Une Vie Au Viet Nam (1934-1979) --Tome 2

 

                                 4-Le Quartier des Pauvres *

 

  Chacun a sa terre natale, son coeur y reste toujours attaché, même éloigné par les contraintes de la vie. Depuis que le Sud de mon pays avait été occupé par les Communistes, beaucoup de mes compatriotes avaient dû se couper de leurs racines. Les contrôles étaient draconiens parce que les Communistes craignaient que leur régime totalitaire ne soit renversé.

 

  Aujourd’hui, loin de mon pays qui est de l’autre côté du globe, je me souviens du quartier où vivaient des gens adorables, sans histoire, que nous côtoyions dans une ambiance chaleureuse. Ce n’étaient pas nos proches mais l’affection nous rapprochait, surtout lorsque ma femme avait installé son cabinet de consultation médicale dans notre habitation. C’était très pratique pour eux lorsqu’ils avaient quelques problèmes de santé. A l’époque elle travailla comme médecin des pauvres. Elle disait souvent que la médecine n’était pas un métier très rentable comme le pensaient certains. Sa présence dans ce quartier avait donné à tous du courage, de l’énergie et une certaine assurance.

 

  Avant de connaître ma femme j’ai vécu dans d’autres quartiers, chaque fois une situation différente. Dans les premiers jours de notre immigration dans le Sud (1954), mes parents avaient loué une cabane dans un quartier de manutentionnaires, proche du lieu où mon père enseignait. Ainsi à chaque fin de semaine je pédalais de la Cité Universitaire pour venir les voir.

 

  A Dakao, sur la rive droite de l’arroyo Thị Nghè il y avait une bande de sable boueuse sur laquelle étaient échoués des cartons, des boîtes de conserve rouillées, des bouteilles, des bibelots en grès et en porcelaine cassés,  des éclats de verre, des sacs de nylon et une centaine  de détritus différents, mélangés aux déchets décomposés qui s’étaient transformés, avec les années, en une sorte de terre noire. Sur ces tas d’ordures grouillaient des rats au pelage mouillé, ébouriffé et dégoutant à la recherche de nourriture. Quand ils voyaient l’ombre d’un homme ils sursautaient un peu mais continuaient leur besogne, à moitié cachés sous le pont. Puis ils sortaient en plein air sans avoir peur de rien. Parfois ils s’arrêtaient et me regardaient, les yeux grands ouverts, me considérant comme quelqu’un de familier dans leur domaine depuis que mon père s’y était installé.

 

   Ici, c’était leur royaume. On ne savait pas depuis quand ils étaient là, totalement libres, et se multipliant à volontiers. Ils étaient tellement nombreux qu’ils devaient vivre par groupe d’affinité mais, de temps en temps, ils se bagarraient bruyamment. Après chaque averse, l’eau coulait des rues du haut et inondait une moitié de cette bande de sable noir. Profitant de cette occasion rare ils pataugeaient bruyamment à leur guise, spécialement dans un amas de nouveaux déchets apportés par la pluie qu’ils considéraient comme une source naturelle de nourriture à exploiter.

 

  Les pluies torrentielles à Saigon inondaient la plupart des rues dont les égouts trop anciens n’arrivaient pas à drainer suffisamment. Mais il suffisait d’une demi-heure, après chaque pluie, pour que tout rentre dans l’ordre. Le soleil redevenait accablant et la chaleur redoublait. De la bande de sable émanait une odeur typique de cette boue noire fétide. C’était une odeur de planches pourries, de déjections des rats, de détritus putréfiés, mêlée à l’odeur urinaire et fécale des chats, des chiens et des enfants…

 

  La bande de sable noir était le territoire des rats. Un mètre plus haut, c’était celui des humains. Un hameau grouillant de monde, le long de la rive droite, dont les constructions, qui ne suivaient aucune loi architecturale, étaient des cabanes en bois sur pilotis. Les toitures étaient en tôles, de toutes dimensions et de tout âge, certaines étaient toutes neuves, d’autres étaient déformées et rouillées. Sous les planchers, les pilotis en bois, enfoncés dans la boue depuis des années, étaient pourris, inclinés et effondrés par endroit. Mais comme les cabanes étaient adossées les unes contre les autres et séparées par de minces cloisons, cela leur donnait une certaine solidité. La plupart des cabanes étaient orientées vers une allée en planches, large d’un mètre, qui suivait la courbure de la bande de sable. Par endroit elle se rétrécissait laissant le passage pour une personne. Toutes les dix cabanes, il y avait une toute petite allée, menant au bord de l’arroyo où était installé un groupe de latrines communes, à ciel ouvert, regardant vers le cours d’eau trouble. C’était des planches épaisses, fixées horizontalement sur pilotis, clôturées par des cloisons minces et basses, à hauteur du genou, permettant à une personne de l’enjamber.

 

  Ici, c’était le point de rencontre des gens du hameau, hommes et femmes se disaient bonjour, bonsoir, sans état d’âme et sans pudeur. Ils enjambaient la clôture et tout de suite  s’accroupissaient soit face au cours d’eau, soit face à face, soit côte à côte. Ils se soulageaient tranquillement tout en fumant leur cigarette, ou en continuant leur conversation et regardaient des poissons qui sautaient pour happer leur ‘proies’ tombées plouf ! plouf ! dans l’eau. De temps en temps passait un petit sampan transportant des denrées alimentaires, c’était une bonne occasion pour entamer une conversation en hélant le navigateur pour connaître le prix du jour des marchandises. Que ce soit dans un festin ou sur le plancher d’une latrine la vie des gens du Sud était comme ça, simple et heureuse.

 

  Ce quartier avait aussi l’électricité et l’eau potable, mais grâce à une sorte de vol. Il suffisait de connaître quelqu’un qui avait une maison située dans la rue principale, juste à l’entrée du quartier, et qui avait un compteur d’électricité et d’eau. Les constructions sur pilotis étaient hors norme et n’y avaient pas droit, c’était la loi, mais en réalité, les gens d’ici la contournaient facilement. L’intimité du voisinage contournait la loi. De cette maison, des câbles électriques et des tuyaux étaient tirés jusqu’au fond du quartier. La nuit, il y avait de la lumière partout mais ce n’était qu’une sorte de lueur, un peu plus claire qu’une flamme de bougie, mais c’était mieux quand même! En été, un petit filet d’eau coulait du robinet, mais les gens n’étaient plus obligés de se bousculer, avec leur seau, en faisant la queue sur le trottoir, devant le robinet public. Ainsi la vie dans ce quartier pauvre continuait tranquillement sans problème. On y construisait sa maison sans permis, on y habitait sans payer d’impôt, donc il ne restait que quelques pièces de monnaies à verser au propriétaire de la maison du haut, pour les charges mensuelles, au noir, quelle simplicité ! Celui-ci était d’ailleurs très content d’être considéré comme un bienfaiteur et de pouvoir récupérer la somme qu’il payait à la Société d’Eau et d’Electricité. Que ce soit privé ou public tout le monde était content.

 

  Quand la nuit tombait, l’éclairage du quartier se reflétait sur le cours d’eau. De loin on aurait dit la flotte de la force navale des Hán du temps des Trois Royaumes.  On y entendait un mélange de bruits de scènes de ménage, de cris et de pleurs d’enfants, de chansons théâtrales provenant des radios, de voix de mamans qui berçaient leurs enfants sur leur hamac, rythmées par le bruit du frottement des traverses et des poutrelles. Les hamacs se balançaient tellement qu’ils entraînaient avec eux les constructions rudimentaires dans un rythme harmonieux et pendulaire. La vie dans le quartier des pauvres était ainsi simple, calme et pleine de bonheur.

 

  La cabane de 30 m2 achetée par mon père se situait près de l’entrée du quartier, elle avait été cédée avec quelques meubles par une vieille fille de mœurs légères. Elle s’ouvrait sur un lopin de terre vide situé au bout de l’allée qui menait au quartier. Sur le seuil, si on avançait d’un pas sans faire attention on se cognait au bord du lit de bois, installé juste derrière la porte, car l’autre bord touchait déjà la cloison postérieure. A côté il y avait une table et quatre chaises différentes. Il y avait une armoire au fond de la salle. Il était clair que la fille avait gagné son pain pendant toute sa vie grâce à ce lit. Un petit coin d’eau et de cuisine rudimentaire était installé derrière, caché par la cloison postérieure. L’eau usée filtrait à travers les fentes du plancher en bois et tombait dans la boue noire. Chaque fois, on entendait les cris des rats qui se bagarraient en dessous. Mon père s’installait souvent sur ce lit à l’heure du thé. Un jour, il rigola en disant :

 

  --- On ne saura jamais le nombre d’ébats amoureux qui ont eu lieu sur ce lit !

 

  Je dis en souriant que plus tard, si cette fille devenait, par hasard,  une ‘certaine princesse’ ce lit deviendrait une relique d’une valeur incalculable ! Et cette cabane un lieu historique ! Tu risqueras d’être milliardaire papa !... Et nous rigolâmes aux éclats tous les deux.

 

  Dans ses moments de loisirs mon père méditait devant sa tasse de thé, il me conseillait souvent :

 

  --- Quoi que tu fasses dans l’avenir, si un jour tu es dans une impasse, n’emprunte rien à personne. Il vaut mieux mourir que d’être humilié !

 

  Grâce à ce qu’il m’a dit que je compris pourquoi il s’était installé dans ce quartier. Un jour le beau frère de ma mère, oncle Bồn, originaire de Bắc Ninh comme ma mère, vint de Hanoi  pour savoir comment était la vie dans le Sud. On était encore dans le délai de trois mois autorisé par l’accord de Genève pour la circulation entre les deux zones, libre (Sud) et communiste (Nord). Il était venu voir mes parents. Quand il constata de ses propres yeux la situation de mes parents il fut complètement déboussolé. Il était bien gros dans ses habits impeccables. La chaleur accablante à cause de la toiture basse, en tôle, sous le soleil de midi, nous enveloppait comme dans un four. Il était trempé de sueur malgré le ventilateur électrique mis à fond et orienté directement vers lui. Il se tamponnait le front et le visage sans arrêt, sa serviette fut également trempée. Devant cette réalité foudroyante il s’était donc retiré vers le Nord. Ultérieurement on avait eu de ses nouvelles révélant que toutes les infrastructures de son entreprise de briqueterie avaient été confisquées par oncle Hồ ! Et son parti ! Depuis ce jour nous n’avons plus entendu parler de lui. Nous devinions les scènes atroces de la révolution agraire et industrielle et on se demanda s’il avait été capable d’en réchapper.

 

  La petite fenêtre de la cabane de mon père s’ouvrait sur un deuxième lopin de terre boueuse. Celui-ci était un peu moins humide et moins sale. Même après une semaine bien ensoleillée le sol n’était pas sec. Ainsi des objets lourds et encombrants  abandonnés là depuis des années s’enfonçaient progressivement dans la boue. On y trouvait toutes sortes de choses, des pneus usés, des chaussures trouées, des jantes rouillées… Il y avait même une carcasse d’automobile laissée là depuis sûrement très longtemps. Elle était exposée aux intempéries, une moitié était dans la boue. Elle devint le lieu de jeux des enfants du quartier à côté des crottes de chien, des matières fécales transformées par le temps en une terre noire.

 

  De temps en temps apparaissait un français à bedaine dans la cinquantaine. A cette époque l’armée de la Force Expéditionnaire Française était rapatriée depuis longtemps. Il faisait parti des civils qui étaient restés, qui avaient la nostalgie de l’Indochine et qui avaient leurs entreprises installées à Saigon et aux environs. De temps en temps je le voyais apparaitre avec des pneus usés qu’il empilait dans un coin de cette terre boueuse. Une fois, il revint les prendre quelques jours après, pour les emporter on ne sait où. Je l’observai en silence, les pieds trempés dans la boue glissante il s’efforçait de les ranger sous la pluie battante. Par moment il manqua de tomber en grommelant, cela me fit imaginer ses sentiments et son attachement à ce quartier qui lui était si cher.

 

  Parfois apparaissaient dans ce quartier quelques jeunes femmes enveloppées à la peau très blanche et soyeuse. Elles étaient bien maquillées, impeccables et nonchalantes dans leurs habits Bà Ba. Une fois,  elles passèrent devant moi et je sentis le parfum du savon Côba. Me voyant devant la porte elles se montrèrent timides en baissant la tête pour regarder leurs poitrines charnues. Je les poursuivis du regard et me sentis embarrassé…

  Mon frère aîné trouva que mes parents vivaient dans des conditions lamentables cela lui fit mal au cœur. Il a loué une autre maison plus convenable et les persuada de venir vivre avec lui. Mon père avait cédé devant son insistance et moi aussi j’avais quitté la Cité Universitaire pour les rejoindre.

 

  Cette maison se situait dans le district de Phú Nhuận loin de l’arroyo. C’était une construction en bois, à un étage, couverte de tuiles, donnant sur la rue Nguyễn Huỳnh Đức. Il y avait un jardin intérieur bien ombragé par des jaquiers et des pommiers à lait. Au milieu du jardin il y avait une petite cabane occupée par des locataires. C’était un couple hindou amoureux dont la femme était plus grande que le mari. Elle avait un petit restaurant qui se trouvait sur le côté d’en face. C’était ici que j’avais goûté son carry 100% hindou. A chaque bouchée, on aurait dit que j’avais avalé du feu et mes oreilles sifflaient. Pourtant je terminai mon bol gloutonnement avec beaucoup de plaisir. Une fois terminé je sentis comme un volcan en moi. C’était très piquant. Mais c’était un délice.

 

  Au fond du jardin il y avait la maison en bois du propriétaire. On l’appelait monsieur Dậu. C’était la plus belle du terrain, il y avait des colonnes sculptées. La façade était protégée par une véranda sous l’ombre des arbres, ce qui donnait une sensation de fraîcheur surtout en été.

  Dans mes loisirs je me promenais dans le jardin. L’atmosphère de la banlieue était mi urbaine mi rurale, claire et paisible. A travers la verdure d’une haie basse je voyais une autre maison en bois, à toiture en tôle, c’était celle de quelqu’un qui possédait une petite entreprise de couture donnant sur la rue. Cette maison était occupée aussi par des locataires, des filles de mœurs légères et cela excita ma curiosité. Elles étaient sans scrupules. Toute la journée elles se mettaient devant leur miroir pour se maquiller et s’occuper de tous les détails de leur corps, jusqu’aux ongles. Des fois elles se servaient d’une torche électrique pour regarder jusqu’au fond de leur gorge ! La petite fenêtre de leur chambre était ouverte jour et nuit et donnait directement sur le jardin où je me trouvais. Des fois elles me surprirent en train de les regarder les yeux grands ouverts, elles me sourirent avec compréhension. Conscient de leur amabilité je continuai mon observation. Chaque week-end, une belle voiture stationnait à l’entrée du passage puis les emmenait secrètement et mystérieusement.

 

  Parmi ces filles j’en ai remarqué une, la plus jeune et la plus belle. Elle s’appelle Dung. Parfois je la surpris derrière la haie en train de converser avec quelques voisines. Souvent elle me suivait agréablement du regard me faisant les yeux doux. Je la trouvais mignonne et aimable surtout grâce à ses fossettes qui lui donnaient beaucoup de charme. Ainsi un beau jour…

 

  De temps en temps je l’emmenai derrière moi sur ma vespa. A l’occasion du TẾT, les étudiants organisaient souvent dans l’enceinte de la Cité Universitaire une soirée dansante. J’en profitai pour l’emmener visiter en même temps mon ancienne petite chambre. Quand mes copains Tiên et Nghí l’avaient vue ils n’arrêtèrent pas de nous féliciter. Ainsi la chambre qui avait l’air si austère et encombrée de bouquins devint momentanément un lieu de la joie. Nghí était particulièrement obsédé par la beauté de Dung.  Après cette nuit de la St. Sylvestre vietnamienne je la ramenai à la maison. J’ai été surpris que le pan arrière de sa robe soit à moitié arraché ! Elle m’embrassa en rigolant sans se préoccuper de cet incident. Quand je trouvai une masse de tissu coincée dans les ailes du ventilateur de la vespa j’ai compris. Il était tard dans la nuit. Sous l’ombre des arbres du jardin et à la lueur des lampadaires elle me serra fortement et posa sa tête sur mes épaules tranquillement pendant un long moment. Nous restâmes ainsi debout l’un contre l’autre, silencieux. La chaleur corporelle de la jeune fille commença à m’envahir. Je me suis dit que si je lui demandais quoi que ce soit en ce moment, elle accepterait sûrement. Mais finalement je lui dis au revoir et bonne nuit comme à une amie très chère, elle non plus ne m’a rien demandé.

 

  Après quelques mois Nghi me chercha. Il m’a raconté qu’il avait persuadé Dung de venir avec lui à Dalat dans un but douteux. Il avait loué une chambre d’hôtel. Elle était dans ses bras sur un grand lit. Mais elle ne lui avait donné qu’une fièvre sexuelle comme un cheval difficile à dompter. Elle avait attendu qu’il soit persuadé d’aller au septième ciel,  et juste à ce moment-là elle avait décidé de l’arrêter net. Nghi avait l’impression d’avoir reçu brutalement un bloc de banquise sur la tête. Il se sentit très mal et s’était beaucoup fatigué pour rien ! Quand il eut terminé son récit il me scruta comme si j’avais été la cause de son mal. Mais je ne dis rien et le laissai à son tourment. Je me souvins de cette jeune fille belle, charmante et agréable et tout à coup une compassion mêlée de tristesse pesa sur mon cœur.

 

  Très souvent je lisais sur le balcon qui  donne sur la rue Nguyễn Huỳnh Đức. Celle-ci était mal bitumée, ses côtés étaient pleins de graviers et de cailloux. Elle zigzaguait à travers le district Phú Nhuận, une zone de campagne avec quelques habitations éparpillées parmi les verdures ombrageuses. On voyait rarement passer une voiture, le plus souvent c’était des bicyclettes, des cyclo-pousses et quelques scooters. L’atmosphère était calme et tranquille. D’en face venait l’odeur de carry du restaurant hindou. Un après-midi j’y entendis des bruits de scène de ménage. Tout à coup je vis sortir en hâte le vieil homme, les deux mains sur la tête essayant d’empêcher le sang qui coulait de rougir sa chemise. On ne savait pas pourquoi mais sa femme lui avait lancé un tabouret sur la tête. Son voisin a hélé un cyclo-pousse pour l’amener à l’hôpital. Dès ce soir-là on le vit déjà assis devant son restaurant avec un gros pansement sur sa tête chauve.

 

  Vers le quinze du mois, la pleine lune projetait sa douce lumière sur le quartier et dans le jardin. La brise chuchotait. L’ombre des arbres se balançait sur les cloisons en bois. J’installai ma chaise longue sur le balcon et m’allongeai nonchalamment au clair de lune, la tête vide. J’entendis les bruits quotidiens tout autour dans la nuit tombante et je sentis une odeur agréable dans l’air. C’était ma mère qui pratiquait son culte au rez-de-chaussée avec des baguettes d’encens. Sa vie était toujours rythmée par le calendrier accroché sur la cloison. La vie de la banlieue donnait une sensation de détente et de tranquillité. Elle n’était pas trop influencée par la vie moderne. Certainement à l’époque la société n’avait pas autant de problèmes qu’aujourd’hui. La lune et la brise me bercèrent et m’emmenèrent dans un monde merveilleux. Je fermai les yeux, mais une odeur de putréfaction me gêna. Je me levai, je voulais chercher son origine. Peut être le cadavre d’une souris quelque part. Mes yeux furent attirés par l’ouverture d’un tuyau d’aération des voisins, juste à ma hauteur. Je m’approchai. D’en haut, à travers le grillage d’une cloison mince, j’aperçus à la lueur d’une ampoule électrique la tête d’une jeune fille avec une barrette dans les cheveux. Je regardai tout autour pour voir s’il y en avait d’autres, à ce moment-là la jeune fille se leva accompagnée du bruit de la chasse d’eau. Je me reculai, j’avais compris.

 

  Cette découverte, due au hasard, excita ma curiosité et je voulus en savoir plus sur ‘ma voisine’. J’ai deviné qu’elle-même avait été consciente de cette incommodité car quelques jours après je vis un rideau à dessin, tout neuf, installé derrière le grillage. A partir de ce jour je l’aperçue souvent dans un ensemble Bà Ba impeccable en satin blanc, ses lèvres charmantes étaient rouges comme un fruit mûr sur pied, ses pommettes étaient toutes roses sur un visage ovale très doux et parfait. Je découvris encore d’autres détails sur elle. Sa sœur était mariée au couturier qui était le propriétaire de ce terrain et de cette petite entreprise. Le bruit des appareils Singer se faisait entendre toute la journée. Il avait la quarantaine et était aidé par sa femme dans leur petite affaire. ‘Ma voisine’ avait 18 ans et était étudiante à l’Ecole Nationale de Pédagogie. Les jours où elle devait aller à l’école elle mettait une longue robe, prenait une bicyclette de dame toute neuve. Devant sa maison elle fixait attentivement son cartable sur le porte bagage. Avant de pédaler elle cherchait toujours l’occasion de jeter un coup d’œil rapide sur mon balcon où souvent je me trouvais. Son comportement était assez naturel pour ne pas attirer l’attention. Il n’y avait que moi, le voyeur, qui ne ratais jamais le moindre de ses gestes.

 

  Je découvris également autre chose, toute sa famille aussi surveillait mon comportement. Un jour son beau frère commença un travail. Il scia la cloison sur le pignon de sa maison pour percer une fenêtre qui donna exactement sur la mienne, là où se trouvait mon bureau. Je levai le rideau et  j’ai tout vu. Ah ! Cette mezzanine, assez large, était le lieu d’études et la chambre à coucher de ‘ma voisine’ ! Oh ! Nous étions donc très près l’un de l’autre ! En dessous de nous il y avait un petit passage de moins d’un mètre de large. Si j’avais voulu, j’aurai pu passer la tête par ma fenêtre, jeter mon bras loin vers la sienne, et nous aurions pu nous toucher facilement. J’aurais même pu mettre un pont entre les deux chambres et ce serait parfait ! Mais… Mais par nature l’homme est naïf et moins malin que la femme mais il était clair que j’étais confronté à une mise en scène et à une incitation. Le temps passa. Tous les soirs elle lisait très tard. De mon côté je n’arrêtais pas de tourner en rond. Un soir, J’éteignis la lumière et dans le noir de ma chambre je l’observai en détails. Elle le savait et n’attendait que ça. Ses yeux scintillants me fixèrent sans scrupules. Elle s’étira sur son lit, se retourna sur le côté et s’orienta directement vers moi. Nous nous regardâmes comme deux étincelles qui s’affrontent. La première nuit elle se montra un peu hésitante. Les nuits suivantes elle fut plus osée, chaude et accueillante… Mais chaque fois que je voulais me montrer complice il y a eu quelque chose qui me bloquait malgré les sentiments amoureux que je ressentais pour elle. Je ne me comprenais pas moi même. Peut être qu’à ce moment là, je pensais ne pas être capable de subvenir aux besoins de deux personnes. Après les grandes vacances elle ne revint plus chez son beau frère et les deux volets de sa fenêtre restèrent fermés définitivement.

 

  Au milieu du jardin il y avait un puits d’eau potable. Souvent à l’après- midi des femmes et des jeunes filles s’y rassemblaient, prenaient de l’eau, pour la cuisine ou pour la lessive et elles en profitaient pour parler entre elles, cela animait beaucoup l’atmosphère du jardin. Bien sûr, elles riaient beaucoup, car elles se racontaient des anecdotes assez drôles. Parmi ce groupe il y avait une mamie âgée d’une cinquantaine d’années. Elle était veuve depuis longtemps et était restée seule. Elle avait gardé sa ligne charmante grâce à un caractère actif et dynamique. Monsieur Dậu le propriétaire avait beaucoup de copains. Ils étaient très souvent ensemble sous la véranda soit pour une tasse de thé soit pour un verre de vin national. Ils se faisaient plaisir en grignotant quelques amuse-gueules et en regardant les femmes travailler. Tandis que moi j’étais trop occupé avec mes bouquins pour savoir ce qui se passait entre eux. Mais je connais bien un dicton qui dit : ‘Quand la liqueur entre, les paroles sortent’. Un jour, j’entendis une dispute en bas dans le jardin. Ce n’était rien ! Parmi les invités de monsieur Dậu il y en avait un qui avait un peu trop bu. Dans son état d’ébriété il fut attiré par la mamie qui était en position accroupie. L’entre jambe du pantalon en satin noir de cette femme était bombée comme une mangue. Il souleva son verre à la hauteur de son front en souhaitant bonheur à tout le monde. Mais ses yeux ne quittèrent pas cet endroit préféré, il chercha des paroles pour draguer cette veuve. Celle-ci s’apprêtait à verser  son seau d’eau dans une jarre, mais tout à coup elle se tourna et lança brutalement tout le contenu sur ce bonhomme en criant à tue-tête :

 

  --- Tiens ! Tu veux me sauter ? Dis-le ! Avoue !

 

  La foule éclata de rire tandis que la bonne femme continua à l’engueuler. Monsieur Dậu pensant qu’il était la cause de cet incident chercha à les calmer tous les deux tandis que le pauvre ivrogne reprit ses esprits sous le seau d’eau froide, ses habits étaient tous trempés.

 

  Nous habitâmes ici pendant deux ans. Mon père pensa à préparer sa retraite. Il avait envie de chercher un lopin de terre afin de construire une petite habitation bien à lui. Mon cousin lui en avait conseillé un. Il mesurait plus d’une centaine de mètres carrés, près du passage à niveau n°6, dans un passage étroit ne laissant passer qu’un triporteur et à une cinquantaine de mètres de la rue principale. Son coût, à l’époque, était de 900 piastres. Après un bon calcul mon père accepta de l’acheter. Le propriétaire était un nordiste immigré comme mon père. Mais il ne nous présenta jamais son acte de propriété, il signa simplement, un petit bout de papier, avec quelques mots en guise de contrat de vente, sans aucune preuve légale. Cela m’inquiétait beaucoup, mais mon cousin nous avait assuré que dans ce quartier, Bùi Phát, (nom à la mémoire de deux grandes églises du Nord), tout le monde faisait comme ça, depuis des années, sans aucun problème. En l’écoutant je me rappelai des premiers jours de notre immigration….

 

  C’était en 1956. Depuis le pont Trương Minh Giảng, jusqu’au rond point Ông Tạ et Tân Sơn Nhứt, cet endroit immense ne servait que le lieu de décharge pour les détritus de toute la ville de Saigon.  Jour et nuit des camions Benz chargés d’ordures et recouverts d’un simple filet faisaient la navette pour y verser des montagnes de déchets. Une odeur suffocante de putréfaction attirait des nuages de mouches. L’incinération y était permanente. On aurait dit le cratère d’un volcan.  Plusieurs fois, en compagnie de Trần Tú, Vũ Hữu Bao, Ngô Đình Thuấn, Từ Ngọc Quang… nous l’avions traversé en mobylette. Le chemin était tout droit, au milieu des déchets. Nous devions nous protéger la bouche et le nez avec un mouchoir, rouler le plus vite possible pour échapper à cette odeur nauséabonde et à l’attaque des mouches. A l’autre bout du chemin, après avoir dépassé les déchets, nous virions pour entrer dans une zone d’habitation avec des maisons préfabriquées. Le terrain était divisé en plusieurs lotissements réservés aux immigrés. La plupart étaient des gens des deux diocèses du Nord, Bùi Chu et Phát Diệm. Ainsi cette région était nommée Bùi Phát. Nous étions venus ici pour chercher mademoiselle Phượng le rossignol de la Voix des Etudiants pour la préparation d’une émission radio. Dans ce quartier nouvellement construit il n’y avait même pas encore un brin d’herbe. Des marchands se rassemblaient, pour former un marché à ciel ouvert provisoire, sur un terrain qui était occupé avant par des manguiers. On l’appelait ‘le marché du jardin des manguiers’. Depuis cette date (1954) jusqu’à ce jour (1958), il y a eu beaucoup de changement. Des quartiers résidentiels avaient poussé comme des champignons. Il y avait des constructions  partout. Les montagnes de déchets avaient disparu. Quand je pédalai pour suivre mon cousin pour aller voir ce lopin de terre vendu à mon père je n’en cru pas mes yeux. Tout était méconnaissable. C’était ainsi qu’autrefois le poète Tú Xương a dû se plaindre :

 

                                                            ‘Ce fleuve a disparu

                                                  A sa place il y a un champ immense

                                                  Certains endroits deviennent des habitations

                                                  D’autres des jardins de culture de maïs et de patates

                                                  Des coassements se font entendre la nuit

                                                  On  sursaute en croyant encore

                                                  Que quelqu’un est en train de héler son bac’    

   

  L’achat d’un terrain avec la garantie du propriétaire signant un parchemin sans mention légale, c’était une chose très simple dans ce monde. Cela me semble plus civilisé que la législation  actuelle. C’était un accord tacite, sur l’honneur, entre le vendeur et l’acheteur. Mais la construction de la maison fut encore pire, une chose inimaginable. Dans un monde civilisé et géré par des lois bien codifiées la garantie est toujours assurée. Mais à ce moment-là nous, très naïfs, considérions que ces conditions étaient acceptables. De plus j’étais fier d’avoir un copain architecte. Il nous a fait un plan de construction. Je l’ai confié à un entrepreneur qui, lui, était un copain de mon cousin qui lui avait demandé de s’occuper de tout. Ainsi nous étions tranquilles en attendant l’inauguration de notre nouvelle habitation. Mais quand l’entrepreneur regarda ce plan il comprit bien qu’il avait touché le gros lot. Car le plan  n’avait aucune trace légale ni de permis de construire. Cela voulait dire qu’il pourrait faire ce que bon lui semblait. Il avait promis que la construction serait terminée en deux semaines. J’étais heureux. J’utilisais mon temps de loisirs pour venir jeter un coup d’œil sur le chantier. Quand les fondations furent terminées, je constatai que les colonnes de support étaient en bois. Mon inquiétude fut neutralisée par son explication :

 

  --- Comme vous n’avez pas de permis de construire, il faut faire très vite. On va mettre des briques autour des colonnes pour camoufler. Si l’agent de la Sous Préfecture vient on lui dira que c’est une maison ancienne à retaper !

 

  Cette proposition était-elle acceptable? Comme le javelot était lancé je ne pouvais plus reculer. Même si j’avais cherché un avocat j’aurais été coincé par l’absence de permis. D’ailleurs le bail de location de la maison sur la rue Nguyễn Huỳnh Đức touchait à sa fin et si les choses trainaient nous risquions de nous retrouver sur le trottoir.

 

  J’ai été très content quand la construction de la maison fut terminée exactement comme prévue. Chaque jour des triporteurs à bras, chargés de terre et de graviers, passaient devant mon nez. Je trouvais cela normal car cela faisait partie du travail des ouvriers. Je ne savais pas que ce volume énorme de terre aurait pu servir à surélever le niveau du rez-de-chaussée ce qui aurait donné beaucoup plus de valeur à la maison. L’entrepreneur manquait beaucoup de conscience professionnelle. Sournoisement il avait vendu cette terre et ces graviers à un tiers. Les conséquences ne tardèrent pas à se manifester. Quand une grande averse s’abattit sur le quartier, notre terrain fut inondé et on aurait dit que la maison flottait sur une mare car le niveau de ce terrain était vraiment bas. Il fallut attendre une demi-heure pour que toute l’eau de pluie soit absorbée et drainée. Si cela avait été le seul inconvénient, cela aurait été encore acceptable mais, quelques années plus tard, des champignons poussèrent aux pieds des murs. Après chaque averse, l’eau de pluie des gouttières traversait le mur et inondait le rez-de-chaussée. Comme la réparation aurait coûté très cher nous avons dû accepter la situation malgré beaucoup d’amertume. Chaque fois qu’il pleuvait, nous n’arrivions plus à dormir, nous restions sur le qui-vive jusqu’à ce que la pluie s’arrête.

 

  Malgré tout, à partir de ce moment nous étions propriétaires d’une maison. J’étais content d’emménager dans ce petit passage. Le voisinage était comme nous, dans les mêmes conditions car c’était aussi des immigrés. Il s’y trouvait d’anciens dignitaires des villages du Nord, qu’on reconnaissait à travers leurs conversations et leurs titres nominatifs prononcés. Au milieu du passage habitait son excellence monsieur Hồ, à notre gauche était son excellence monsieur Hiên, sur le côté d’en face était son excellence monsieur Đoán.

 

  Devant notre maison de l’autre côté du passage et un peu à droite il y avait cinq anciens tombeaux en pierres volcaniques envahis par de la mousse et des herbes sauvages. On disait que c’était celles des ancêtres d’une famille dont les membres étaient soit morts, soit dispersés. Il n’y avait aucun entretien. Juste à côté il y avait une touffe de bambous dont les feuilles étaient plus larges et plus longues qu’une main. De jeunes pousses, grosses comme des épis de maïs, apparaissaient chaque printemps. De temps en temps on voyait une jeune femme, portant un enfant d’une main et, de l’autre, coupant quelques pousses, avec une faucille, pour les emporter. On disait que c’était une des descendantes de cette famille.

 

  Au loin, derrière les bambous on apercevait un hameau de paillotes. C’était le marché du jardin des manguiers. Des familles nombreuses des diocèses immigrées s’y rassemblaient. Le curé se montrait très occupé. Les gens d’ici étaient pauvres mais ils arrivèrent à construire une petite église, d’abord en bois puis, au fur et à mesure, en parpaings. On y avait même installé un système de sonorisation. Cela aidait le curé à prêcher facilement à chaque messe. Les fidèles du hameau Bùi-Phát étaient très, très croyants et pratiquants. On entendait des prières dès quatre heures du matin. Les activités principales, ici, étaient la prière et la pénitence. La petite église était bondée matin, midi et soir. Dans mon quartier deux ou trois familles se réunissaient souvent le soir pour prier. L’écho des prières se faisait entendre tout au long du passage. Cette rigueur était intensifiée surtout parce que le chef de l’état, monsieur Ngô Đình Diệm était lui-même un chrétien pratiquant.

 

  Un soir, un incendie ravagea deux maisons derrière la mienne. C’était à cause d’une imprudence lorsque quelqu’un avait allumé sa lampe à pétrole (A ce moment là, on n’avait pas encore d’électricité). Heureusement il n’y avait pas eu de victime. A partir de ce jour les gens commencèrent à construire leur maison en dur. C’était toujours des constructions sans permis et les maisons poussèrent en désordre, comme des champignons, surtout depuis le jour où les Alliés étaient venus pour aider le gouvernement du Sud à renforcer le premier blockhaus anticommuniste de l’Asie. Les ruraux vinrent en zones urbaines pour faire du commerce avec les Alliés, le nombre d’habitants dans la région de Saigon a donc doublé voire triplé. La capitale du Sud se vit donc de plus en plus peuplée.

 

  Dans le passage où se trouvait la maison de mon père des gens faisaient toutes sortes de métiers. A l’entrée du passage, il y avait madame Lộc, institutrice retraitée, qui avait loué une petite salle, dans un petit local, où on pratiquait le culte du génie du quartier. Celui-ci me paraissait abandonné depuis longtemps car on y trouvait encore  un gros tambour suspendu, recouvert de toiles d’araignée, à côté d’un autel poussiéreux. L’institutrice gagna son pain en ouvrant un cours particulier pour des petits du hameau. En face de cette vieille femme il y avait une dame qui fabriquait des saucissons à la viande de porc. Tous les matins de très bonne heure j’étais réveillé par le pilonnage de la viande, en rythme avec des prières sonores, dans ‘le marché du jardin des manguiers’,  la voix du curé qui prêchait pendant la messe, le brouhaha chez monsieur Chúc qui préparait sa soupe tonkinoise au poulet sur son triporteur ambulant, le bruit que celui-ci faisait en poussant le triporteur vers la rue principale et en passant devant ma chambre, le bruit des roues du triporteur sur le gravier, le susurrement des gens qui allaient à la messe en trainant leurs savates… Le soleil se levait et moi aussi.

 

  Devant ma maison il y avait un lopin de terre inoccupé. Un beau jour je vis un groupe d’ouvriers venir creuser des fondations pour une nouvelle construction. Trois murs étaient en briques, le troisième empruntait le pignon de la maison du voisin. Tous ces murs étaient laissés nus sans couverture. La toiture était recouverte d’une mince couche de paille. C’était moins chaud quand il faisait grand soleil. On installa sur la façade une fenêtre qui donnait directement sur mon portail. Mais elle n’avait aucun volet. Seule la porte d’entrée était munie de battants. Le rez-de-chaussée n’était pas carrelé mais laissé en terre remblayée. Il me semble que le propriétaire avait certaine difficulté budgétaire et ne pouvait terminer la construction comme il fallait. Mais à cette époque on vivait en sécurité et on n’avait jamais entendu parler de cambriolage. D’ailleurs si le voleur y pénétrait il en serait sorti les mains vides car il n’y avait rien à prendre. Je regardais souvent cette construction inachevée et la trouvais belle  d’une certaine façon car dans la vie il y a des œuvres inachevées, connues comme patrimoine de l’humanité. Je me suis renseigné chez un voisin qui m’a dit qu’évidemment le propriétaire, son excellence monsieur Đoán n’avait pas assez d’argent. Quelques jours plus tard on y a mis un lit, une table et trois chaises. Un rideau fut installé entre le lit, qui était au fond, et la table, en face de la fenêtre, pour donner un semblant de chambre à coucher et un salon. Depuis ce jour on commença à apercevoir Mr. Đoán. Il chercha à nouer de bonnes relations avec ses voisins. On aurait dit que ces trois excellences, messieurs Đoán, Hồ et Hiên s’étaient reconnus car leurs conversations étaient très animées.

 

  Monsieur Đoán avait plus de soixante ans. Il avait une cyphose dorsale et un strabisme externe sur son œil droit. Il était toujours vêtu impeccablement, avec un ruban en soie noire, une robe noire, un pantalon blanc et une paire de savates en cuir. Je pourrais même dire qu’il était un peu coquet car il portait toujours une paire de lunettes, non pas pour sa vue, mais pour camoufler son strabisme, tout cela lui donnait l’air d’un beau vieux. Il y avait, dans ce hameau, une rumeur disant qu’il allait se remarier. Je pensais que peut-être on cherchait à le taquiner car il était très doux et aimable, mais c’était la réalité. Cela ne m’étonna pas vraiment car, dans la vie, il ne manque pas de personnes âgées qui veulent se remarier. On ne savait pas où et quand était organisé le mariage. Un soir je les vis, mari et femme, tous les deux ensemble dans cette maison. Un grand plateau d’offrandes était présenté sur la table pour célébrer sa nouvelle maison et leur union. Depuis ma véranda et à travers la haie basse je vis ‘madame Đoán’ âgée d’une quarantaine d’années, une écharpe noire sur la tête, très douce et taciturne dans sa veste brune et son pantalon noir. Elle faisait le ménage et la cuisine, elle allait au marché tous les jours. Depuis qu’il était remarié monsieur Đoán paraissait heureux et content de son sort dans la vieillesse.

 

  Ces trois anciens notables avaient à peu près le même âge, ils habitaient dans le même passage, vivaient dans les mêmes conditions et se rencontraient très souvent. De temps à autres ils se rassemblaient dans le salon de mon père pour converser avec lui. Dans leur enthousiasme, ils éclataient de rire. Le fait que monsieur Đoán  venait de se remarier devint un sujet très intéressant dans leur conversation. Comme monsieur Đoán était d’un caractère doux et naïf il leur raconta tout ce qui se passait entre lui et sa femme :

 

  --- ‘Je comptais me remarier pour que cette bonne femme s’occupe du ménage et de la cuisine. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si charnelle. Mais moi, comme vous le savez comment pourrais-je le supporter ? Toutes les nuits elle ne me laisse pas dormir. Parfois pendant que  je suis dans mon grand sommeil elle monte sur moi et frotte son sexe contre le mien. Parfois elle le manipule pendant un long moment sans succès, alors elle se laisse tomber, allongée à côté de moi en soupirant. Pauvre femme ! Mais je ne sais plus comment faire pour l’aider. La première nuit m’a déjà paralysé… sans compter les autres. Si ça doit continuer comme ça je vais… mourir !’.

 

  Evidemment, cette histoire d’amour n’a duré que quelques mois. Son excellence monsieur Đoán redevint célibataire, tout seul dans son coin. Il avait l’air très triste depuis que cette femme l’avait quitté. Son dos cyphotique devint de plus en plus courbé. Au bout d’un moment je vis que sa maison était inhabitée. La porte d’entrée était fermée jour et nuit. Comme la fenêtre n’avait pas de volets, les enfants du hameau pénétraient par là pour jouer à cache-cache. Une rumeur dans le hameau disait que Mr.Đoán en avait eu assez, il avait vendu sa maison et était parti, personne ne savait où. Ultérieurement on m’avait dit qu’il était mort !

 

  A l’entrée du passage il y avait un couple assez spécial. Le mari, monsieur Giác était le gardien du tribunal. Il avait ouvert un petit bazar, chez lui mais c’était sa femme qui s’occupait de tout. Elle était toute petite mais très forte, avait la peau mate et l’air méchant. Tout le monde se méfiait d’elle. Au premier regard, j’avais deviné son caractère grâce à son nez, gros comme une tomate. Un jour, en rentrant du travail, je vis une foule de gosses rassemblés devant le bazar. Ils se bousculaient pour regarder à l’intérieur. La femme était dans une fureur extrême, elle s’agitait et criait à tue-tête, elle était en train d’étrangler son mari en le coinçant contre le mur. Celui-ci dut sortir sa langue pour respirer par la bouche. D’une main elle saisit cette langue et la tira très fort, en l’obligeant à se pencher en avant, de l’autre elle le gifla plusieurs fois. Ce qui m’avait étonné c’est qu’il se laissait faire sans mot dire. Il était presque paralysé devant sa femme. Les gosses retenaient leur souffle en assistant à cette scène.

 

  Mais cette scène n’était rien par rapport à d’autres. Un beau matin madame Châu, notre voisine et cliente, se précipita vers mon cabinet dans un état lamentable. Ses yeux étaient si gonflés et tuméfiés qu’elle n’arrivait plus à les ouvrir. Elle laissa tomber son cabas encore vide et me demanda de l’examiner. Je voulais savoir la cause de la blessure. Elle me la raconta en sanglotant :

 

  --- Cette commère (madame Giác)  sait bien que je vais au marché tous les matins de très bonne heure. Ce matin, quand je suis passée devant le tombeau en pierre volcanique où elle s’était cachée, elle m’a jeté dans les yeux une poignée de sel pimenté. Je ne voyais plus rien. Elle m’a tiré les cheveux et m’a terrassée, puis elle a sauté sur moi et m’a rouée de coups de poings. Elle a trouvé cela insuffisant et elle m’a mordue le bras jusqu’au sang … Euh ! Euh ! Docteur, qu’est-ce que je dois faire maintenant ?!

 

  Elle découvrit son bras pour que je l’examine. Il portait l’empreinte de huit dents sur la peau encore saignante. De tout cela sortait une odeur, mélange de salive et de sang, vraiment dégoûtante. Depuis ce jour j’ai appelé cette femme ‘la dame qui mord’ pour la distinguer d’une autre du même nom.

   D’autres victimes avaient été menacées comme ceci :

 

  --- Gare à toi ! Je peux même te mordre jusqu’à ce que tu meures et tu n’auras pas la chance de cette bonne femme Châu !

 

  Sa voix stridente qui éclatait au milieu du passage aurait pu faire dresser les cheveux des voisins. Je pensais que les habitants d’ici étaient trop tolérants car, dans un autre quartier, les choses ne se passeraient pas comme ça. Et cette femme aurait été mise en examen par la police.

 

  Autrefois, le marché du jardin des manguiers avait dû être aussi un cimetière. Les premiers jours du déménagement dans ce quartier, je vis un tombeau en granit, en forme d’éléphant agenouillé, qui s’allongeait moitié sur le trottoir de la rue principale, moitié sur le bitume. C’était encombrant. Les voitures devaient l’éviter. A la longue, tout le monde le considéra comme normal. Le temps passa et un beau matin je ne le vis plus, il avait disparu sans laisser de trace. Des gens avaient raconté qu’en creusant le sol pour les fondations ils avaient été surpris de trouver des amas d’os humains. Cet endroit aurait été le champ de bataille entre les Forces Conquérantes Françaises d’Outre-mer et l’Armée de la Dynastie des Nguyễn. Plus il y avait d’immigrés, plus les espaces habitables se rétrécissaient. Les vivants  envahissaient le domaine des morts. Les tombeaux les plus modestes étaient détruits au fur et à mesure. Les plus monumentaux étaient ensevelis derrière les murs.

 

  La petite paillote de monsieur Chúc le vendeur de soupe tonkinoise au poulet était en face et un peu à droite de ma maison. Elle était coincée entre deux énormes tombeaux en pierre volcaniques. Sa soupe était très prisée dans tout le quartier et donc il commençait à mener une vie aisée. Il programma la rénovation de sa maison en dur. Le seul inconvénient était que la vue, à travers la porte, était gênée par ces deux tombeaux, quand on était à l’intérieur. Il construisit donc un mur pour les cacher. Le temps passa et moi-même je ne me souvenais plus qu’ils existaient. Il cultiva une rangée de chrysanthèmes jaunes  le long et derrière le mur. De loin on aurait dit un massif fleuri. Devant ses voisins il se plaignit que sa terrasse était trop petite, il lui manquait beaucoup d’espace pour travailler. En effet, chaque soir en rentrant il était obligé de laisser son triporteur devant la porte. En écoutant ses plaintes sa voisine lui dit :

 

  --- Qu’attendez-vous pour  détruire ce massif fleuri afin d’élargir votre champ d’action ?

 

  Il fut content car il n’attendait que ça. Il lui dit qu’il sera obligé de le faire pendant la nuit car le jour il était occupé avec son triporteur. Rien n’était plus logique. Tout le monde eut de la compassion pour lui.

 

  Nuit après nuit pendant que tout le monde était dans un sommeil profond monsieur Chúc alluma une lampe à pétrole et creusa sa terre tout seul jusqu’à trois heures du matin. Quand il pleuvait il tendait une bâche, portait un poncho militaire en nylon, pour travailler. Les voisins ne se demandaient jamais pourquoi il devait creuser la terre si profondément alors que tout ce qu’il voulait c’était d’élargir le terrain. Puis il emprunta quelques poutres à monsieur Tự, son voisin, mais personne ne savait dans quel but. Au bout de trois semaines je découvris que la surface de la terrasse de monsieur Chúc était deux fois plus large. Il avait installé au fond une petite cuisinière. Le triporteur était maintenant moins gênant car il était à une bonne place. Mais chose étrange ! Depuis ce jour monsieur Chúc se sentit de plus en plus faible. Il poussait son triporteur en s’essoufflant. Parfois il rentrait chez lui plus tôt que prévu, parfois, le véhicule était abandonné dans un coin car son propriétaire était dans un état d’ébriété alarmant. Il devint maussade avec sa femme et ses enfants.

 

  La même semaine, monsieur Tự  entra dans mon cabinet, en clopinant sur sa béquille, pour me demander de l’examiner. Il avait échappé de justesse à la mort dans un accident de circulation. Sa jambe gauche du genou jusqu’à la cheville était tuméfiée, œdémateuse et d’une couleur pourpre. Heureusement pour lui il n’y avait aucune fracture cliniquement détectable. Je ne suis pas de tempérament superstitieux mais cette fois je voyais bien qu’il y avait une drôle de coïncidence. Je demandai à monsieur Tự s’il savait dans quel but ses poutres avaient été utilisées. Celui-ci fut très étonné et me demanda pourquoi je lui posais cette question car cela n’avait rien à voir avec cette jambe! Je gardai le silence en souriant, je me baissai pour m’occuper de sa blessure tout en écoutant des grognements qui se faisaient entendre… dans le lointain.