Une Vie au Viet Nam (1934-1979)-TOME 2

 

                      12-  LES INSECTES  *

 

   Il faisait chaud à Saigon, comme dans un four. Saigon était poussiéreux. Saigon changeai trop vite de visage. A mon retour ici (1968), après six ans d’absence, je trouvai que cette ville était devenue suffocante et polluée à cause des constructions sauvages des banlieues. Où que l’on soit, on ne voyait que des parpaings et du ciment. La chaux, le mortier, la terre et le sable avaient remplacé le riz pour nourrir les gens. Sous un soleil de plomb, en dehors des quartiers résidentiels du centre, bien arborisés et ombrageux, le reste de la ville était comme un chantier immense. Vu de loin il y avait un voile, comme du brouillard, fait de poussière et de la fumée de moteurs, qui recouvrait tout, les humains et les objets. Dans cette atmosphère polluée je fonçais, comme tout le monde, à droite à gauche, du matin jusqu’au soir. Même pendant la nuit on entendait ronronner des moteurs tout autour. Les saïgonnais étaient noctambules, pour la plupart. Ils profitaient de la fluidité du trafic de la nuit pour se préparer à une autre course le lendemain. Un lopin de terre valait de l’or. Les surfaces habitables augmentaient en hauteur. Depuis que les troupes des Alliés étaient là, les saïgonnais y voyaient une source inépuisable qui pouvait changer leur mode de vie. La civilisation matérielle se manifestait devant le seuil de chaque famille. Même des religieux ne pouvaient résister.

 

   Dans le quartier des banques, des hôtels, des grands restaurants du centre ville, sur les avenues Nguyễn Huệ, Lê Lợi, Hui Bôn Hoa… le long de la rive gauche de la rivière Saïgon, une myriade de clients se bousculaient, les yeux collés aux objets étalés sur les trottoirs. On marchandait comme on voulait pourvu que le prix convienne à chacun. On emportait les marchandises sans jamais se soucier d’être taxé. Il y avait toutes sortes de choses pour le confort quotidien : Réfrigérateurs, climatiseurs, télévisions, radios transistors, tourne-disques, chaînes Hi Fi, magnétophones, disques 78-45 tours, bandes cassettes, ustensiles pour la pâtisserie et la cuisine, ongles artificiels, sous-vêtements, produits cosmétiques de toutes marques, parfums, boissons gazeuses, boîtes de conserves et papier hygiénique…   

 

  En fait, on aurait dit des grandes surfaces à ciel ouvert. Les troupes des Alliés, qui venaient renforcer le blockhaus sur la première ligne de l’Extrême-Orient dans la lutte anticommuniste, avaient apporté avec eux tout le confort matériel. Sans avoir besoin de publicité, tous ces articles allaient avoir, peu à peu, leur place, dans tous les foyers vietnamiens de la classe bourgeoise moyenne.

 

   Certains particuliers avaient fait fortune, très vite, grâce au contexte social de cette époque. Ils devinrent, du jour au lendemain, des chefs d’entreprise. Au début ils avaient ouvert un simple stand sur le trottoir. Progressivement le stand changeait de visage, il devenait une boutique dont la surface d’activité augmentait en hauteur. Finalement il se transformait en hôtel. Les clients étaient cosmopolites et personne ne comprenait leurs langues. Mais quand les vietnamiens ont dû avoir des contacts avec eux, alors les vietnamiens ont appris l’américain, juste quelques mots du langage courant, mais suffisamment pour se faire comprendre. Le comportement très populaire des Américains et leur générosité ont occupé une place importante dans le cœur des vietnamiens de la classe manutentionnaire. Mais le plus important dans toutes les petites transactions était bien sûr le billet vert, le dollar.

   Des constructions sauvages poussèrent comme des champignons. Les ruelles rétrécissaient et contournaient les habitations. La plupart des gens, dans ces quartiers, étaient des fonctionnaires, des manutentionnaires et des marchands ambulants.

 

   A l’entrée d’une ruelle, sur une artère principale, il y avait souvent un stand, une sorte de petite cabane pour des spécialités diverses. Les clients s’y bousculaient. La bonne nourriture était plus importante que l’endroit. Il suffisait d’un petit banc en bambou et de quelques tabourets bancals. Les clients n’étaient pas difficiles. Ils patientaient même, accroupis les uns contre les autres, en attendant leur tour. La cuisinière était talentueuse dans ses gestes et prenait son temps. Autour d’elle il y avait, pêle-mêle, des ustensiles, des casseroles, devant elle, un four de braises toujours prêt en toutes circonstances. Un torchon à rayures était accroché sur son épaule. De temps à autre elle tamponnait quelques gouttes de sueur sur son front, ou donnait quelques coups d’éventail pour attiser le feu. L’odeur des moteurs, de la cuisine, des cigarettes, du nước mắm… le bruit de son éventail, le cliquetis de la vaisselle et les clients fidèles, faisaient un tout inséparable depuis très longtemps. Comme chaque matin, ce petit groupe cherchait une ambiance chaleureuse et incontournable.

 

   Au bout d’une autre ruelle, près de chez moi, un autre stand était occupé toute la journée par un groupe de Coréens et de Philippins. On ne savait d’où venait leur argent. Ils se postaient là durant des heures, à côté du petit banc en bambou d’une vieille femme, vendeuse d’œufs de cane couvés. Leur taux d’alcoolémie devait être très important. A côté d’eux, il y avait un tas de canettes de bière vides. Les gamins du quartier les emportaient pour jouer. Ils cherchaient à lancer une savate, en visant une canette posée le plus loin possible, comme un cow-boy tirant sur une bouteille. Le bruit fracassant des canettes vides, cognées les unes contre les autres, était insupportable. Les cris, les bagarres, les gros mots… ce tableau vivant de banlieue se poursuivait du matin jusque tard dans la nuit.

 

   La vieille vendeuse d’œufs de cane couvés était heureuse et très contente de son commerce. Elle était devenue une femme aisée grâce à cette unique marchandise. Toute sa famille dépendait de cette brave femme. Elle vantait souvent la qualité nutritive de ses œufs. Je la croyais sans peine, il me suffisait de regarder son mari. Âgé de soixante dix ans et vivant dans l’oisiveté il était chouchouté par sa femme. Tous les jours, il se mettait à table avec cinq œufs de cane couvés et un verre de vin national. Les cheveux platine, il était fort, énergique avec des pommettes roses. Grâce à son physique, elle avait mis au monde vingt et un garçons, sans problème ! Leurs enfants étaient tellement nombreux qu’on ne les comptait plus. Ce couple dormait tard la nuit. Le lendemain matin, en ouvrant la porte ils découvraient quelques uns d’entre eux dormant sur le seuil. La femme, elle non plus, ne paraissait pas son âge. Je pensais qu’avec cette manière de vivre, elle ne s’arrêterait pas au 21ème

 

   Le Saigon d’autrefois était agréable. A mon retour, l’atmosphère était pesante. Les rues grouillaient de monde. Les prairies aux alentours de l’aéroport Tân Sơn Nhất avaient disparu. Par contre, il y avait un domaine militarisé entouré de fils barbelés, animé par le va-et-vient des camions, des jeeps, des caisses de munitions. Le  personnel était de nationalité et couleur de peau différente, ce qui me donna l’impression d’être aux Etats Unis. Sous un ciel accablant on entendait vrombir les réacteurs des avions de chasse… En 1968, Saïgon devint le Quartier Général d’une machine de guerre géante, avec la coopération des Alliés, dans la lutte contre les vagues rouges.

 

   J’ai beaucoup médité sur la question de mon pays. Hồ Chí Minh n’était un héros que pour le Communisme International. En réalité, il fut le responsable d’un génocide. Sous prétexte de la lutte pour l’indépendance il créa la guerre civile, anéantit les partis adverses, plongea trois générations de la jeunesse du Nord et du Sud dans un bain de sang fratricide, pendant trente ans. La paix et le bonheur du peuple n’ont jamais été son souci. Dans ses derniers jours (1969), il continua à obnubiler son peuple avec les progrès du monde libre et du Capitalisme qui avaient laissé loin derrière l’idéologie de Karl-Marx et de Lénine. Le seul but de toute sa vie fut la propagation du communisme dans tout l’Extrême Orient. Il a été un criminel contre son peuple et contre l’humanité.

 

   Qu’était devenu le Sud du VietNam ? Finalement, Nguyễn Văn Thiệu avait été élu Président de la 2ème République. Ce fut décevant car il marcha sur les pas de l’ancien régime. Côté défense, il laissa les Américains faire ce qu’ils voulaient. Côté civil et social, c’était le corporatisme qui dirigeait et qui gouvernait. La corruption était un fléau national. Selon ses proches, dans une crise de jalousie, la première dame ordonna même qu’on lui prête un hélicoptère pour partir à la poursuite de sa rivale au Cap St. Jacques (Vũng Tầu). Pendant ce temps, les généraux, les hauts gradés, les préfets étaient collés à une table de jeu. Le mah-jong était très à la mode à l’époque. Quiconque ne connaissait pas ce jeu était considéré comme arriéré. Tout le monde croyait que les frontières étaient bien protégées. Les généraux faisaient confiance aux colonels, ceux-ci aux capitaines… Les préfets aux sous-préfets, les sous-préfets aux chefs de canton…Tout le monde vivait tranquillement. En fin de compte, il n’y avait que les soldats qui se sacrifiaient, les uns après les autres, sur les champs de bataille.

 

  J’avais entendu des anecdotes très drôles et n’en crus pas mes oreilles. La plupart des généraux et des préfets, avant d’affronter l’ennemi sur le champ de bataille, n’oubliaient jamais de consulter un oracle !

 

   Il y avait un vieil homme, un personnage dont le charisme était respecté par tous les gens au pouvoir. Il était considéré comme leur ‘prophète’. Le Président de la République lui-même l’avait invité au palais, plusieurs fois, pour être guidé, souhaitant rester longtemps au pouvoir. Il s’appelait Mr. Diễn, c’était un médium très connu dans le domaine de la géopolitique et des oracles. Son talent ne se manifestait d’une façon frappante que quand il se sentait vraiment bien. C’est pourquoi on l’invitait très souvent dans des occasions importantes pour profiter de ses talents. Un jour, dans une salle, au milieu d’un festin, il entendit le rire aux éclats d’une voix féminine venant d’une chambre à côté, il lança :

 

   --- Hey ! Cette façon de rire ! Ce ne peut être qu’une pute !

 

   Tout le monde fut abasourdi qu’il l’ait deviné, sans la connaître, car cette dame était réellement une sorte de poule de luxe dans le milieu de la Jet Set. Ce vieil homme était tellement performant que le chef d’état avait suivi ses conseils et fait construire un monument au centre de la capitale, orienté selon la direction qu’il avait indiquée. C’était un objet occulte qui pouvait ‘fixer’ le bénéficiaire sur place pendant longtemps. Mais la malédiction dépassa cet effet. Mr. Nguyễn Văn Thiệu avait poussé son peuple dans le gouffre en laissant le pays tomber aux mains des communistes. C’était inimaginable, dans un siècle où l’homme avait visité la lune, que le sort d’un peuple fut confié au ‘toucheur d’éléphant’, les yeux bandés. Le Sud du Viet Nam était tombé comme un fruit mûr.

 

   J’étais revenu à Saïgon, dans une ville animée par des frasques à mille facettes. Cela ne m’empêchait pas de discerner l’angoisse des gens de la classe moyenne qui devaient chercher à survivre, surtout les fonctionnaires, ou les militaires, dont le revenu était trop bas par rapport à l’augmentation du coût de la vie. Les saïgonnais continuaient à s’amuser tranquillement. Ils ne faisaient pas très attention à la mort qui était omniprésente sur le territoire. Parfois, celle-ci était juste à côté d’eux. Sur dix familles il y en avait neuf dont un des proches était sur un champ de bataille. A 18 ans, les jeunes devaient répondre à l’appel de la nation, ils pensaient que c’était la seule solution, croyant que, même diplômés, ils ne trouveraient pas de travail à cause de la guerre et que les entreprises étrangères n’oseraient jamais investir dans leur pays. Dans les années 1968-1974 tous ceux qui avaient une certaine fortune cherchèrent à transférer leur argent à l’étranger. A cette époque, personne ne pouvait imaginer son avenir dans un pays comme le VietNam.

 

   La guerre initiée par Hồ Chí Minh et son parti faisait ravage dans le Sud du Viet nam. Elle s’approchait de chaque foyer. Mais on chercha à survivre sans se plaindre. Chaque famille a eu, au moins un de ses proches, mort ou handicapé pour la patrie. Les gens du Sud avaient du mal à affronter la séparation et la perte. Tout le monde n’était pas capable d’envoyer ses enfants à l’étranger pour échapper à la guerre, à leur devoir de citoyenneté. La plupart des gens du Sud, les saïgonnais, s’accrochaient à leur terre. Qu’ils soient riches ou pauvres, ils restaient heureux et fiers de leur mode de vie. Bien qu’anonymes, ils aimaient vraiment leur pays, ils ont coopéré de leur sang à la préservation et à la défense du territoire, ils ont été coincés dans une impasse et trahis sans scrupule.

 

   J’habitais dans un quartier pauvre. Les petites allées sinueuses rétrécissaient pour céder la place aux constructions sauvages. Autrefois, le terrain, utilisé pour la culture potagère, était criblé de puits. Les gens se partageaient la terre pour construire leur maison. Parfois une fondation traversait la bouche d’un puits. Ainsi il y en avait un juste au milieu du passage et un autre, dont l’ouverture était à moitié cachée sous un mur. A l’époque, l’eau courante n’existait pas encore c’est pourquoi ces deux puits furent préservés par les habitants. Le matin, l’eau était claire et transparente  mais comme on y puisait toute la journée, l’eau devenait trouble l’après-midi. En saison sèche le niveau était bas et l’eau était jaunâtre. Pourtant personne n’était tombé malade ni n’avait eu de troubles digestifs. Il fallait juste la faire bouillir pendant un temps suffisant. Quelques uns avaient recours aux astringents pour éclaircir l’eau trouble. Ceux qui n’avaient pas assez d’argent utilisaient une poignée de légumes gras résineux broyés. On les trempait dans l’eau et on secouait suivant un mouvement circulaire, toute la saleté s’y accrochait rendant l’eau limpide.

 

   Năm était considérée comme la femme la plus pauvre du quartier. Elle était du Sud et son mari avait été un policier, alcoolique et coureur, avec un salaire très bas. Depuis qu’il avait été tué par les communistes elle avait dû travailler comme porteuse d’eau pour les foyers des alentours. Elle avait géré ces deux puits du matin au soir. En saison sèche, elle avait dû aller plus loin et on la connaissait partout. Ce travail de Năm était épuisant sans parler des courses, de la cuisine, de ses enfants, de la maison… Cette galère était comparable à celle des femmes du Nord qui élevaient leurs truies pour vendre les porcelets :

 

                                ‘Le dîner a pris fin, la nuit tombe

                                Les truies grognent de faim, le bébé pleure, son mari la réclame…

                                Maintenant, tout rentre dans l’ordre

                                Les truies n’ont plus faim, bébé dort

                                --- A nous deux… Chéri !!’

 

   Quelle galère ! Les hommes sont des vauriens égoïstes. Mais c’était quand même une consolation pour cette femme d’être encore désirée par son mari. Ainsi je vis Năm, de temps à autres, porter dans ses bras un petit garçon âgé d’un an, accompagnée de trois autres un peu plus âgés.

 

   A l’époque il y avait un journaliste qui observa avec assez d’exactitude, le rythme de vie des familles manutentionnaires situées le long des voies ferrées. Il disait que le taux de natalité dans cette zone était plus élevé que celui de la capitale. La seule raison en était que les jeunes couples étaient réveillés par le bruit d’un train nocturne, après minuit et, comme ils avaient des difficultés à se rendormir, il ne leur restait qu’à faire l’amour ! Il n’y avait encore ni planning familial, ni pilule et, même si cela avait existé, les gens n’auraient pas pu se les offrir. Ainsi la surpopulation des bidonvilles était le fléau de tous les pays en voie de développement car il n’y avait aucune autre distraction !

 

   Cette fois je restai définitivement à côté de ma mère, ma femme et mes enfants dans ce quartier des pauvres. Après deux ans, nous étions comme eux, Claudette m’avait donné deux autres enfants, quatre au total. J’ai été son accoucheur à domicile pour les deux dernières grossesses. Après ce jour, nous avons réalisé notre rêve et transformé notre maison en duplex, une moitié pour habiter, l’autre pour exercer. C’était très pratique, cela nous évitait les déplacements dans un trafic de plus en plus dense.

 

   Tout le monde aime la richesse. Celle-ci demande un esprit mercantile et de gestion. Malheureusement c’était notre point faible.

   Nombreux étaient des gens qui cherchent à venir dans notre cabinet situé au fond d’une petite allée appelée ‘allée du sureau’.

 

   C’était le seul arbre qui restait après de nombreuses constructions sauvages. Le premier jour où j’emménageai ici il était haut comme moi. Lors de la construction de la maison de mon père des ouvriers avaient voulu le couper pour être moins gênés, mais je m’y étais opposé. A mon retour, il était persistant et bien ombrageux, son tronc mesurait une brassée d’homme et sa hauteur était de 10m. Ses fruits, en grappe de baies, de couleurs noires, étaient comestibles. Les enfants du quartier avaient la langue toute noire après les avoir mangés. Sa présence donnait un peu de verdure au décor. Sous son ombre, les enfants jouaient volontiers. Je les regardai devant notre portail, le cœur attendri. Ils ne savaient pas qu’ils avaient été mis au monde en pleine guerre créée, non pas par les envahisseurs étrangers, mais par les leaders du Nord et du Sud. Un gentleman instruit son peuple et l’oriente dans l’humanisme. Mais inciter son peuple à s’entretuer était un crime, c’était des monstres à forme humaine. Il suffit de deux heures à une nuée de sauterelles pour dévorer totalement une culture. Après trente ans de guerre fratricide que deviennent l’homme et son pays ?

 

   Dans une petite allée, tout ce qui se passait chez l’un était connu de l’autre. Juste à côté de chez moi il y avait la maison de Mme Giáp. Elle avait sept enfants. Ils étaient beaux. Les quatre premiers étaient adultes, de mon âge, et avaient déjà un emploi. Les trois derniers n’avaient pas été désirés. Anh et Chà s’engagèrent dans l’armée. Chi le cadet restait chez ses parents. Son activité scolaire était irrégulière. Quand il était tout petit, Chà avait fait une bêtise, sa mère lui donna un coup de balai. Malheureusement, dans sa colère, le manche du balai visa son zizi. Il saisit l’entre jambe de son pantalon de ses deux mains en hurlant puis s’évanouit, le visage tout vert. Morte de peur, elle l’emporta chez moi pour que je l’examine. Rien de grave et, le lendemain, je le vis déjà jouer normalement avec les autres. Ceux-ci étaient au courant de cet incident et inventèrent une chanson au rythme brésilien pour le taquiner. Chaque fois, furieux, Chà les poursuivit, cela créa une sorte de jeu très animé et amusant.

 

   Oh ! Comme si c’était hier… ! Un jour, Je vis Chà rentrer chez ses parents dans un uniforme de parachutiste, un béret rouge sur la tête. Il avait l’air sérieux. Son attitude ne m’empêcha pas de discerner son air enfantin. Trois mois plus tard, un jour j’entendis Mme Giáp crier en pleurant sa mort, une mort terne et fade. Pendant que sa troupe campait au milieu de la jungle, Chà s’assit sur un bloc de pierre pour fumer une cigarette, une balle lui traversa le front, il tomba et mourut sur le coup… sans s’en rendre compte. Sa mort subite avait été moins douloureuse que plus tard l’état de son frère, le pauvre petit Anh.

 

   Ma femme faisait souvent les louanges des enfants de Mme Giáp dont le petit Anh était le plus beau. Il était gentil et taciturne. On m’avait fait savoir qu’il était engagé volontaire dans les Forces Armées Spéciales des parachutistes. C’est pourquoi on ne l’avait pas vu depuis assez longtemps. On m’avait dit que sa troupe était postée sur une colline perdue à la frontière. Quelques mois après la mort de Chà, Mme Giáp courut chez moi, elle était dans un état lamentable et n’arrivait même plus à pleurer. Sa douleur dépassait les limites du supportable. Anh avait été grièvement blessé, il avait été évacué à l’Hôpital Général Militaire Cộng Hòa à Saigon. Il perdit ses yeux et ses mains. Son visage était criblé de plaies punctiformes à cause d’éclats de mine. Il avait été vraiment courageux. Ce jour là, il était en congé mais comme personne à part lui, n’était capable de neutraliser cette mine, il avait rampé, comme un serpent, les mains en avant. Quand il comprit que lui-même n’y arriverait pas non plus, c’était trop tard ! Il eut juste une seconde pour crier que tout le monde recule et s’allonge à terre. Après la déflagration, il baissait la tête, immobile. Tout le monde se précipita et le crut mort. Cela aurait peut être mieux valu! Mais, il gémit. Il ne voyait plus rien. Sa bouche et son nez étaient pleins de sang. Il ne sentait plus ses mains. Une minute après il tomba dans le coma. Du sang partout… !

 

   Trois mois lui suffirent pour récupérer ses forces. Les blessures se cicatrisèrent assez vite. Rentré à la maison, son visage gardait encore des traces indélébiles de coupures noircies par la poudre. Il n’avait pas eu le temps de recevoir l’allocation des vétérans de guerre (une somme assez importante) que déjà Saigon était tombé entre les mains des communistes. Maintenant à quoi bon cet argent ? Il avait tout perdu. Il avait vingt ans et sa vie devint un néant. Son père le faisait manger à chaque repas et s’occupait des soins corporels. Il devint pire qu’un bébé. Il avait tout accepté sans plainte. Il avait sacrifié sa vie pour rien. Toute la journée il s’asseyait sur le seuil de sa maison en écoutant les bruits aux alentours. Au début on avait de la compassion pour lui, on venait le consoler, mais, peu à peu, on le considéra comme le sureau derrière mon portail. Mais le sureau était bien vert, feuillu et ombrageux tandis que lui était rongé jour et nuit par une sorte d’insecte, la plus redoutable, jusque dans son corps et son âme. Une fois il se sentit envahi par la colère, son sang s’échauffa, sa respiration se bloqua, son cœur palpita, ses oreilles sifflèrent. Il voulut crier fort pour se dégager de cette oppression. Une énergie débordante monta en lui comme si sa cage thoracique allait éclater. Ses mains invisibles le démangèrent. Il voulut écraser tout ce qui le touchait. Il recroquevilla la tête, le visage enfoui entre ses deux moignons. Ses joues brûlèrent. Sous le soleil d’été, le tissu de pigmentation, dans chaque cicatrice, fut comme une abeille ou une fourmi qui le dévorait. Il serra fort ses moignons contre sa tête et son cou et resta immobile dans sa souffrance. Tout à coup, deux coulées de larmes chaudes coulèrent le long de son nez jusqu’à sa bouche. Il ne sut pas si c’était des larmes ou de la sueur. Il se laissa aller… sans se donner la peine de s’essuyer.

 

   1968, tout le monde se préparait pour le Tết. La victoire de l’Armée de la République du Viet Nam, sur tous les fronts, entraîna la joie, la confiance et la fierté dans toutes les classes sociales. A Saigon comme dans toutes les villes et les zones stratégiques, cinquante pour cent des effectifs militaires eurent la permission de passer la fête avec leur famille. En pratique, la défense fut un peu négligée. Une occasion en or pour  nos ennemis de tenter leur chance. A ce moment, la moitié des troupes des Alliés et des Américains s’était retirée du VN. La responsabilité de la défense était totalement entre les mains des troupes vietnamiennes. Leurs commandants en chef avaient crié victoire trop tôt. La nuit de la St. Sylvestre vietnamienne fut animée au milieu des festins, des explosions de pétards, de la fumée d’encens, de la musique et des bulles de champagne… Aux Etats Majors, on s’adonna volontiers à la table de jeu sans aucun souci, toute la nuit. Dans cet état de béatitude,  personne n’était éveillé pour distinguer les pétards des rafales de mitrailleuses et la déflagration des obus. Ce qui devait arriver arriva. Cet évènement fut gravé dans l’Histoire. Il creusa des plaies, gangrenées jusqu’à l’os, à des milliers de jeunes comme Chà et Anh… des jeunes infortunés…

 

   … Je fis très attention à mes pas. Je dus éviter de marcher sur des flaques de sang autour des civières posées pêle-mêle le long du couloir près des salles opératoires. Quelques flaques, depuis plusieurs jours, n’avaient pas encore séché. On sentait dans l’air l’odeur du sang et de la mort. L’équipe de ménage n’arrivait pas, elle était complètement débordée. Les sept blocs opératoires et les quatre équipes de chirurgie durent travailler jour et nuit, sans interruption, pour traiter les cas les plus graves mais où il y avait encore un espoir. Les blessures, les fractures ‘légères’ furent laissées en attente. L’odeur de putréfaction des plaies infectées, encore recouvertes d’un bandage fait sur place, souillé par la boue, le sable, la terre…était épouvantable. Les asticots grouillaient, il y avait des combattants du Nord parmi les nôtres. On les avait enchaînés à leur brancard pour les distinguer. Dans une douleur extrême, la haine fut toujours présente. Dans la putréfaction il y avait le remède de la nature. Sous le bandage sale, taché de sang et de pus séchés, les asticots firent leur travail d’une façon magnifique. Ils avaient ‘consommé’ toute la saleté et ‘nettoyé’ les plaies infectées d’une façon minutieuse. Quand j’enlevai le bandage d’une plaie laissée là depuis deux jours je fus étonné de cette propreté. Malgré le fait que la mauvaise odeur persistait, l’état des muscles et des tendons était impeccable. Nous dûmes faire simplement un nettoyage chirurgical, avec du sérum physiologique mélangé aux antibiotiques, en enlevant en même temps tous ces ‘coopérateurs’.

 

   Le lendemain matin, après une nuit blanche, sans parler de la nuit précédente (42 opérations sous anesthésie générale en 24h), Lê Ngọc Tấn, mon confrère, eut une crise d’épilepsie quand il prit son café. Il ressemblait à un acteur américain, Richard Widmark. Tout le monde savait qu’il avait été épileptique dans son enfance. Normalement les crises disparaissent après la puberté. Ce jour là il avait été victime d’une fatigue extrême.

 

   1972, encore une année nommée ‘en flamme’, des salauds, des insectes venant du Nord, étaient venus, une fois de plus, saccager le Sud. Notre pays fut détruit non seulement à cause d’eux, mais à cause des gens qui cherchaient à vivre un double jeu depuis le jour où ce territoire avait été coupé en deux.

 

   30-4-1975, Saigon la belle ville, la perle de l’Extrême Orient s’assombrit. Des femmes, des jeunes filles belles, élégantes et charmantes, montrèrent un visage de deuil, du jour au lendemain. Elles portèrent un chapeau conique abîmé, des vêtements en lambeau, sales, les cheveux ébouriffés. Elles ne se parlèrent plus. Elles se montrèrent méfiantes les unes des autres. En les regardant droit dans les yeux,  on comprenait que la catastrophe venait de loin, du Nord. Elles courraient dans tous les sens, angoissées. Elles cherchaient tous les moyens pour cacher leurs bijoux, leur argent, pour échapper aux regards des ‘libérateurs’. Toutes les boutiques furent fermées, la porte entrouverte. De temps en temps une tête en sortait, en guettant à droite et à gauche. Les trottoirs étaient pleins des objets encombrants et de déchets. Les rues étaient désertes. Quelques véhicules foncèrent comme s’ils cherchaient à s’échapper de l’encerclement. L’étau se rétrécit au fur et à mesure. On entendit un brouhaha de tous les côtés. Saigon était en train de se retourner, de changer de direction et de couleurs. Des cris mêlés aux bruits des tanks sur le bitume dépassèrent les sanglots étouffés derrière les portes entrouvertes. C’était fini ! Saigon tomba dans l’agonie !

 

   Mme. Giáp ma voisine partit en hâte la veille du 30-4-75, avec ses enfants, sur un bateau, laissant sur place Mr. Giáp et son Anh handicapé. Celui-ci était comme un fauve en cage. Ses yeux s’amélioraient un tout petit peu. Il pouvait voir, flou, un peu de lumière et des silhouettes. Il se donna la responsabilité de surveiller la maison, afin  que personne n’y entre. Quand son père revenait, il devait s’annoncer, à haute voix, pour que Anh sache que c’était lui. Il avait juré d’étrangler et de tuer tout étranger qui entrerait. Tout le monde avait peur de lui. Un jour, Mr. Giáp rentra comme d’habitude. Il ne le trouva pas derrière la fenêtre. Alors il déposa tranquillement son sac sur la table. Paff ! Il reçut un coup de pied et tomba à terre. Il n’avait pas eu le temps de se présenter que déjà Anh serrait son cou entre ses moignons. Suffoqué, il n’arrivait plus ni à respirer ni à parler. Ils se battirent pendant un long moment. Dès que Mr.Giáp se dégageait de son étranglement, son fils attrapait son cou à nouveau. Les meubles furent déplacés dans un bruit fracassant. Des voisins l’entendirent et tout le monde se précipita sur place, chercha à dégager Mr.Giáp en demandant à Anh d’arrêter. On fini par les séparer. Ce fut la première fois qu’on vit Mr. Giáp se cacher le visage, accroupi, et sangloter comme un gamin tandis que Anh restait stupéfait de son propre comportement. Avec beaucoup de remord et de tristesse il se recroquevilla dans un coin.

 

   Saïgon était surpeuplée mais ses rues étaient vides. Elle avait perdu son animation d’antan. La foule était encore là, elle s’angoissait et courait dans tous les sens comme des automates.

 

L’Epilogue :

 

   Mr.Giáp et son fils handicapé Anh vivaient maintenant aux Etats-Unis grâce au programme de regroupement familial. J’espère que Anh a pu effectuer ses activités quotidiennes sans l’aide de qui que ce soit, grâce aux progrès scientifiques de la médecine reconstructive. L’allée du sureau est maintenant occupée par des inconnus du quartier. Mon cabinet médical  fut utilisé, au début, comme salle de réunion (une tradition communiste) pour tout le quartier. Plus tard, il fut occupé par trois familles. On m’a dit qu’il était tombé en ruine. Le sureau fut abattu et utilisé pour le bois et pour la cuisine.