Une vie au Vietnam (1934-1979)-Tome2
2- Tentes et planches *
Le convoi s’arrêta au bord du trottoir. Nous descendîmes en file indienne. Chacun était encombré de ses affaires individuelles, moustiquaire, couverture, natte en rotin… Il était neuf heures du matin. Le soleil était déjà haut dans le ciel et la chaleur accablante. Il émanait dans l’air l’odeur aigre des bâches imperméables. Il y avait devant nous un terrain en friche, entouré de quatre rues et délimité par des fragments de mur en ruine envahis par les herbes sauvages et la mousse. Çà et là il y avait des monceaux de graviers et de parpaings. A un carrefour, le vestige d’un coin de mur était encore en place mais incliné et bas. Nous l’enjambâmes à l’endroit le plus bas, considéré comme la porte d’entrée. C’était le nouveau ‘domicile’ des étudiants immigrants de l’Université de Hanoï. Ce terrain en ruine était tout ce qui restait de la Grande Prison du Sud du Vietnam.
Je ne pouvais imaginer l’ancien établissement pénitentiaire. Il ne restait plus rien. Tout avait été détruit, il ne restait que les quatre fondations des murs qui entouraient une zone vaste comme un terrain de foot. Les herbes sauvages dépassaient la tête d’un homme. Sur une partie plate du rez-de-chaussée, étaient éparpillées quelques tentes, de couleur kaki-olive militaire, fraîchement installées et occupées. Un tas de tentes, cordes et pieux en bois étaient jetés pêle-mêle et nous attendaient. Nous nous mîmes tout de suite à l’installation. La chaleur, venant de la toiture des tentes et de la terre ensoleillée, nous frappa comme dans un four. Nous étions torse nu, trempés de sueur. A ce moment, je compris que la tente que j’avais installée, quand j’étais avec les louveteaux et les scouts, n’était rien par rapport à celles-ci. Elles étaient immenses, hautes, épaisses et pesaient des tonnes. L’important c’était de dresser les deux colonnes aux deux pignons, bien verticales, grâce à des cordes attachées tout autour et tirées de tous les côtés. Ce processus était capital pour que la toiture soit stable. Quand la tente était bien dressée, suivait l’installation des planches sur pilotis pour nos activités quotidiennes : travailler, manger et dormir…. Deux rangées de planches laissaient un passage au milieu pour entrer et sortir par les deux pignons. Nous ne terminâmes notre installation que vers une heure de l’après-midi et les planches vers le soir. A ce moment-là je dis à mes compagnons qu’un petit sampan de pêcheur était bien mieux équipé que notre ‘domicile’. Mais l’un d’entre eux ne l’entendit pas de cette oreille. Il m’indiqua du doigt le terrain qui se trouvait plus loin et plus bas le long des fondations. J’y reconnus une rangée de cabines de toilettes fraîchement installées et couvertes de tôles. Il voulait insinuer que les services sanitaires du pêcheur étaient plus simples et plus naturels : le cours d’eau. Encore ici, la nourriture et la boisson nous étaient fournies, comme avant, par les organisateurs administratifs.
Après le dîner, ce soir-là, je m’assis sur le seuil de ma tente en regardant vers le terrain sauvage d’en face. Des touffes d’herbes créaient une verdure ombrageuse le long des fondations. Plus bas, il y avait un terrain, plein de parpaings et de graviers pêle-mêle. Çà devait être le vestige des anciennes cellules. On apercevait la lune ocre à travers les cimes des arbres. Des lampadaires s’allumaient. Autour de moi résonnait le bruit des véhicules motorisés et des activités urbaines. Je fis une visite aux tentes voisines. En une seule journée toutes les tentes avaient été installées. L’activité, les va-et-vient de la jeunesse recommençaient. Mais leurs échos se faisaient moins bruyants car ils se dissipaient sous la voûte céleste. Nous n’avions pas encore d’électricité. Au clair de lune j’ai failli me heurter contre des pieux enfoncés dans la terre et m’accrocher au cordage tendu partout. Du linge, des vêtements, des serviettes… séchaient au vent. La lune envoyait son éclairage terne et triste sur la toile des tentes. A l’intérieur de quelques unes, une bougie était allumée, menacée par la brise. Des visages pâles se concentraient sur des pages ouvertes.
Tard dans la nuit, la ville reprenait sa tranquillité. J’entendis les crissements des grillons dans les buissons et la musique monotone des moustiques qui dansaient dans l’air. Cela me fit penser à ma terre natale, dans le Nord, ses zones marécageuses, son soupir dans le silence des nuits d’été… Ô! Que de souvenirs et nous étions maintenant si loin !
Au fur et à mesure notre vie quotidienne s’organisa suivant l’esprit du scoutisme. Toutes les informations universitaires s’affichaient sur un grand tableau en carton installé au centre d’une grande tente réservée aux réunions. Tous les journaux et magazines étaient fournis gratuitement. Ici il y avait beaucoup de tension politique à l’époque. Devant l’indifférence totale d’une majorité de citoyens du Sud qui ne savaient rien sur le Communisme, nous devions nous adapter à leurs comportements, aux circonstances, aux conditions, à leurs réactions, afin de ménager nos paroles, nos gestes dans le but de nous adapter. Dans les premiers temps tout étudiant qui avait des problèmes financiers était subventionné par l’Etat. Ce camp des étudiants était donc pour moi un petit cocon. Quelques étudiants plus âgés, comme Vương Văn Bắc, Trần Thanh Hiệp… faisaient le trait d’union entre nous et l’Etat. Tous les jours nous étions envoyés un peu partout, soit pour aller prendre des cours soit pour chercher un emploi. Le soir, quand tout le monde était réuni, on se racontait tout ce qui s’était passé dans la journée, quelques anecdotes ramassées par ci par là…Cela reflétait les sentiments, les comportements, les paroles des gens du Sud vis-à-vis des immigrés, pendant nos premiers contacts. Il y avait une phrase typique et rigolote qui résumait la situation : Si les gens du Sud disaient ‘je te frappe jusqu’à ce que tu renvoies tes liserons d’eau’ (le plat nutritif de base des gens du Nord), les immigrés ripostaient en disant ‘je te frappe jusqu’à ce que tu renvoies tes jeunes pousses de soja’ (ingrédient incontournable des spécialités du Sud)! Au fur et à mesure, une fois la compréhension et la communication passées, qu’ils soient du Nord ou du Sud, tous ont pu se régaler d’un bol de soupe tonkinoise (phở) où était rajouté l’ingrédient du Sud, le soja, des plats où les ingrédients des deux régions étaient mélangés, et c’étaient des délices et des tendances…
La rentrée des Facultés devait avoir lieu bientôt. L’Union des Etudiants Immigrés de l’Université de Hanoï organisa un feu de camp pour créer un pont entre ceux des deux zones du pays à l’occasion de l’unification des deux Universités qui ne portait plus qu’un seul nom : l’Université de Saïgon. Nous avions ramassé, autour du terrain sauvage, plein de chutes de bois, des planches, des branches et brindilles, suffisamment pour créer une pyramide de bois mort au milieu du terrain situé plus bas. Une rangée de chaises de toutes sortes était installée en arc de cercle, ouvrant vers l’emplacement des tentes, pour accueillir le Corps Enseignant. Un microphone avec équipement technique fut mis à notre disposition par la Radio de Saïgon. Dans la grande tente, des verres et des boissons étaient prêts. Les invités de cette soirée se composaient d’un représentant du gouvernement, des professeurs d’Université, des collégiens et des collégiennes des établissements scolaires du Nord et du Sud. La présence de ces derniers nous avait assuré qu’à partir de ce moment le pont avait été bien installé et qu’il était solide.
Le dîner se termina, la nuit tomba. Nous étions tous prêts, angoissés, dans l’attente. Je me suis dit que c’était une bonne occasion pour animer l’atmosphère si terne de cette vie de camp. Les aînés s’occupaient de l’accueil des invités, les nouveaux notaient quelques petits détails. Il faisait tout noir. Nous allumâmes une rangée de torches devant la façade, comme une haie d’honneur. L’éclairage des flambeaux dépassa celui des lampadaires. Ce fut une grande surprise car les invités étaient venus nombreux, il y avait beaucoup de jeunes filles, élèves des établissements scolaires Gia Long et Trưng Vương. Elles étaient charmantes, réservées, pudiques mais semblaient très heureuses. Leurs regards brillaient sous la lueur des torches.
Tout le monde était entré dans l’enceinte de l’ancienne ‘Grande Prison’. Il faisait noir et il fallait faire très attention aux marches pour ne pas s’accrocher ou se heurter aux pieux et à leurs cordages. Malgré tout, chacun avait pu trouver une place autour du terrain enfoncé comme une grosse cuvette. Dans le noir, les tuniques des jeunes filles, avec leurs pans blancs, ressemblaient à un voile tacheté. On attendit, stressés, à l’heure prévue, une trentaine de flambeaux se mirent en file indienne, comme un dragon de feu, nous courûmes vers le monticule de bois et formâmes, autour de lui, un cercle de torches, au milieu des cris et des applaudissements. Nous nous rapprochâmes du bois en sautillant, et nous jetâmes nos flambeaux dessus. Le bois s’enflamma en une petite explosion qui projeta la lumière sur la foule tout autour. Le bois, bien sec, éclata comme des pétards, en envoyant des étincelles vers le haut. Au milieu des cris et des applaudissements nous nous tînmes les mains et chantâmes, en dansant autour du feu, la chanson traditionnelle du scoutisme : ‘Les scouts ont mis la flamme aux bois résineux…’.
Dans un discours prononcé devant le micro le représentant des étudiants immigrés salua les invités et parla des sentiments et du comportement chaleureux que les citoyens au Sud nous avaient réservés pendant notre situation difficile. Devant ces aides morales et matérielles nous nous sentîmes le devoir de nous appliquer à ne pas les décevoir. Ensuite on entendit des chansons interprétées par notre équipe d’artistes.
Dans la difficulté et la pénurie, j’ai vu naître la compréhension et la compassion des deux côtés. Mais dans cette nuit folle de joie, le ciel fut contre nous ! Quand s’approcha la fin de la soirée, une averse torrentielle éclata, mais qui n’arriva pas à éteindre le feu qui continua à flamber et à danser. Un grand nombre d’invités se précipitèrent sous les tentes pour s’abriter. Le seul qui resta sur place et qui fit comme si de rien n’était, c’était Mr. Jean Lassus, le Recteur de l’Université de Hanoï. Je me suis dit ‘chapeau’ et pensai que depuis qu’il exerçait cette fonction jamais il ne s’était senti si proche de ses étudiants que dans cette nuit du feu de camp.
L’ambiance du camp des étudiants cette année (1954-1955) m’avait bien marqué. C’était le symbole du rassemblement, de la consolation, de l’affection, de la compréhension, de la compassion et de l’entre aide pour une jeunesse qui avait dû tout abandonner, même son pays natal, pour vivre un grand changement et une vie nouvelle. Vivre ensemble, dans les mêmes conditions, nous avait rapprochés, nous étions solidaires, francs et honnêtes. Chaque soir après le dîner Đoàn Trọng Cảo nous emmenait dans le monde mythique de la musique avec son accordéon. Sous la voûte céleste, haute et immense, et sur le seuil de la petite tente, je ressentais une chaleur très agréable. C’était à ce moment-là que je reconnus que les relations humaines pouvaient être rares et considérables.
Le temps passa vite. Le printemps était de retour. Sur ce lopin de terre étroit et triste nous célébrions la fête de fin d’année lunaire. Les professeurs n’avaient pas oublié de venir partager avec nous le premier Tết d’immigration. Je me suis dit que, tôt ou tard, le Sud serait une deuxième terre natale pour moi et pour tout le monde. Pour ce réveillon, avec les professeurs, nous nous rassemblâmes pour avoir de la chaleur humaine, pour nous rappeler des souvenirs, pour raconter des histoires drôles et pour chanter toute la nuit. Avec exaltation, j’ai interprété avec Trần Nguyên Bổng la chanson ‘Printemps, loin de son pays natal’ (xuân tha hương) du compositeur Phạm Đình Chương. Les pleurs du saxophone de Bổng dans cette circonstance furent terribles, impressionnants et inoubliables.
L’appel à la vigilance, des immigrés et des étudiants, aux concitoyens du Sud devant la menace du Communisme avait pris effet peu à peu. Mais, au début, le contact entre les deux blocs d’étudiants Nord-Sud avait été très tendu.
Avant, les Facultés de l’Université de Saïgon étaient des succursales sous la couverture de l’Université de Hanoï. L’immeuble occupé par la Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie au N° 28, rue Testard n’était qu’une villa dans un quartier chic. Il y avait deux grands amphithéâtres. Après les vagues d’immigration, le nombre d’étudiants avait doublé. Il manquait donc des places. A chaque cours, certains devaient s’asseoir dans le couloir pour prendre des notes. Dans les premiers temps on était désorienté. Pour être ensemble, celui qui était arrivé le premier devait réserver une ou deux places pour ses amis. Ce scénario était très courant parmi les étudiants immigrés. Mais comme les contacts Nord-Sud étaient tendus, cela créa des problèmes. Au début ce n’était que des mots choquants, mais, peu à peu ce serait devenu des bagarres s’il n’y avait pas eu l’intervention des autres :
--- Putain ! ça te rend fier hein...! De courir derrière les coloniaux !
--- Putain ! Le Nord est maintenant indépendant, pourquoi viens-tu ici ?
--- Putain ! Celui qui vient le premier prend cette place. Touches pas ou je te frappe !
Ce jour-là nous félicitions Ngô Văn Hiếu devant son attitude calme et sa colère maîtrisée. Il se baissa pour ramasser tranquillement son cartable jeté par terre accompagné d’insultes. Son visage pâlit de haine. Cette scène se raconta de bouche à oreille, rapidement, dans l’amphithéâtre et dans le milieu des étudiants d’autres Facultés. Une réunion d’urgence dès ce soir-là fut organisée dans la grande tente. Tous les étudiants étaient présents dans une atmosphère électrique. Tout le monde fut d’accord pour faire une grève générale, dans toutes les Facultés, afin de dénoncer l’intention sournoise de diviser la force des étudiants. Après trois jours, grâce aux négociations des représentants des deux côtés, la grève prit fin. Dans les mois qui ont suivi, le Comité Exécutif de L’Union des Etudiants, composé des représentants de trois régions du pays, a été formé. Celui qui fut élu président de l’Union s’appelait Nguyễn Tấn Chức. Bien qu’originaire du Sud il avait fait ses études de Médecine, pendant trois ans, à l’Université de Hanoï. Il servait de trait d’union et était le symbole de la compréhension.
Tard dans la nuit. La lune projetait ses rayons ocre sur la couleur terne des toiles de tentes. Sous une toiture lamentable, en tôle, posée obliquement sur un mur à moitié détruit, Phan Trần Đạo et moi, nous nous étions accroupis chacun sur un tabouret en attendant une vieille dame qui nous préparait quelques seiches braisées. Ce stand était protégé du vent par quelques planches récupérées d’emballages divers. En dehors d’une table bancale et deux tabourets il n’y avait rien. La vieille dame avait une soixantaine d’années. On ne savait pas depuis quand elle était là ni si ses enfants étaient parmi nous. L’odeur des seiches braisées était toujours appétissante. Depuis que nous étions à Saigon on voyait partout des triporteurs qui en vendaient. Des seiches suspendues au toit, on aurait dit des soutiens-gorge exposés au soleil. Cette odeur agréable, dans l’air, était emportée très loin par le vent. Il suffisait de cinquante centimes pour goûter cet amuse-gueule, émincé, tartiné d’une sauce sucrée salée et piquante, un vrai délice. Nos tentes étaient tout près d’un grand marché couvert du centre ville, le marché Bến Thành. Tout autour on voyait des kiosques, des restaurants et même des gargotes, des néons allumés toute la nuit, des salles de cinéma permanent. Ce quartier était animé jour et nuit. De temps en temps, on entendait le bruit métallique des paires de ciseaux d’un triporteur, marchand de salade de papaye verte à la viande de bœuf séchée, la voix d’une cantatrice traditionnelle de théâtre par un haut-parleur mis à fond… C’étaient les activités quotidiennes de la ville de Saïgon. Je me suis adapté peu à peu à ce mode de vie et je l’ai aimé. Loin de mon pays natal, il me manquait beaucoup. Un grand vide dans mon âme que rien n’a pu remplir.
Vers les grandes vacances des années 1955-1956 nous avons été heureux de déménager vers un nouveau domicile qui devait être définitif. C’était la Cité Universitaire Minh Mạng construite avec les subventions de l’Etat et d’Organisations Non Gouvernementales (ONG) du monde libre. Elle avait rassemblé tous les étudiants des trois régions (Nord, Centre et Sud) du Vietnam sans distinction ethnique. Le jour où nous avons déménagé il y avait des représentants de l’Etat et des ONG. Des images de cet événement ont été enregistrées et projetées sur les écrans des salles de cinéma au moment des actualités mondiales, marquant les premiers pas d’un tournant décisif dans la nouvelle vie des étudiants du Vietnam libre.
Quelques années plus tard, sur ce même terrain appelé ‘Grande Prison’, une nouvelle et grande construction fut réalisée et réservée au développement culturel, à savoir la Bibliothèque Nationale et la Faculté des Lettres.