser les cheveux sur la tête. Les néons n’arrivaient plus à éclairer la salle car les tubes étaient remplis de punaises qui cherchaient à ‘pénétrer’ dans la lumière qui n’en sortait que par quelques fentes. Elles étaient grosses comme des petits boutons. J’ai dû poser la main sur ma chope de bière pour les empêcher d’y plonger. Elles prirent d’assaut tout ce qui leur faisait obstacle. Une gorgée de bière avait l’odeur de la punaise ! Dégoûtant ! Je regardai dehors, chaque fois qu’une voiture passait, on entendait le bruit des pneus qui les écrasaient sur le bitume. Leurs cadavres formaient de petits monticules le long des caniveaux et aux bords des bouches d’égout. Je n’eus plus le courage de terminer ma boisson et rentrai immédiatement. Malgré une bonne douche j’avais l’impression que ma peau sentait encore la punaise. Le lendemain matin, la pluie s’était arrêtée, le soleil était haut, la chaleur accentua l’odeur provenant des cadavres de punaises. L’équipe de propreté de la ville de Cần Thơ dut travailler dur, toute la journée, le visage masqué.

 

   On m’avait raconté un autre phénomène assez étonnant. C’était la même année, sur la route nationale N°1 on avait découvert d’innombrables chenilles, grosses comme le doigt. Elles se déplaçaient en file indienne, grouillant sur des centaines de mètres comme pour un exode. Elles avaient traversé la route, les sentiers, les champs, les plaines… la forêt, malgré le passage des véhicules qui les écrasaient, les transformant en boue. Cette anecdote me rappela la famine sous le règne de l’Empereur Tự Đức, où des nuages de sauterelles s’étaient abattus sur les rizières pour dévorer toute la culture de paddy. Les biologistes ont constaté que les insectes sont ultrasensibles aux changements de climats, ce qui explique ces invasions. Mais les superstitieux ont cru que ces phénomènes étaient des présages de catastrophes. Des milliers de Vietnamiens qui, plus tard, avaient quitté leur foyer pour traverser les forêts, les océans… au risque de leur vie, en étaient persuadés.

 

   Je suis resté à mon poste, dans le delta du Mékong, pendant deux ans. En 1967, Je repris la route, pour une autre fonction, à l’hôpital militaire Qui Nhơn, au centre du Viet Nam. Cette fois c’était bien adapté à ce que j’avais appris : La chirurgie. Cette année, tous les pays d’ASEAN (Association of South Est Asian Nations) avaient envoyé leurs troupes au Sud du Viet Nam pour l’aider, sur le plan de la technique et de la santé, dans la lutte contre l’envahissement des communistes du Nord Viet Nam. Elles se rassemblèrent, en bataillons, sur des points stratégiques, et étaient armées convenablement pour se défendre. Particulièrement, les troupes thaïlandaises, sur le plateau Di Linh-Bảo Lộc, qui étaient accompagnées de serpents sonnettes. Quand j’étais arrivé à Qui Nhơn, il y avait déjà un bataillon de la Nouvelle Zélande et un de la Corée du Sud. Au total, sur tout le territoire du Sud Viet Nam, en plus des Américains, il y avait la participation de l’Australie, de la Nouvelle Zélande, de la Thaïlande, des Philippines, de la Corée du Sud, et de la Formose.

 

   J’ai beaucoup de souvenirs de l’hôpital militaire Qui Nhơn. Il se trouvait sur un plateau, au bord de la mer, entre une montagne où il y avait une chute, marquée par l’apparition de la Sainte Vierge, appelée Ghềnh Giáng, et une plage à l’opposé. Après la chute on arrivait au tombeau du célèbre poète lépreux  Hàn Mặc Tử. Plus loin, dans la forêt de pins, après une autre colline, on entrait dans le centre des lépreux. J’aurais pu aller à Qui Nhơn par la route nationale N°1, malheureusement, elle n’était pas sécurisée et j’ai dû prendre l’avion. Le dakota fit un grand virage avant d’atterrir, il faisait beau, une jeep et son chauffeur étaient au rendez-vous pour m’accueillir.

 

   Dès les premières minutes, l’architecture de l’hôpital Qui Nhơn avait attiré mon attention. Il n’était pas immense mais sa construction était harmonieuse. Les bâtiments du compartiment thérapeutique, longs et parallèles les uns aux autres, se cachaient sous l’ombrage des pins maritimes. Ils étaient reliés par un système de couloirs à colonnade.

 

   Je me tins debout sur ce couloir pour écouter le chuchotement des pins et regarder les vagues qui clapotaient sur la plage en face et je me sentis détendu, l’esprit clair. Tout d’un coup, je pensai à la pauvreté du centre du Viet Nam et je me consolai, me disant qu’il est possible de se contenter de ce qu’on a, pourvu qu’on ait l’âme légère.    

 

   L’ignorance n’est pas mauvaise, ce qui est mauvais c’est de profiter de l’ignorance de l’autre. Je pensai à la Révolution Générale d’Août 1945. Elle comportait deux étapes distinctes. La première, c’était les exploitations faites par les français coloniaux. Mais une fois ceux-ci expulsés, la deuxième c’était ce que Hồ Chí Minh appelait ‘paradis’. Malheureusement, beaucoup y avaient cru et s’efforçaient d’y parvenir…

 

   Tạ, mon copain et confrère m’avait accueilli sur les marches de l’hôpital et m’emmena à l’internat dans la chambre que nous devions partager. Les autres chambres étaient déjà occupées par quelques couples mariés et leurs familles, comme Mạc Văn Phước, Văn Tần. Ce quartier d’internat se composait de deux bâtiments parallèles séparés par un vaste terrain d’herbes sauvages. Un pignon était tourné vers  la mer, l’autre vers le quartier thérapeutique. Chaque bâtiment avait quatre chambres qui pouvaient recevoir chacune quatre personnes. Elles n’étaient pas luxueuses mais pourvues d’une infrastructure sanitaire suffisante pour les célibataires. Je pris mes bagages, j’entrai et regardai le plafond où l’on voyait, par ci par là, de gros trous bien carrés. Tạ comprit mon regard et me dit :

 

   --- Fais très attention à ça ! Parfois, pendant que nous parlons, ça peut nous tomber sur la tête !

 

   Evidemment, l’écart important des températures, entre les saisons sèche et humide, avait créé une déformation des plaques de carton du plafond. Quelques morceaux étaient gondolés, ils n’attendaient qu’un coup de mistral pour tomber. Pendant la saison sèche, quand le mistral était très chaud, on entendait des cliquetis au plafond, et les carreaux de cartons se déformaient. Le vent, très violent, sur la route, projetait du sable sur le visage des piétons. Ces morceaux de plafond n’attendaient qu’un coup de grâce pour tomber, le plus souvent à des moments inattendus. Plusieurs fois après un bruit fracassant, nous sursautâmes en regardant le carreau qui venait de tomber, nous nous regardions en riant aux éclats et prenions notre balai comme si de rien n’était.

 

   Un jour, Tạ voulait montrer son talent culinaire. Il prépara un petit déjeuner que je n’oublierai jamais. Nous allâmes au marché pour acheter de la viande de bœuf. Il fallait du jarret. Rentré à la maison il incrusta des gousses d’ail dans la viande et enroula celle-ci avec une longue ficelle en la serrant bien sur toute la longueur. Plus la viande fut serrée plus elle s’allongea, comme un saucisson. Il la jeta dans une poêle, sur le feu à mijoter, et l’arrosa de beaucoup de sauce Maggi. De temps en temps il retourna la viande pour avoir une bonne imprégnation et rajouta de la sauce. Au bout d’une vingtaine de minute, on sentit, dans toute la chambre, une odeur très appétissante. Il prit la viande et la mit au vent. Chaque matin, il découpait la viande en tranches bien minces, plus elles étaient minces mieux c’était. Un sandwich fait de ces tranches de viande, accompagnées de quelques feuilles de coriandre et de quelques tranches d’échalote… Je n’ai jamais goûté rien de meilleur.

 

   Juste à côté de notre chambre était celle de Văn Tần, chiurgien, et sa famille. Il avait un premier fils, appelé Go (car il était nourri avec le lait Guigoz). L’animation y était permanente, car sa belle sœur, Loan, allait à l’Ecole Nationale de Pédagogie qui était toute proche, et elle ramenait souvent ses copines chez sa sœur. Il y avait de nombreux moments de rigolade, on aurait dit une bande d’oiseaux, qui avaient excité quelques célibataires dont le plus mordu fut Tạ Văn Luôn. Celui-ci fut ensorcelé par leur douceur et leur charme. Plusieurs fois je le vis marcher sous la pluie autour du bâtiment, énamouré et trempé de la tête aux pieds. Au début je crus que ce n’était qu’un sentiment passager d’artiste. Mais quand nous avons été mutés à Saigon, Tạ et moi, nous reçûmes une invitation à partager à leur festin nuptial.

 

   Tous les soirs nous nous asseyions sous la véranda en fumant un cigare Havane acheté au marché à ciel ouvert et en regardant Văn Tần s’occuper de ses volatiles. Il n’y avait qu’un seul coq et cinq poules. Un autre pauvre coq, un intrus, arriva, solitaire. Devant ces belles poulettes il tâta le terrain pour chercher à obtenir les faveurs de l’une d’entre elles. Chose bizarre ! Le coq de Văn Tần était plus costaud mais semblait avoir peur de lui. Mais chaque fois que l’intrus essaya de sauter sur le dos d’une poule, le costaud l’en empêcha. Un jour, je les surpris dans un combat sans merci. Une chose me fit rire, après quelques temps, ce fut le costaud qui lâcha et qui s’enfuit en regardant derrière lui l’intrus qui le suivait pas à pas. Celui-ci avait l’air fou, malgré son épuisement il s’efforçait de poursuivre l’autre, tout en haletant, et jetant son cou en avant comme pour mieux respirer. Pauvre intrus ! Tout à coup, le costaud se retourna et se mit en position d’attaque. C’était vraiment une bonne stratégie, il avait bien calculé! Evidemment, à bout de souffle, l’intrus reçut de nombreux coups très violents. Sa tête et sa crête couvertes de sang, il se laissa massacrer par l’autre en agonisant. Il resta immobile sous les pattes du costaud. Je le crus mort et me précipitai sur place. Mais non ! Il respirait encore. Je lui jetai un seau d’eau froide, il reprit ses esprits et souleva la tête pour regarder son adversaire qui le guettait toujours. Je dus chasser le coq de Văn Tần plus loin. Au bout d’un moment, l’intrus s’efforça de se remettre sur pattes… Depuis ce jour, lorsque l’intrus aperçut, même de loin, la silhouette du coq de VT il s’éloigna immédiatement. Et depuis cette date, les cinq poulettes continuèrent à vivre dans le bonheur auprès de leur protecteur.

 

   Le poulailler de VT était spécial, formé de morceaux de carton tombés du plafond. Notre vie militaire n’était pas meilleure, tout était provisoire. Même le gouvernement était provisoire, encore quatre ans après le putsch.

 

   On s’approchait de l’anniversaire du Bouddha. Le climat politique était tendu. Le pouvoir exécutif était dans les mains des généraux putschistes. Cette fois les vénérables bonzes changèrent de tactique dans leur lutte antigouvernementale. Au lieu d’inciter les bouddhistes à manifester comme les années précédentes ils proposèrent aux gens de faire descendre les autels du Bouddha dans les rues pour gêner la circulation. C’était une provocation contre le gouvernement. La nuit, toute la ville de Qui Nhơn fut comme le parvis et la cour intérieure d’une pagode immense où l’on vit clignoter des bougies et des baguettes d’encens partout. Gare à n’importe quel véhicule militaire, s’il touchait ou renversait quelque chose, cela pourrait coûter cher et engendrer de graves conséquences. Les militaires pourraient être accusés d’être à l’origine de la répression contre le bouddhisme. N’importe quoi ! Hélas ! Ce phénomène avait duré quand même quelques semaines. Au fur et à mesure personne n’y toucha plus, n’y fit plus attention et les gens rangèrent leurs affaires. Je ne savais pas s’il y avait la main des communistes derrière tout ça. Ces jours là j’ai eu l’impression d’être un examinateur, dans la jeep d’une auto-école, où mon chauffeur serait un élève. Il contourna tous les obstacles avec talent. Je trouvai que les bonzes étaient méprisables et me demandai si Bouddha leur avait enseigné le chantage.

 

   Près de la ville de Qui Nhơn il y avait un quartier des pauvres mais je pensais que c’était pire encore. Il se trouvait situé sur la plage, au bord d’une route, à l’opposé de l’aéroport. De loin on aurait dit un cimetière de tôle rouillée, jetée pêle-mêle, on ne savait depuis quand. Des projets d’embellissement de la ville avaient été envisagés mais il me semblait que ce quartier soit écarté ou oublié. Il devint le symbole de la vie profonde de la société humaine. La nuit, ce morceau de plage était devenu une sorte de latrine à ciel ouvert. Les déjections enfouies dans le sable se dégradaient avec le temps, il ne restait que des morceaux de papier de toutes sortes, comme une bande de goélands. L’odeur fétide montait jusqu’au ciel. Les voitures passaient et repassaient, jour et nuit, comme si de rien n’était. Mais un jour je surpris un militaire américain qui tournait en rond avec son appareil, pour immortaliser une jeune femme en train de se soulager dans une position assez érotique ! C’était l’image immuable de la vie humaine depuis la création de l’univers.

    

   Ce que j’aimais bien à Qui Nhơn, c’était la plage juste en face de l’hôpital. Vers 17h, quand nous avions terminé une journée de travail et s’il faisait beau, nous allions nous amuser avec les vagues. J’y avais appris à nager avec Tạ comme entraîneur. Nous avions nagé avec un matelas pneumatique jusqu’au large, là où l’eau était bleue foncée et transparente. Nous avons attendu la marée montante. Alors, les vagues montèrent très haut et elles nous ramenèrent vers la terre. Nous nagions perpendiculairement aux vagues comme des surfeurs. Plus on s’approchait de la rive plus les vagues étaient impressionnantes. Une seule brasse me transporta sur une dizaine de mètres.

 

   Une fois j’ai cru frôler la mort ! Je ne pensais pas que le mistral était si fort ce jour là. Cette sorte de vent était très dangereuse car il souffle de la terre vers le large. Sur la plage, je le sentais comme la chaleur d’une flamme qui me tapait. L’eau était glacée mais comme nous nous amusions bien personne ne vit le danger qui nous guettait. Comme d’habitude, nous avions nagé très loin, au large, mais quand nous avons regardé en arrière, nous nous rendîmes compte que nous étions beaucoup trop éloignés de la terre. Tout le monde alors rebroussa chemin. On nagea contre le vent. La marée montante était très faible. Le matelas pneumatique, poussé par le vent, me gênait. Je dus le passer à Tạ et continuai à m’appuyer sur les vagues. Mais j’étais épuisé et j’avais l’impression que les vagues ne me portaient pas suffisamment. De plus, autour de moi et sous mes pieds il y avait un courant glacé qui m’entraînait vers le large. Inconsciemment je priai Dieu. Je me laissai flotter sur les vagues, quand elles montaient, je brassais, quand elles descendaient, je flottais pour ménager mes forces. Je n’osais plus penser à quoi que se soit, les yeux fermés, je nageais comme un automate. Au moment où mes pieds frôlèrent enfin le sable, l’espérance me revint. De toutes mes forces je fis quelques dernières brasses pour me jeter sur la plage tout en haletant. Dieu soit loué ! Je regardai tout autour, nous étions tous là, vivants ! Depuis ce jour, quand le mistral se levait nous restions dans notre chambre en guettant la chute des morceaux de plafond pour balayer le plancher, le cœur amorphe.

 

   Pendant le temps où j’étais responsable de la chirurgie et de la traumatologie, deux cas vraiment rarissimes se présentèrent. Le premier était d’une désespérance totale. On m’avait amené un jeune soldat, d’à peu près 25 ans, avec le diagnostic : fièvre importante et douleur de la gorge depuis trois jours. En l’examinant, je vis son cou énorme et rouge sur un corps cachectique. Impossible de voir sa gorge car il ne pouvait ni parler ni ouvrir la bouche. Je demandai qu’on fasse une radio centrée sur le carrefour laryngo-oesophagien. Je n’en crus pas mes yeux. Je n’avais jamais vu une image pareille, une chose inimaginable. Un amas de fils barbelés, tordu en un V dont la pointe était en bas et les deux branches en haut, écartées juste au niveau du larynx ! Je me suis demandé comment une chose pareille avait pu entrer dans une gorge ? Selon ses proches, ce jeune homme avait été ‘ensorcelé’ par un adversaire dans une histoire d’amour. Pendant la nuit, il avait, dans son rêve, l’impression d’avoir avalé accidentellement un cure-dent. Ce pauvre jeune homme était décédé la nuit même, par malnutrition et septicémie.

 

   Le deuxième cas était aussi rarissime mais relevait du miracle. Un soldat d’une vingtaine d’années roulait en moto et percuta, venant en sens inverse, une jeep de transmission dont l’antenne était rabattue, la pointe dirigée en avant du pare-brise. Dans l’accident, le choc fut si terrible que la pointe de l’antenne avait traversé le crâne du jeune homme (à l’époque les casques de sécurité n’étaient pas obligatoires). Sur le coup, le conducteur de la jeep, inconsciemment, avait fait marche arrière et l’antenne était sortie du crâne de la victime qui tomba dans le coma. En examinant son crâne je trouvai que le trou d’entrée de ‘l’arme blanche’ était sous l’œil G et le trou de sortie était derrière, à l’occiput D. Du sang rouge sombre s’en écoulait encore. Sur les radios, aucune image de fracture ne fut détectée. La victime fut mise en observation en salle de réanimation, sous perfusion d’antibiotiques et de matière nutritive permanente et avec des soins locaux. Il sortit du coma au bout d’une semaine ! Après trois mois de rééducation, le jeune homme avait récupéré tous ses mouvements sans aucune séquelle nerveuse.

 

   Un jour, il faisait froid, sec et beau. La brise faisait tomber les feuilles mortes. C’était l’automne. Nous nous baladions vers la Chute de l’Apparition (Ghềnh Giáng). Ici, il y avait un petit restaurant, Huế, dont la spécialité était la soupe aux vermicelles au bœuf et au pied de porc. Une pauvre paillote se dressait, adossée au talus d’une montagne, les tables et les tabourets étaient bricolés à partir de chutes de bois d’emballages, personne n’y attachait d’importance. Dehors, il faisait froid mais devant un grand bol de soupe bien chaude, piquante, on se régala en se racontant des histoires drôles, quel bonheur ! Ce jour là, une fois l’estomac plein, tout le monde était joyeux. Nous remontâmes en contournant la montagne pour aller visiter le Centre des Lépreux. Le chemin était long, mais en voyant la Sainte Vierge en marbre qui nous guidait, cela nous donna de la force.

 

   Ce centre était isolé, construit au fond d’une forêt de pins maritimes, sur une colline de sable, immense et à pic au dessus des vagues. Nous nous arrêtâmes devant le grand portail largement ouvert. Des sœurs nous accueillirent dans un grand salon juste derrière. La première impression fut la simplicité, la tranquillité, la propreté et l’organisation des choses. Elles nous parlèrent doucement à la limite du chuchotement. Après avoir connu notre intention, une sœur, plus jeune, nous guida dans la visite des locaux.

 

   Ce centre, ressemblait à un hameau ou un village. Nous marchâmes sur un sentier bien droit couvert de cailloux blancs, bordé par deux rangées de maisons de plein pied, de même style. Un clocher en bois, d’une vingtaine de mètres de hauteur, se situait au fond. Le plancher des maisons était fait d’un carrelage bien propre et brillant. Des savates, sabots, chaussures étaient rangés devant la porte de chaque maison. Des meubles simples comme armoires, lits, tables et chaises… étaient bien rangés. On aurait dit des maisons d’exposition. Il y avait même un petit bazar où on trouvait des légumes, des fruits, des cigarettes, des ustensiles en bambous tressés et des casseroles. La Sœur nous laissa savoir qu’ici les gens menaient une vie identique à celle de notre société. Ils jardinaient et faisaient du commerce entre eux en utilisant ‘leurs billets de banque’ comme moyen monétaire. Les jours de l’an ou fériés ils organisaient des fêtes et des soirées dansantes. De temps en temps il y avait même quelques mariages. Mais il y avait une chose interdite : Personne n’avait le droit de posséder un miroir ! Je sursautai en regardant furtivement la Sœur et je compris. Ses pommettes étaient gonflées et tachetées de quelques lésions de couleur rose pourpre. Le coin externe d’un œil  était déformé et tiré vers le front où il y avait une plaque démunie de cheveux, il n’avait pas de sourcil de ce côté

 

   Les gens étaient sereins à côté de leurs enfants qui jouaient tranquillement, ils nous saluèrent tout en souriant. Une vieille dame assise dans un coin de jardin nous suivit des yeux. Dans la profondeur de son regard, il me sembla qu’elle cherchait à comprendre la raison de cette vie terrestre. En dehors des paroles légères de la Sœur, nous gardâmes le silence, en comptant nos pas, comme dans un temple sacré, au milieu d’un monde spécial… moitié visible moitié invisible.

 

   L’image de la Sœur m’a emmené dans un autre monde où les idées et les paroles les plus belles ont dû céder la place aux actes.

 

   Tạ passa ses quatre jours de permission à Saigon. A son retour à Qui Nhơn il hésita en me parlant :

 

   --- Ta mère a fait une chute… Elle s’est… cassée le poignet.

 

   Je ne sursautai pas, car ça arrive à tout le monde et il est difficile d’y échapper. Mais j’eus beaucoup de compassion pour ma mère et devinai que ma femme ne voulait pas me déranger pour une chose qu’elle était capable de gérer convenablement, mais il était temps que je m’occupe de ma famille, deux fois ma femme avait accouché seule.

 

   Un billet d’avion civil coûtait trop cher pour  mon salaire, je dus prendre un avion militaire. Le cargo C130 était immense et vide, il y avait plein de filets de sangles et de crochets. Des voyageurs d’âge et de classe différents, s’assirent directement sur le plancher, encerclant cinq ponchos (cinq corps) bien rangés et hermétiquement fermés. Ils comprirent, se regardèrent sans mot dire et je me demandai quand serait mon tour ? Grâce à ces cinq corps nous avions un vol direct vers Saigon. Je devinai que c’était des gens d’une certaine importance.

 

   … J’entrai au milieu du salon, ma mère était dans un fauteuil, au fond de la salle, en train de regarder vers la porte. Son bras droit était dans une gouttière plâtrée. Je me tins juste devant elle, mais elle continua à ouvrir grands ses yeux comme si elle rêvait. Je m’agenouillai et pris sa main maigre et ridée en disant :

 

   --- Maman ! Je suis revenu ! Est-ce que tu as moins mal ?

 

   A ce moment là, seulement, elle dit :

 

   --- Oh ! ça fait déjà quatre semaines que je t’attends. J’ai moins mal mais je ne peux pas bouger les doigts. Ils sont raides. Est-ce qu’on enlève le plâtre maintenant ? C’est trop gênant !

 

   Depuis toujours ma mère avait confiance en moi. Quoi qu’il lui arrive elle me demandait mon avis. Avec beaucoup d’enthousiasme elle me regarda en racontant son accident en détails et tout ce que sa bru lui avait fait depuis le début jusqu’à maintenant. Ma femme se fit entendre depuis sa chambre :

 

   --- Elle veut qu’on enlève le plâtre. Maman !  Maintenant il est là ! Demande-lui !

 

   Je remerciai ma femme et j’ai dit à ma mère qu’à l’âge de quatre vingts ans il fallait attendre encore une semaine pour avoir une bonne consolidation, et que, de plus, il lui faudrait des séances de rééducation.

 

   Autrefois, bien que je sois loin de la maison, ma mère savait que j’étais capable de revenir la voir, le plus vite possible, si nécessaire. Mais, depuis la chute de Saigon et en mon absence (j’étais dans le camp de concentration imposé par les communistes), l’intuition lui fit perdre toute espérance. Dans l’attente interminable de son fils, elle mourut dans les bras de sa bru, entourée de ses petits enfants orphelins.