Une Vie au Viet Nam (1934-1979)-Tome 2

 

                          6--LA PAIRE DE SANDALES

                        AU BORD D’UN COURS D’EAU  *

 

  Depuis que nous sommes en France, chaque fois que nous parlons de nos mères, la sienne et la mienne, nous pensons aux légumes sauvages. L’image d’une mère se courbant au dessus des buissons du jardin est bien enregistrée dans notre subconscient. Nos souvenirs d’enfance se ressemblent bien que nous soyons séparés par deux milles kilomètres et que nous ne nous connaissions pas encore. Nous sommes nés et avons grandi dans une société qui était plongée dans le chaos, la turbulence, la douleur et la haine qui régnaient partout à l’époque. Notre situation familiale était différente mais le contexte socio-politique était le même. Des pincées de légumes cuits, verts et croquants, des rondelles d’aubergine trempées dans de la sauce au soja, du nước mắm, des bols de bouillon de légumes, limpide et succulent, étaient le symbole de l’amour que notre mère nous avait porté. Cette image, d’une vie simple et sans problème, ne nous quitte jamais, même en France. Autrefois nos repas sobres étaient de vrais remèdes qui nous avaient soutenus pendant la guerre, lors des moments difficiles et dans la précarité.

 

  Ma femme est eurasienne mais son âme est plus vietnamienne que la mienne. Dans la société européenne, la vie est toujours une lutte contre la montre et la bousculade. Au bout d’un certain temps on commence à en être fatigué. Dans ces moments de lassitude nous nous rappelons souvent de nos jours heureux, malgré la pauvreté, mais les relations et les sentiments avec les voisins nous avaient donné des moments chaleureux et inoubliables. C’est pourquoi, en France, de temps en temps, je la trouve nerveuse, parfois même sans aucune raison. Je pense que c’est à cause de la vie moderne qui l’a bouleversée et l’a fatiguée.

 

  Mais… un beau jour du mois de Juillet, elle était rentrée du travail heureuse et souriante tenant dans sa main un gros sac bien rempli. Elle le souleva devant moi en me disant de deviner son contenu. Sachant que je n’arriverais pas à le faire elle l’ouvrit et renversa le tout sur la table. Je fus stupéfait devant un monticule de légumes fraichement cueillis. C’était un mélange de brindilles sauvages, toutes sortes d’hamamélis, bien verts et appétissants. Elle raconta joyeusement qu’elle avait trouvé, par hasard, sur son chemin, un lopin de terre où poussent une multitude de légumes sauvages. Après quelques averses au début de l’été ces plantes devinrent une verdure très intéressante. Devant mon attitude sceptique elle m’assura qu’elle ne pouvait pas les confondre avec des mauvaises herbes car, dans son enfance, elle accompagnait souvent sa mère, pour aller cueillir des légumes sauvages dans leur jardin. Dans les moments difficiles de pénurie, les légumes sauvages leur avaient donné beaucoup plus de goût.

 

  Ce soir-là elle se montra souriante en me racontant ses souvenirs tandis que ses mains s’occupaient à laver minutieusement les brindilles, les feuilles. Suivant la recette de sa mère elle mit une grande casserole d’eau sur le feu. En attendant l’eau bouillante elle prépara la sauce adéquate.

 

  Elle mit une petite casserole sur le feu, à côté, y versa une cuillère à soupe d’huile, une gousse d’ail pilée et une cuillère à café de sucre. Quand l’odeur de l’ail mêlée au caramel sentit bon elle baissa le feu et y ajouta des cubes de tomates écrasés. Quand les tomates furent cuites, elle éteignit le feu et commença à y verser de l’eau bouillante dont le volume est convenable à ce des légumes, et du nước mắm, tout en touillant le contenu et elle goûta. Quand elle trouva la sauce à son goût, elle versa le tout dans un grand bol où elle avait déjà mis quelques tranches de piments écrasées.

 

  L’eau commença à bouillir dans la grande casserole. Elle y trempa des poignées de légumes. Quand les brindilles furent à point, sans être trop cuites, elle les recueillit à l’aide d’une paire de baguettes et les mit à égoutter dans une grande passoire. Elle répéta les mêmes gestes jusqu’à ce que tous les légumes soient cuits. Une fois le feu éteint, l’eau dans la casserole était encore bouillante, elle y trempa une grande tomate coupée en quatre et ferma le couvercle. Lorsque tout le monde fut à table, elle versa ce bouillon limpide, d’une couleur rose, dans un grand bol, elle y ajouta une pincée de sel et de poivre accompagnée d’un zeste de citron. Inutile de dire comment le repas de ce soir-là fut superbe et excellent. Les légumes trempés dans cette sauce étaient parfumés, croquants et succulents d’un goût tout à fait différent de ceux qui sont achetés au marché ou dans les grandes surfaces. Nous terminâmes le repas avec quelques louches de bouillon qui donnait un goût agréable dans l’arrière gorge, sobre, salé et aigre doux, très désaltérant.

 

  Depuis ce jour, chaque été, nous prîmes l’habitude de visiter ‘notre jardin’ pour cueillir des légumes. De temps en temps ma femme modifiait la recette de sa sauce avec de la crème de crevettes ou de poissons. La digestion était ainsi parfaite et on se sentait léger. Nous rigolions en mangeant et en nous rappelant de ce qu’avait dit sa mère : ‘Dieu créa l’éléphant, les herbes aussi’. Mon prénom aussi, en chinois, signifie éléphant. Un jour, tandis que nous étions occupés à la cueillette  au bord de la route, un couple français s’approcha de nous pour nous observer. Quand ils constatèrent que nous avions une grosse botte d’herbes sauvages le monsieur nous interrompit :

 

  --- Vous osez manger ces feuilles ?! Faites attention ! Elles sont toxiques !

 

  Ma femme lui rassura en rigolant :

 

  --- Nous avons un lapin, il adore ces feuilles, monsieur.

  --- Ah ! Bon !

 

  Ils nous dirent au revoir aimablement tandis que nous nous regardâmes, morts de rire.

 

  Depuis cette année-là, chaque fois que nous partîmes en vacances dans des gîtes ruraux en France, ma femme se servait souvent de sa capacité de survie pour cueillir des légumes sauvages éparpillés partout sur son trajet. Chaque fois, cela lui rappelait son enfance, pendant la guerre au Viet Nam, à côté de ses parents, au milieu de la forêt et des montagnes.

 

  … Je suis en train de feuilleter des pages entachées et abîmées par le temps. La guerre avait pris fin. Tôn Nữ Thanh Xuân, la jeune veuve, était revenue chez elle, la villa était toujours au N°9 rue Champoudry-Dalat. Son mari n’y était plus. Elle avait l’impression que la maison était devenue plus grande, sinistre et vide. Ses deux filles respectaient toujours leur père malgré son absence. Un midi, il n’y avait personne. Elles montèrent dans le grenier où était déposés toutes sortes de choses encombrantes et poussiéreuses. Elles jouèrent à cache-cache. Au bout d’un moment, elles changèrent de jeux. L’une prit un bâton, l’autre un long balai, elles firent semblant de se battre cela fit remuer la poussière qui voltigea dans l’air. Tout à coup toutes les deux jetèrent leurs armes car elles avaient entendu leur père crier :

 

  --- Bébé ! Lolo !

 

  Elles se précipitèrent au rez-de-chaussée pour raconter l’incident à leur mère. Celle-ci les embrassa toutes les deux, les mit sur ses genoux, les serra dans ses bras et caressa leurs cheveux. Elle regarda dehors vers le lointain où la colline était verdoyante et ombrageuse. A partir de ce moment ses deux enfants furent sa raison de vivre.

 

  A l’époque (1946) la ville de Dalat était encore entourée de forêts denses et de terres en friches. Il n’y avait que quelques boutiques, hôtels, bazars… la plupart appartenaient aux français. La zone urbaine était regroupée autour d’un lac. Les habitations des indigènes se cachaient modestement derrière les verdures. La route bitumée qui serpentait autour de la ville donnait un air romantique. De temps à autre passait un triporteur à cheval, ou à bœuf, conduit par un montagnard. Le bruit des sabots résonnait nettement, isolé parmi le chuchotement du vent, dans les vallées et les montagnes. Ce paysage sauvage évoquait la peur et la vigilance. Le roi de la jungle pouvait apparaître quelque part au bord d’un cours d’eau pour se désaltérer. Mais la cohabitation des hommes et des animaux sauvages était parfaite et il y avait une bonne entente mutuelle. La vie ici était calme et harmonieuse.

 

  Le Domaine de Marie occupait une grande surface sur quelques collines. L’église était sur un point culminant. Des locaux sur pilotis, à un niveau plus bas, autour de l’église, étaient le lieu de protection des enfants abandonnés : l’Orphelinat. Un peu plus loin, au pied des collines, il y avait un atelier de tissage, de production de matelas et de couvertures en coton appartenant à l’église.

 

  Depuis que Thanh Xuân était devenue veuve, elle se trouvait dans la gêne et l’incapacité de garantir une vie normale à ses enfants. Le lait manquait. Mais, grâce aux sœurs et à la promesse qu’elle avait faite à Henri dans ses dernières heures, elle fut obligée de les laisser là. Ainsi leur vie et leur éducation devaient être assurées, de plus, elle avait obtenu un emploi dans l’atelier. Chaque soir, le travail terminé, elle y passait un certain temps pour les voir. Mais elle ne savait pas ce qui se passait dans la vie de ses enfants.

 

  Avant d’être acceptées dans la colonie des orphelins Laurence et Claudette avaient été mises en quarantaine pendant une semaine pour la ‘désinfection’ ! Elles avaient été systématiquement saupoudrées de produits anti-poux et anti-acariens (la gale) bien qu’elles n’en eussent pas. Elles furent guidées par une vieille femme pour appendre les rituels de la journée, l’heure du catéchisme, l’heure des messes, l’heure des repas, l’heure de dormir… Chaque jour elles devaient se réveiller à cinq heures du matin. Après la toilette et le petit déjeuner elles devaient assister à la messe pendant toute la matinée. Après le déjeuner c’était l’heure du catéchisme. Il faisait froid à Dalat. La voûte à l’intérieur de l’église était haute et venteuse. Chaque fois qu’elle entrait, Claudette avait peur, car elle se sentait aspirée vers le haut et dans le vide… elle avait l’impression de s’évanouir. Deux fois par jour elles passaient devant l’atelier et trouvaient leur mère toute blanche, couverte de poussière de coton. La vieille guide les avait trouvées aimables et ponctuelles, elle avait confiance en elles et les laissait quelques fois aller toutes seules.

 

  Un jour, en passant devant l’atelier, les deux enfants ne trouvèrent pas leur mère, elles eurent des doutes. Quand elles étaient sorties de l’église il faisait nuit et il n’y avait personne. Lolo dit à sa sœur:

 

  --- Pourquoi devons-nous retourner à l’Orphelinat ? Pourquoi pas à la maison avec maman ?

 

  L’idée était tellement logique que sur le coup elles avaient eu envie de la réaliser. Elles descendirent vers le bas de la colline, la main dans la main. Dans le noir et au milieu de la forêt elles ne virent que quelques points lumineux qu’on apercevait à travers les feuillages et les buissons. Plus elles avancèrent plus elles se sentirent perdues dans la nuit noire et immense. Elles eurent peur et rebroussèrent chemin. Heureusement quand elles regagnèrent l’Orphelinat personne ne s’était aperçu de rien.

 

  Laurence et Claudette durent se résigner à la discipline draconienne de l’église. Elles devaient suivre à l’heure exacte tous les rituels de la journée, du matin jusqu’au soir soumises à l’autorité des sœurs et de la Mère Directrice. A la sortie des classes ou à la fin du catéchisme elles devaient se retirer dans l’Orphelinat, la maison sur pilotis. Quand la lumière était éteinte elles se serraient l’une contre l’autre sous une mince couverture en se rappelant de leurs jours heureux à côté de leur père et de leur mère…

 

  Thanh Xuân se sentait comme seule sur un sampan sans gouvernail. Elle était accoutumée à l’abondance et au luxe et elle n’était pas prête à affronter les difficultés de la vie. Au début elle pensa à tout lâcher. Le travail du coton dans l’atelier poussiéreux lui avait donné des crises d’asthme à répétition qui l’avaient obligée d’arrêter. Mais quand elle voyait ses deux enfants, elle sentait le poids de la responsabilité peser sur ses épaules. Elle dut faire des efforts et travailler à de petits commerces. Chaque fois qu’elle allait voir ses filles et les écoutait raconter ce qui se passait à l’Orphelinat elle était envahie par la tristesse en pensant à leur sort.

 

  Quand la deuxième guerre mondiale fut à son point culminant la vie des français et françaises en Indochine fut instable et menacée. Un grand nombre d’entre eux était déjà rapatriés. Ceux qui s’étaient mariés avec des indigènes hésitaient. Madame Paulus, l’économe du Petit Lycée, avait choisi de rester sur place. Son mari avait été tué par erreur par les Việt Minh. En faisant une ronde dans une plantation de café, il était tombé dans une embuscade et avait reçu une balle dans le dos. Malgré tout, elle considérait Việt Nam comme son deuxième pays. Ses enfants étaient dans la même classe que Laurence et Claudette. Ces deux veuves, une vietnamienne et une française, se retrouvaient dans les mêmes conditions de vie et les mêmes contextes sociaux. Elles se connaissaient et s’aimaient beaucoup. Madame Paulus savait que les enfants de Thanh Xuân devaient vivre dans l’Orphelinat elle en avait beaucoup de compassion. Mais elles ignoraient que la DDASS (Direction Départementale des Affaires Sociales et Sanitaires) se préparait à ramener en France tous les orphelins d’Indochine.

 

  Un matin en se réveillant Thanh Xuân eut un mauvais pressentiment. Elle avait beaucoup pensé à sa situation et à ses difficultés. De toute façon, sur sa terre natale, elle avait toujours des proches qui pourraient l’aider. D’autre part, c’était Henri qui avait choisi cette terre comme deuxième pays. Le soleil était déjà très haut. Des rayons lumineux, scintillant sur les fleurs, les brindilles et les gouttelettes de rosée, étaient comme un signe de renfort. Elle se changea précipitamment et courut très vite vers l’Orphelinat de peur qu’on lui vole ses enfants.

 

  Depuis deux semaines Laurence et Claudette étaient coupées complètement de leur mère. En fin de semaine elles n’avaient plus la permission de rentrer à la maison pour la voir et étaient enfermées dans l’enceinte de l’église parmi d’autres orphelins. Sa maman manquait à Claudette et elle pleurait jour et nuit, ne travaillait plus et devenait anorexique. Son état de santé énervait les sœurs et la Mère Directrice. Des mesures disciplinaires n’eurent que des effets négatifs. Parfois, Claudette se montrait insolente et têtue. Elle guettait le grand portail et la porte d’entrée en rêvant de voir apparaître la silhouette de sa mère. Mais chaque fois qu’une femme passait cela ne faisait que renforcer son désespoir.

 

  Ce jour-là il faisait plus froid que d’habitude. Les deux fillettes se réveillèrent tôt et firent leurs rituels matinaux, rangèrent leurs affaires et firent leur lit. Après le catéchisme elles se mirent sans enthousiasme devant leur tasse de lait refroidi. Tout à coup, Laurence cria :

 

  --- Maman ! Maman !

 

  Comme deux flèches, elles foncèrent, passèrent la porte et descendirent l’escalier en courant pour sauter dans les bras de leur mère à la stupéfaction de tout le monde et à la colère des sœurs. Après avoir compris l’intention de Thanh Xuân celles-ci grommelèrent :

 

  --- Alors ! Qui les a nourries ? Qui les a habillées ? Qui les a éduquées ? Hein ! Maintenant elles sont des enfants de la DDASS. Vous n’avez plus aucun pouvoir sur elles!

 

  Mais Thanh Xuân se montra plus décidée que jamais. Elle expliqua qu’elle avait été obligée de réaliser les désirs de son mari défunt mais que la situation avait changée. Elle remerciait la Mère Directrice et les sœurs de l’avoir aidée dans ces moments difficiles mais elle protestait contre leur intention sournoise d’emmener ses enfants en France :

 

  --- Mes enfants sont orphelines de père mais leur mère est encore vivante et toujours présente. Personne n’a le droit de me prendre mes enfants pour les emmener ailleurs !

 

  En disant cela, Thanh Xuân sortit des documents comme preuves. Devant les certificats de son mariage, de naissance de ses enfants, de décès d’Henri et sa certitude qu’il n’y avait aucun contrat écrit entre Henri et la DDASS concernant le sort des enfants, la Mère Directrice et les sœurs durent céder à son exigence mais elles la menacèrent de la poursuivre en justice pour dommage et intérêt. Cette menace eut l’effet de l’huile sur le feu, Thanh Xuân ordonna immédiatement à ses enfants de se déshabiller sur place, de rendre tous ces habits aux sœurs et de remettre leurs anciens vêtements. Laurence et Claudette se précipitèrent pour faire ce qu’avait demandé leur mère de peur d’être remises dans l’Orphelinat. La présence de leur mère était une protection parfaite.

 

  Ainsi, une nouvelle vie commença…

 

  Thanh Xuân et ses deux fillettes habitaient dans une grande villa, elle n’arrivait pas à s’occuper de tout le ménage car elle devait passer tout son temps à chercher à les nourrir et à les éduquer. Au milieu d’un jardin plein de fleurs multicolores le petit garage, à cloisons en bois et à toiture en tôle, avec porte et fenêtres peintes en bleu, devint un ‘home sweet home’ idéal, à côté de la villa trop grande et vide.

 

  Au début, la villa récupérée était dégoûtante et puante. Les ‘libérateurs’ Việt Minh étaient partis laissant derrière eux des tas de déchets et d’ordures. A l’intérieur, les pieds et les coins des murs étaient humides, moisis, et sentaient l’urine. Ils avaient cuisiné partout. Le plafond des chambres était noir de fumée. Thanh Xuân et les enfants avaient nettoyé pendant des mois sans vraiment y parvenir, elles durent faire appel à des ouvriers pour les gros travaux. Il y avait sept grandes chambres dont chacune pouvait héberger trois ou quatre personnes. D’anciens amis d’Henri pouvaient présenter de bonnes familles, candidates à la location, à Thanh Xuân, cela lui suffirait pour le quotidien. Le directeur de l’Institut Pasteur connaissait bien Henri, quand il vit que Thanh Xuân était dans la gêne il voulut l’aider, lui aussi. Mais comme elle ne supportait aucune autorité elle ne resta pas longtemps à son poste. Au début elle joua la laborantine à l’Institut, puis elle était devenue la surveillante au Couvent des Oiseaux, mais finalement elle dut recourir à des petits commerces mais n’arrivait quand même pas à joindre les deux bouts. C’est pourquoi Claudette a dû devenir la préceptrice des enfants des voisins pour subventionner ses études. Grâce à son travail et à son esprit d’économie, elle avait pu acheter une bicyclette d’occasion. La petite Huguette, sa copine, allait rentrer en France et elle voulait vendre son vélo. C’était un petit engin peint en bleu turquoise. Malheureusement il lui manquait 50 piastres. Claudette dut insister auprès de sa mère et verser beaucoup de larmes, finalement celle-ci avait cédé. Depuis qu’elle avait cette bicyclette elle la chouchoutait, l’essuyait jusqu’à ce que ça brille. Sa mère était une femme pleine de compassion qui dépassait parfois l’amour qu’elle éprouvait pour ses enfants. Ainsi certains en avaient profité sans vergogne. Un jour monsieur Lực, un cousin de sa mère, était venu. Il avait remarqué cette belle bicyclette. Il joua la comédie en se plaignant de sa pauvreté, il dit à Thanh Xuân qu’il devait aller à pied au travail, chaque jour, sur un long trajet, même sous la pluie, les orages, pour essayer de nourrir ses enfants. S’il avait une bicyclette cela l’aiderait beaucoup.

 

  --- Alors prends cette bicyclette. Claudette ne l’utilise que pour se balader !

 

  Rentrée de l’école et ne trouvant pas sa bicyclette Claudette demanda à sa mère. Celle-ci lui dit :

 

  --- Je l’ai prêtée à tonton Lực pour qu’il puisse aller au travail alors que toi, tu ne l’utilises que pour te promener !

 

  Eberluée, Claudette pleura durant quelques jours en pensant à tout ce qu’elle avait fait pour l’acquérir. Plus tard, elle sut que monsieur Lực avait vendu cette bicyclette pour une somme qu’il avait perdue sur une table de jeu. Bien que furieuse, elle ne dit rien contre sa mère car elle l’aimait beaucoup. Depuis cette anecdote, chaque fois que sa mère manifesta sa compassion pour quelqu’un d’autre Claudette fut toujours sur ses gardes. Elle se rappela de ses jours malheureux dans l’Orphelinat pendant que personne ne manifestait ni faisait un geste pour elle.

 

  Les deux jeunes filles avaient maintenant une vie calme et régulière, rythmée comme les battements du cœur. Elles avaient retrouvé les moments heureux, chaque jour elles allaient au Couvent des Oiseaux avec leur cartable en bandoulière en sautillant et en courant comme deux papillons. A la fin du mois, grâce aux locataires et à l’argent de leur préceptorat, Claudette (Bébé) et Laurence (Lolo) pouvaient régler leurs frais d’études,  pas comme avant, elles cherchèrent à ne pas rencontrer les sœurs. Claudette n’arriva jamais à oublier le regard très spécial des orphelins, les yeux grands ouverts, comme s’ils cherchaient à comprendre leur situation et à retrouver une silhouette bien aimée.

 

  Maintenant Bébé avait de nouveaux amis. Les enfants de la voisine Cô Tư étaient adorables. Il faisait très froid le soir. Quelques patates douces enfouies dans la cendre braisée sentaient bon et étaient très appétissantes. Depuis le rassemblement familial la maison était devenue un point de rencontre des gens heureux. Presque tous les habitants du quartier avaient emprunté le petit passage qui traversait le terrain de Thanh Xuân pour aller au marché.

 

  Chaque matin le métis (car son fils avait les traits d’un métis) transportait sa palanche de soupe tonkinoise (phở) pour traverser. On sentait l’odeur appétissante du bouillon dans l’air brumeux. C’était une question d’habitude il n’avait plus besoin de crier ni de chanter sa marchandise, ses clients étaient nombreux. Sous l’ombre d’un conifère séculaire devant la villa de Thanh Xuân on entendait leurs chuchotements et le cliquetis de la vaisselle. Au milieu du calme matinal de la forêt et des montagnes, parmi les cris des oiseaux et le bruissement du vent, on entendait distinctement le bruit du couvercle cogné contre le bord de la marmite de bouillon chaque fois que le marchant préparait un bol de phở. L’image d’une veuve, jeune et belle, à côté de ses deux jeunes filles avait plusieurs fois fait vibrer les sentiments des hommes du quartier. Des signaux ont été émis sans recevoir une réponse positive. Thanh Xuân avait bien décidé de sacrifier le reste de sa vie à ses enfants. Aucun homme ne lui semblait à la hauteur de son défunt mari. L’amour d’Henri était toujours présent dans cette maison. Elle se rappelait de leur intimité, c’était Henri lui-même qui avait mesuré la pointure de sa femme et de ses filles pour commander des paires de chaussures de couleurs assorties à celles de ses tuniques en velours et celles de leurs jupes.

 

  La petite maison bleue (l’ancien garage) de Thanh Xuân était devenue le point de rencontre des femmes. Des veuves se retrouvaient pour parler et s’entre aider. Il y avait madame Paulus, madame Maurice, madame Kathy, et madame Minh… Le seul homme qui venait souvent pour les soutenir était le frère Marcellien, celui-ci avait tenu la promesse faite au défunt. A chaque visite il apportait aux enfants soit une boîte de biscuits, soit une boîte de lait concentré, bien que la quantité soit minime Claudette y voyait comme un grand amour.

 

  Le calme et le charme de la petite maison avaient attiré l’attention de beaucoup de gens aux alentours.  Quand le nom de madame Humbert et de ses deux filles était prononcé le tout Dalat savait qui elles étaient. Même les oiseaux et les animaux aimaient bien y venir. Ils considéraient ce lieu comme un abri. Il y avait une harmonie, jour et nuit, entre humains et animaux, un chien, un chat et un petit singe. Thanh Xuân s’occupait d’une bande de coqs et de poules. Elle aimait tellement ces volatiles qu’elle ne les avait jamais tués pour sa cuisine. Si ses enfants avaient envie de poulet, elle en achetait au marché.

 

  Les animaux domestiques avaient donné beaucoup d’affection à leurs maîtresses. La Minette était jalouse quand il y avait une visiteuse. Ceux qui la connaissaient ne restaient pas longtemps. Sinon, de sa cachette, soit sous le lit, soit sous la table… elle sautait sur l’intruse la griffait d’un coup de patte et s’enfuyait. Quand la visiteuse était partie, elle s’approchait de sa maîtresse, se frottait contre elle en ronronnant, les yeux fermés comme si de rien n’était. Son attitude agaçait Thanh Xuân. Une fois où la Minette avait refait la même scène, Thanh Xuân lui donna une gifle en criant :

 

  --- Espèce de vilaine ! Je ne t’aime plus !

 

  Malgré cela, la bête recula un peu mais resta sur place comme pour s’excuser. Dans son énervement Thanh Xuân la saisit par la nuque et la jeta à travers la fenêtre. La pauvre bête émit un cri de douleur et disparut dans le jardin. Au bout d’un moment elle réapparut assise sur le seuil de la porte, ébouriffée de tristesse. Claudette la vit avec beaucoup de compassion, la prit dans ses bras, la caressa. La Minette se frotta contre sa petite maîtresse, les yeux fermés et ronronna…  

 

  Après être restée longtemps auprès de ses maîtresses, un jour, la Minette prit goût à l’aventure. Toute la journée, son bol de nourriture resta intact et elle ne se montra plus pendant plusieurs jours, Claudette devint triste. Un midi elle entendit le bruit de quelqu’un qui pousse la porte d’entrée, après un moment, elle ne vit personne, mais, tout à coup, un ‘miaoo..ou’ se fit entendre. Claudette se dressa comme un ressort et sortit en courant. Mon Dieu ! La Minette était rentrée ! Elle était maigre, affaiblie et sale. En regardant sa petite maîtresse elle s’allongea sur le plancher en levant ses quatre pattes et en gémissant. Claudette trouva une plaie infectée sur son ventre. Pleine d’amour et de compassion elle la porta dans ses bras, essuya et soigna sa blessure et lui donna à manger. Elle pensait que cette fois la Minette ne la quitterait plus jamais mais, trois jours après que la blessure fut bien cicatrisée, elle disparut à nouveau, et ne revint plus. En l’absence de la Minette, Claudette avait réservé tout son amour pour son petit chien japonais Zuzu dont l’histoire était assez longue.

 

  Pendant la période où le fascisme fit rage en Indochine, il y eut un officier japonais en poste à Dalat. Il emmenait son petit chien partout avec lui. Le paysage du haut plateau avait fasciné ce jeune homme. Dans ses moments de loisir il se baladait dans tous les coins. La vie harmonieuse d’une jeune femme avec ses deux enfants avait attiré son attention. Il chercha à faire la connaissance. Au fur et à mesure il avait noué une relation affectueuse. Son petit chien Zuzu était très gentil avec la jeune veuve. Elle lui caressait souvent la tête et lui donnait à manger. Chaque fois que Bébé cherchait à s’approcher, Zuzu retroussait ses babines et montrait ses crocs d’un air menaçant. Mais quand les fascistes ont perdu la guerre, les troupes japonaises ont dû se retirer de Dalat. Un beau midi en rentrant de l’école Bébé fut étonnée de trouver le petit Zuzu assis tout seul, l’air triste, sur le portail. Elle s’approcha de lui, il baissa les oreilles d’un air soumis et remua la queue. Il baissa la tête en regardant Bébé comme s’il quémandait une protection. Bébé fut toute contente, elle lui caressa la tête, il se montra heureux et se précipita pour lécher la main de la jeune fille. Du coup Bébé comprit qu’il avait été abandonné par son maître qui avait dû partir en hâte. Le chien était vraiment intelligent, il était conscient de sa situation. Depuis ce jour Zuzu fut considéré comme faisant parti de la famille à qui il a donné un amour sans précédent. Certains soirs de grisaille, Bébé tenait Zuzu dans ses bras en s’asseyant sur le seuil de la porte pour attendre le retour de sa mère. Quand le chien redressait la tête et les oreilles, reniflait et aboyait en courant vers la piste elle était sûre que sa mère était près du pont d’en bas. Au bout d’un moment, au loin, la silhouette de Thanh Xuân apparaissait, accompagnée de Zuzu qui sautillait tout autour en gênant ses pas. Cette scène rappela à Bébé une anecdote racontée par sa mère :

 

  Le jour où les français furent rassemblés et enfermés à l’hôtel Langbian Palace, trois ou quatre fois Hồ Chí Minh y avait envoyé une troupe pour amener Thanh Xuân ailleurs, pendant des heures, et cela avait effrayé Lolo et Bébé. Les communistes, sous l’ordre de Hồ, avaient cherché à la persuader de passer dans leurs rangs, sinon elle serait accusée de ‘traître’ (việt gian). Ils avaient dit à la jeune femme d’y réfléchir quelques jours et de leur donner une réponse. Mais chaque fois elle avait dit la même chose :

 

  --- Quand je me suis mariée, j’ai juré de rester toute ma vie aux côtés de mon mari. Dans les moments heureux il m’a donné beaucoup d’argent, de belles choses et des pierres précieuses en abondance. Maintenant, hélas, je suis tombée dans la gêne, mais, en tant qu’être humain, je ne le trahirai jamais. Ne cherchez pas à me raconter des bêtises ni à me faire peur car je n’ai pas peur de vous !

 

  Plus Bébé se rappelait de cette anecdote plus elle l’aimait. 

 

  Un jour, il n’y avait plus rien à manger dans la maison. La jeune veuve était en train de méditer pour trouver une solution quand, tout à coup, elle vit une biche, effrayée, dans le jardin. Bébé s’apprêtait à sortir mais sa mère l’en empêcha de peur que la biche ne soit poursuivie par un fauve. Au bout d’un long moment rien ne se produisit. Le petit Zuzu aboyait bruyamment ce qui avait effrayé la biche. Paniquée, celle-ci entra dans le poulailler, sa corne se coinça dans les fentes de la cloison. La jeune veuve y avait vu une manne. Elle se précipita vers le poulailler, avec une bande de tissu solide elle étrangla la bête, avec une force qu’elle ne soupçonnait pas. Des voisins entrèrent en scène pour lui donner un coup de main. C’était formidable ! Toute la famille, et les voisins, eurent de la viande fraîche pendant toute une semaine sans compter une partie réservée au fumage.

 

  Le petit chien Zuzu avait fait encore beaucoup de choses étonnantes. Parfois il ramenait à la maison soit un poisson, soit un morceau de viande de bœuf bien fraîche. On ne savait pas où il les avait trouvés. Un jour Bébé eut mal au ventre, sa mère lui avait dit de mettre une bouteille d’eau chaude dessus pour calmer la crise. Le lendemain matin Zuzu avait rapporté à la maison deux ou trois bouillottes militaires, en caoutchouc, toutes neuves. On ignorait comment son ancien maître japonais l’avait dressé. Tout cela avait renforcé l’amour de la petite maîtresse pour son chien.

 

  Parmi les animaux domestiques il n’y avait que le petit singe qui se conduisait comme un vaurien. Il était malin et astucieux. On ne savait pas s’il était venu de la jungle après s’être égaré ou s’il avait été abandonné par un autre militaire. Il se montrait calme et se résignait à une vie harmonieuse avec les autres animaux de la famille. Debout il ne mesurait qu’une quarantaine de centimètres. Thanh Xuân l’appelait ‘Tarzan’ en rigolant. Il semblait qu’il était content et fier de porter ce nom. Quand il entendait quelqu’un l’appeler, ses yeux étaient grands ouverts, lançant un regard fuyant, plein de malhonnêteté, comme celui d’un voleur. Malgré cette apparence il n’avait jamais causé d’ennui à personne. Sa présence avait créé de la joie dans la maison. Dans ses jeux, il pouvait sauter sur les épaules de quelqu’un pour ébouriffer ses cheveux avant de s’enfuir et s’asseoir sur la poutrelle avec un air malicieux.

 

  Il y avait deux pruniers dans le jardin. On avait consommé les fruits de sa récolte, on en avait donné aux voisins et il en restait encore. Thanh Xuân mit ces prunes dans une jarre et y versa du vin pour les conserver et pour les consommer peu à peu, plus tard. Cette jarre fut mise dans un coin pendant tellement longtemps que personne n’en souvenait. Un jour Bébé s’en rappela tout à coup. Elle prit un tabouret, monta dessus pour atteindre la jarre qui se trouvait au dessus d’une armoire. Quand elle ouvrit le couvercle elle s’étonna de voir que le contenu était à moitié vide. Sa mère lui expliqua que peut-être les prunes étaient bien imprégnées de vin et étaient tombées dans le fond. Mais quelques jours après, en rentrant dans la chambre par hasard, Bébé entendit le bruit du couvercle cogné contre le bord de la jarre. Du coup elle regarda vers l’armoire et elle trouva Tarzan en flagrant délit de vol. Il n’avait eu que le temps de retirer sa main de la jarre et était en train de se sucer les doigts. Ses regards de voleur étaient évidents. Bébé cria très fort, il sauta à travers la fenêtre et disparut parmi les conifères. Malgré cela Bébé ne se fâcha pas contre lui, elle mit la jarre dans l’armoire et ferma la porte à clé.

 

 Le temps passa vite. Deux souches de sang circulaient de plus en plus fort dans les veines quand les deux fillettes atteignirent l’âge de puberté. Elles avaient chacune leur caractère. Lolo était désordonnée et joviale, Bébé était réservée, calme, profonde et ordonnée.  Lolo avait beaucoup de répartie dans la conversation, Bébé était réfléchie et modeste. Ces deux caractères contradictoires se complétaient quand elles étaient ensemble.

  Plusieurs fois dans ses rêves, Thanh Xuân avait vu que sa fille aînée se noierait et  serait emportée par le courant. Elle ne pensait pas que c’était un mauvais présage. Une autre fois la perle en pendentif, un cadeau de son mari, se cassa en deux et, une autre nuit, Henri apparut dans son rêve lui demandant de diviser en deux leur fortune. Quand madame Maurice l’avait entendu raconter tout cela, elle lui avait conseillé de bien surveiller Lolo de peur qu’il ne lui arrive un accident grave.

 

  Les deux fillettes étaient devenues deux belles jeunes filles. Au Couvent des Oiseaux, il y avait des leçons de mariage où les sœurs guidaient les futures jeunes ménagères dans leur devoir d’épouse et de mère. Il n’était pas important d’avoir un beau corps, toutes les jeunes filles sorties du Couvent des Oiseaux avaient un programme bien chargé qu’elles devraient réaliser quand elles seraient  mariées.

 

  Dans la vie il y a toujours un moment où il faut se séparer. Le jour où Lolo dut aller à Hanoï pour faire ses études, Bébé resta seule et triste à la maison. La présence de Lolo était parfois insupportable à cause de son caractère désordonné, mais, loin l’une de l’autre, elle se sentait nostalgique. A l’époque, aller à Hanoï était considéré comme un dépaysement. Dalat était une petite ville par rapport à Hanoï, un coin intime bien fermé. Hanoï était une porte ouverte sur la vie moderne, à la mode. Chaque fois que Lolo envoya une lettre à Dalat pour leur raconter des anecdotes amusantes de la vie dans la capitale, ce fut une bonne occasion pour Bébé et sa mère de beaucoup s’amuser.

 

  Lolo n’avait pas encore terminé sa deuxième année d’études que déjà elle dut suivre l’école des Sages Femmes et migrer vers le Sud. Hanoï était connue pour sa finesse alors que Saïgon se montrait coquette. La vie et les études furent perturbées soudain, les gens étaient angoissés, mais le retour de Lolo apporta de la joie à Bébé et l’occasion de retrouver sa sœur bien aimée.  

 

  Pendant cette migration massive des gens du Nord, vers le Sud,  fuyant les communistes, un grand nombre de français avaient été rapatriés. Un autre grand nombre de fils-à-papa de familles vietnamiennes, riches et au pouvoir, avaient profité de cette occasion pour fuir le pays et le chaos. Devant cette situation socio-politique Lolo ne pouvait plus rester tranquillement à Saïgon, elle ne voyait plus où était son avenir…

 

  Un an après, au début de l’Eté 1955, Lolo décida de partir en France. Les deux soeurs se firent belles et se baladèrent ensemble, partout dans les quartiers chics de Saïgon. A cette occasion elles parlèrent de leur avenir. Des ambitions, des espoirs, des beaux souvenirs avaient été emballés et rangés minutieusement dans des valises et des sacs à mains. Leur carnet était rempli de notes mises en hâte avec des RDV, des adresses, des noms et des N° de téléphone. Pendant toute cette période les deux jeunes filles aux yeux marron ne se donnèrent que des conseils de convention.

 

  La jeune veuve envisageait le proche départ de sa fille aînée avec une grande tristesse. Tous les départs se ressemblent. Elle ne se doutait pas que, cette fois, Lolo ne reviendrait plus jamais. En France, la police et la justice avait conclu à une mort accidentelle, une noyade, à la disparition de Laurence. Malgré cela il lui restait sa deuxième fille. Elle se consolait souvent en pensant que Bébé ne partirait pas, parce qu’elle l’aimait énormément. Après son baccalauréat, Bébé dut aller à Saigon pour ses études. Mais pendant les grandes vacances elle revenait à Dalat chez sa mère. Celle-ci ne voulait pas partir pour la France car elle disait souvent qu’ici au Vietnam elle avait toujours ses proches et sa terre tandis qu’en France elle ne supporterait jamais le climat et surtout le rythme de vie. Mais Bébé, maintenant bachelière, ne voulait pas descendre à Saigon elle voulait rester à côté de sa mère. Elle demanda à monsieur Dupont, économe du Petit Lycée, de chercher pour elle un emploi à Dalat pour rester près de sa mère. Quand le directeur de l’école fut au courant, il protesta en lui disant :

 

  --- Ce poste ne demande qu’une personne avec des connaissances élémentaires tandis que vous [Bébé] qui avez déjà le bac, vous devez pousser vos études encore plus loin, je n’ai pas le droit de vous accepter.

 

  Bébé trouva tout cela un peu bizarre. Tout ce qui se passe  en ce bas monde a déjà été prévu et calculé par le Tout Puissant, d’après ce qu’elle a dit madame Maurice. Celle-ci était une vieille paysanne analphabète. Elle s’était mariée à un militaire français et avait mis au monde un garçon. Son mari était mort ensuite. Quand son fils fut adulte, il était parti aussi en France à la charge de la DDASS. Depuis, elle vivait seule. De temps en temps elle venait voir Thanh Xuân et sa fille. Tout Dalat savait que cette femme était une spécialiste de l’interprétation des songes. Un jour pendant que tout le monde était à table et en présence de madame Maurice, Bébé raconta son rêve :

 

  « Bébé était toute seule et sans but dans une forêt. Il faisait beau, le ciel était clair et le paysage était superbe. Des rayons lumineux filtraient à travers les feuillages et se reflétaient sur la surface d’un cours d’eau, claire et transparente, agitée par des petites vagues. La limpidité de l’eau était telle qu’on voyait très nettement les cailloux blancs dans le fond. Bébé était emportée par la joie, elle tâtonna le long du bord de la source, l’eau rafraichissante lui montait jusqu’à la cheville. A une courbe, quand elle avait eu envie de sauter sur les blocs de pierre pour passer à l’autre rive, elle fut arrêtée par une paire de sandales blanches oubliées par quelqu’un au bord de l’eau. C’était une œuvre artisanale parfaite. Elle l’observa un bon moment et l’essaya en y posant ses pieds, juste à ce moment-là, elle s’était réveillée. Mais elle avait beaucoup de regret car cette paire de sandales était comme faite à ses mesures ! »

 

  Sans attendre qu’on l’interroge, madame Maurice emportée aussi par l’atmosphère joviale, interpréta ce rêve en s’adressant à Thanh Xuân comme suit : ‘ Votre fille restera toujours à vos côtés, elle aura un métier qui lui demandera  de porter une robe blanche. Elle sera dans la famille d’un homme qui exercera le même métier, et qui occupera une place très importante dans la société. Elle se mariera  à un homme de ce pays [VN] et cet homme exercera le même métier qu’elle’.

 

  La vie est-elle un rêve ? Ou est-ce le rêve qui nous guide dans la vie ? Ce que je vois, ce que j’entends, ce que je touche… est-ce que cela existe ? Ou bien est-ce toujours un rêve ? En fin de compte j’ai vécu et j’affirme que cette interprétation est devenue réalité. Aujourd’hui, la joie, la tristesse, l’angoisse, la peur et une myriade d’enfants et petits enfants, sont des preuves concrètes de l’Amour depuis le jour où ma femme et moi avons décidé de construire notre foyer conjugal.