Une Vie Au Vietnam (1934-1979)- TOME 2
7- SAIGON 59 *
Quoi que l’on dise de cette ville
Saigon! J’appelle son nom toujours
Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas
Saigon! Même en France est tout mon amour
Après avoir annexé le Sud du Vietnam, la première chose que les Communistes firent c’est de changer le nom de la capitale. Le portrait de Hồ Chí Minh, le sanguinaire, était accroché partout accompagné de slogans. On vit tout de suite une chose claire et nette: La propagande était plus importante que la vie des citoyens. C’est le point commun des pays communistes. Plus le peuple est plongé dans la pauvreté, plus les beaux slogans apparaissent partout sur les murs, pour pousser le peuple à se serrer encore plus la ceinture. Seuls les cadres et les membres du parti sont des privilégiés.
Je ne veux plus me rappeler de ce nom. Je veux l’oublier car il est le symbole de l’orgueil qui pèse sur la douleur de mon peuple. Cet homme n’a jamais fait quoi que ce soit qui soit utile, à la société. Il ne peut être comparé avec les grands noms comme Alexandre Yersin ou Louis Pasteur… Ceux-ci étaient très réservés, modestes et c’est toute l’humanité qui les a honorés et les a glorifiés. C’est ça qui fait la différence.
J’aime Saigon. Ce nom existe depuis le début de la formation de mon pays. Cette ville occupe toujours une place dans le cœur de tous ceux qui y ont vécu, même si elle a été prise par les Communistes et qu’elle porte le nom de l’usurpateur.
Si on remonte dans le temps et dans l’histoire Saigon fut le nom d’un petit hameau, lieu de rassemblement d’un petit nombre de Vietnamiens qui avaient quitté le Nord pour migrer vers le Sud depuis 1675, il y a plus de trois siècles. Pendant ce temps toutes les immenses régions, aux alentours, étaient déjà occupées par les Khmers. Ce n’est qu’à partir de 1698 que tout le sud du Vietnam appartint aux Vietnamiens.
D’après l’Histoire, au début de 1778, quelques Chinois se rassemblèrent le long des rives d’un arroyo appelé Tầu Hũ. Celui-ci est situé entre deux rivières : Saigon et Vàm Cỏ Đông dont il est l’affluent. Ce lieu fut ultérieurement le commencement de Chợ Lớn. Entre 1788 et 1790 le prince Nguyễn Ánh se proclama Empereur sous le nom de Gia Long. Il donna l’ordre de construire des remparts tout autour, dans l’intention de préparer une marche vers le Nord. Ces remparts portèrent plus tard le nom de citadelle de Gia Định. Vers 1802 l’Empereur Gia Long réunifia tout le pays du Nord au Sud. Il s’installa à Huế comme domaine royal et décida que Huế serait la capitale du pays. La période entre 1788 et 1802 fut un tournant décisif dans l’histoire du Việt Nam.
Actuellement, les remparts de Gia Định se situeraient exactement au centre de Saigon. Après la réunification et avant le déménagement de Gia Long vers Huế, cette citadelle fut considérée comme capitale du Vietnam. Entre 1820 et 1840 elle fut anéantie et fut remplacée par une autre plus petite. Finalement elle fut complètement détruite pendant l’assaut des troupes françaises coloniales. Devant la force des armes à feu de l’adversaire le défenseur Phan Thanh Giản s’est suicidé avec un poison. La chute de cette citadelle entraîna celle des trois autres grandes villes à l’Est.
Au moment de l’assaut des troupes françaises la citadelle était très peuplée. Les envahisseurs l’utilisèrent comme accélérateur et pour prendre la Cochinchine toute entière y compris le Cambodge et le Laos. Après avoir maîtrisé la situation politique les français ont transformé Saigon en une grande ville. Celle-ci fut choisie par le Gouverneur à l’époque comme capitale, ce fut la ville la plus moderne et la plus grande de l’Indochine et de l’Extrême-Orient (1859).
Les Chinois avaient eut le nez fin d’avoir choisi Chợ Lớn comme berceau. Des joncs, des sampans pouvaient remonter facilement le cours d’eau depuis l’océan jusqu’à Saigon. D’autres moyens de transport fluviaux pouvaient utiliser l’arroyo Tàu Hũ pour aller vers l’Ouest en suivant la rivière Vàm Cỏ, ou passer par le nouveau canal artificiel, qui portait le même nom (Tàu Hũ) pour rejoindre le fleuve Mékong.
A l’époque, l’Empereur Gia Long a vu l’importance cruciale et stratégique de cette zone pour la défense. Il y fit construire une tour de guet et un blockhaus pour contrôler tous les mouvements des engins sur tout le delta du Mékong, depuis l’océan du Pacifique jusqu’au Nord, l’Ouest et le Sud Ouest. Au début du 19ème siècle, cette construction stratégique fut le point de départ des Vietnamiens dans la conquête du delta du Mékong encore inhabité, vierge et sauvage.
Au moment de la formation de Saigon, les Français y virent aussi l’importance d’une ville portuaire. On pouvait voir très nettement deux facteurs stratégiques au point de vue économique et militaire, car ce port fluvial n’était séparé de l’océan que de 83kms par voie maritime (la Rivière de Saigon). Le niveau du cours d’eau convenait toujours à la navigation, il y avait très peu d’alluvions et la marée montante était importante. Les relations avec la métropole étaient donc toujours assurées. Au point de vue géologique Saigon se situe entre le haut plateau de l’Est, recouvert de lave et de rochers volcaniques très fertiles pour les plantations, et le bas plateau de l’Ouest couvert d’alluvions anciennes du Mékong. Il suffisait aux Français d’installer le Service des Eaux et des Forêts à Saigon pour étudier les mouvements des eaux du Mékong sans avoir besoin d’aller sur place.
De 1859 à 1945 Saigon avait tous les critères d’une capitale coloniale. Il y avait une base militaire, un arsenal, un centre administratif, un centre de fabrication des billets de banque, un grand port et un centre de commerce non seulement pour la Cochinchine, mais aussi pour le Cambodge et même partiellement pour le Laos. Des canaux conduisaient vers le Mékong, des voies ferrées (vers Mỹ Tho, Lộc Ninh et vers Hanoi) et des routes. Le trafic portuaire atteignit 2,7Mt en 1939. Grâce aux maisons d’import-export et à tout le réseau du commerce chinois, qui pénétrait jusque dans les plus petits villages, Saigon fut le plus grand exportateur de riz (y compris le riz cambodgien) et le plus grand importateur de produits fabriqués. En outre, Saigon fut le plus grand exportateur du caoutchouc, la capitale des plantations d’hévéas de toute la Cochinchine. Elle avait une industrie sophistiquée dans la technique de la culture d’hévéas et de la production de caoutchouc. A l’époque, malgré les conditions de vie très pénible des planteurs, leurs enfants étaient tous scolarisés et soignés gratuitement. Au début de la lutte des Việt Minh contre le colonialisme ces travailleurs furent utilisés comme des pions. Quand le Việt Nam fut provisoirement coupé en deux (suivant l’accord de Genève-1954) les Communistes s’infiltrèrent dans ces plantations et les menacèrent pour les taxer illégalement et pour détruire toutes les infrastructures. L’industrie de l’hévéa fut ainsi très perturbée. Actuellement au sud du Việt Nam, sous le régime communiste, cette industrie fonctionne au ralenti.
Autrefois Saigon n’avait que peu d’industries (rizerie, scierie, brasserie), mais l’artisanat Chinois était très actif. Saigon était une ville d’affaires, très différente de Hanoi. La cité, centrée sur le « Plateau », était bien construite, avec de larges avenues perpendiculaires, du Plateau vers la rivière et du Plateau vers Chợ Lớn. Elle juxtaposait des quartiers français de villas et de jardins, des quartiers vietnamiens de « compartiments » en brique ; Chợ Lớn était très largement une ville chinoise.
En 1954, à la suite des accords de Genève, des réfugiés du Nord affluèrent à Saigon, où, finalement 170 000 se sont fixés. Vers 1939, il y avait 540 000 habitants, à Saigon- ChoLon, dont une part importante de population chinoise, (les immigrés chinois ayant été particulièrement nombreux, y compris des femmes, depuis le début de la guerre sino-japonaise). A partir de 1951, à cause de la guerre civile entre les Nationalistes et les Communistes au Việt Nam, l’insécurité sévit dans le delta du Mékong, la population atteignit 1 600 000 habitants, dont 998 000 Vietnamiens et 583 000 Chinois (l’immigration chinoise ayant été forte de 1946 à 1949, pour cesser complètement ensuite). Vers 1960 la population de Saigon-ChoLon avait triplé car non seulement des immigrés s’y étaient groupés mais un grand nombre de paysans avaient abandonné leurs terres à la campagne pour venir chercher un emploi dans les zones urbaines. Les activités industrielles y étaient nombreuses. Le long des axes routiers nationaux et cantonaux on voyait apparaître des centres industriels de fabrication de toutes sortes (denrées, textiles, plastiques, produits pharmaceutiques et produits alimentaires). Chợ Lớn était la zone commerciale et industrielle des Chinois. Il y avait l’artisanat d’ustensiles métalliques récupérés à partir d’objets militaires abandonnés, d’objets en caoutchouc et en verre, de papiers et de textiles.
Vers 1972 l’activité commerciale portuaire de Saigon avait atteint 6,4 Mt sans compter la quantité des marchandises importées et exportées non négligeables à l’aéroport Tân Sơn Nhất.
Les chiffres des statistiques précités étaient importants, malgré cela la demande de la population devint de plus en plus préoccupante. La plupart des citoyens, pour joindre les deux bouts, durent faire deux ou trois emplois, commerçant avec les troupes militaires envoyées sur place par l’Association des Nations du Sud-Est Asiatique. Parmi les pays qui ont envoyé leurs troupes militaires au Sud Việt Nam, à cette époque, pour lutter contre les vagues communistes, il y avait la Corée du Sud, Taiwan, l’Australie, les Philippines, la Nouvelle Zélande, la Thaïlande et surtout les troupes militaires des Etats-Unis qui avaient envoyés quelques régiments entre 1965 et 1972.
La capitale du Sud Việt Nam devint de plus en plus peuplée alors que la surface habitable ne changeait pas. Des constructions sauvages incontrôlables poussèrent partout comme des champignons. Dans les banlieues de Saigon et de Gia Định, de 1974 à 1975 la moyenne démographique fut de 450 à 950 têtes par hectare (10 000m2). Des attentats meurtriers perpétrés par des terroristes communistes sur des points stratégiques de la ville ont généré de l’angoisse et de la peur parmi la population.
Quand j’avais posé mes pieds sur la terre de Saigon vers la fin de l’Eté 1954, cette ville était d’une tranquillité totale. L’atmosphère n’était pas encore troublée par des perturbations ni par des catastrophes venant du Nord ou de l’extérieur. La France était en train de se préparer à retirer ses troupes. Des éléments du parti de gauche et des communistes étaient expulsés vers le Nord suivant l’Accord de Genève. Mais on a pensé qu’ils allaient sûrement laisser sur place quelques éléments pour s’infiltrer dans les activités quotidiennes des citoyens et les espionner.
Au début c’était de minuscules groupes, difficiles à distinguer, et ils n’avaient pas encore le feu vert de Hanoi pour agir. Le Front de la Libération du Sud Việt Nam (un outil manœuvré par Hanoi) n’existait pas encore. La paix était réelle. Elle se manifestait partout dans le Sud. C’est pourquoi les Etats-Unis n’envoyèrent que quelques conseillers techniques pour aider le Sud Vietnam, à sa demande, afin de construire un régime républicain. Le gouvernement Ngô Đình Diệm et le peuple vietnamien du Sud désiraient la démocratie, la liberté, une vie civilisée et une bonne armée de défense. Ils n’avaient absolument pas besoin d’y envoyer des armes lourdes ou des armes de destruction massive. Le nombre de ces conseillers pouvait se compter sur les doigts. Entre 1954 et 1959 la vie au Sud fut merveilleuse. Malheureusement ! La vie était trop facile pour les gens du Sud, ils ont complètement oublié qu’un ennemi redoutable rôdait à leurs côtés, se montrant doux et aimable. Personne ne se donna la peine de l’éliminer dans l’œuf. A partir de 1960 quand ses mouvements, poussés par Hanoi, commencèrent à se faire sentir, à être palpables, il était trop tard!
Ô ! Saigon ! Ma ville bien aimée ! Qu’est-elle devenue ? Depuis le jour où elle a porté un autre nom, son visage a complètement changé, ainsi que le sentiment de ses habitants. Quelques uns de mes amis y sont retournés et ils se sont sentis envahis par une tristesse qui leur rongeait l’âme. Cette tristesse était encore plus nettement perçue chez les gens qui y avaient vécu après le 30-4-1975 qui marque la chute d’un régime. Cette ville ne pouvait plus être comparée avec celle des années 1954-1959. A l’époque…
Sur notre Vespa nous roulions partout aux alentours
Saigon 59, pour nous, était toujours un grand amour!
J’ai la nostalgie de ce repère temporel car mon cœur y a vibré de mes premières sensations d’amour. Ces sensations m’étaient venues au moment convenable à la jeunesse des étudiants. Elles lui étaient venues également, au moment où elle avait eu besoin de quelque chose pour réchauffer son petit cœur amorphe.
Nous étions à la Faculté de Médecine, ‘elle’ était en troisième année et moi en quatrième. Chose bizarre ! Je ne l’avais jamais vue auparavant. Par contre j’avais souvent rencontré d’autres étudiants (es) étrangers (ères).
Cette année-là, ce fut grâce à monsieur Chí. Nous l’appelions le « bat ears » car les pavillons de ses oreilles étaient larges et décollées comme celles des chauves-souris. Nous étions assez nombreux en stages à l’Hôpital des Enfants Malades. J’étais affecté au compartiment chirurgical. En regardant sur la liste des étudiants de garde ce jour-là je fus attiré par le nom d’une française, Humbert Claudette. Je demandai à Mr. Chi qui c’était, il me répondit en rigolant :
--- Mr. Le Docteur Trần Ngọc Ninh m’a confié la responsabilité de former parmi vous des petits groupes. Je suis en train d’hésiter car je ne sais pas où la mettre. En vous regardant, je pense que je vais la mettre dans votre groupe. Est-ce que ça vous va ? Elle est eurasienne.
Je restais silencieux mais je me disais que ce type était bizarre. Est-ce qu’il lui fallait une bonne bouille pour être dans mon groupe?
Vers cinq heures du soir quand tout le personnel fut parti il ne resta que nous deux et l’équipe d’infirmières de garde. Tout l’hôpital retomba dans le silence. Dans les longs couloirs on entendait de temps en temps des cris et des pleurs d’enfants, le cliquetis du char des instruments de pansement poussé par une infirmière. Claudette et moi nous nous regardâmes en silence, avec un petit sourire sous-entendant qu’à partir d’aujourd’hui nous serons ensemble pour toute l’année universitaire. Il faisait beau ce jour-là. Elle était comme moi, timide, taciturne, observatrice et ne parlait que si nécessaire.
Ce soir-là Claudette était préoccupée et me demanda de venir soigner un nouveau-né âgé d’un mois. Il avait une rétention urinaire et un globe vésical causé par une malformation congénitale du col. Son urémie était importante lui donnant la nausée et une régurgitation répétitive. Il était sous perfusion intraveineuse d’une solution nutritive pratiquée à une cheville. Malgré tout ce qu’on lui avait fait il était squelettique avec un ventre ballonné. Il fallait lui faire un sondage urinaire avec une Nélaton en caoutchouc trois ou quatre fois par jour pour le soulager. Malgré l’asepsie rigoureuse et draconienne à chaque fois, cette opération répétitive avait entraîné une inévitable infection. A l’époque, les antibiotiques étaient rares. Malheureusement cette nuit-là le nouveau-né entra dans le coma avec une fièvre très importante. Il mourut dans les bras de l’infirmière et dans les sanglots de sa mère. Le lendemain matin nous devions pratiquer l’autopsie. Devant tous les étudiants le Docteur Trần Ngọc Ninh a disséqué son arbre urinaire et nous a expliqué que ce nouveau-né était atteint de la Maladie du Col Vésical (une malformation congénitale fibro-scléreuse qui fait que le col vésical a perdu son élasticité, d’où la rétention d’urine).
Je n’oublierai jamais la situation dans laquelle j’ai dû réaliser, en cachette, cette autopsie, la veille, au sous-sol, dans la fumée des baguettes d’encens et des bougies posées sur les petits cercueils qui se trouvaient tout autour. Je devais la faire à l’insu de ses proches car, à l’époque, l’ignorance du peuple sur la Science Médicale était totale. Tous les étudiants en Médecine devaient travailler en silence dans ces conditions dans tous les hôpitaux de Saigon.
Plus le temps passait, plus nous étions solidaires. Saigon 59 nous avait réservé beaucoup de beaux souvenirs.
Avant 1954, sous l’influence culturelle française, Saigon était une ville portuaire très animée d’une importance internationale. Sur le canal Tàu Hũ, des sampans faisaient le va-et-vient, ils transportaient le riz des zones rurales vers la rizerie de Chợ Lớn. Une fois traité, ce riz était stocké sur des paquebots pour l’exportation. Le port fluvial de Saigon était plein de bateaux de toutes sortes. Des grues énormes fonctionnaient jours et nuits pour charger et décharger des milliers de tonnes de marchandises. On entendait le hurlement des sifflets des bateaux chaque fois qu’ils quittaient le port ou qu’ils débarquaient.
Chợ Lớn était la ville des Chinois. Les rues étaient animées jours et nuits par des hauts parleurs mis à fond, où l’on entendait des chansons théâtrales chinoises et des publicités. Il y avait plusieurs dancings, des casinos Kim Chung, Grand Monde… C’était des entreprises gérées par des Chinois, la plupart appartenant à la Mafia.
Saigon était la capitale commerciale du luxe gérée par les Français, des grands magasins comme les Galeries Lafayette… étaient installés le long des grandes avenues et des boulevards. C’était la grande ville de l’Indochine qui s’ouvrait sur le monde. Mais…
Après 1954, les Français se retirèrent et emportèrent avec eux toute la splendeur et les regrets des Saigonais. Depuis, le port fluvial de Saigon tomba dans l’oubli. On n’entendit plus le sifflet des bateaux. Les grues furent rongées par la rouille. Le canal Tàu Hũ qui n’était plus entretenu et raclé, devint un écoulement noir et fétide. On y vit, de temps à autre, passer un sampan vide. Après les vagues d’immigrés du Nord, le port de Saigon changea rapidement en une sorte de terrain de jeux pour les enfants. Des massifs fleuris donnèrent une impression de propreté, mais la tristesse y régnait. La ville de Saigon garda encore une certaine splendeur grâce aux salles de cinémas, à quelques dancings, à quelques casinos, aux boîtes de nuits et au quartier des prostitués.
Dans une atmosphère de décadence économique, il y eut dans l’air de la nostalgie et des regrets. Malgré cela, Saigon garda toujours son charme, comme une jeune fille qui aurait eu la double culture franco-asiatique, non seulement elle avait l’air civilisé mais elle gardait son caractère doux et modeste. Saigon était de moins en moins splendide mais à cette époque (1954-1959) elle appartenait vraiment aux Vietnamiens, dans le monde libre.
Claudette et moi étions heureux, nos cœurs suivaient le même rythme. Quand on s’aime on se raconte des choses, les plus intimes.
Sa sœur, Laurence avait quitté Saigon pour aller en France, pour avoir un avenir solide. Le pont était posé. Claudette attendait que sa sœur ait une situation stable pour la rejoindre. Malheureusement, c’est Dieu qui dispose, une nouvelle cruelle poussa Claudette et sa mère dans l’angoisse et la peur. Un beau matin, on découvrit que Laurence avait disparu. Dans sa chambre, le tourne-disque fonctionnait toujours mais elle n’était plus là. Il y eut de nombreux soupçons sur « la traître des blanches » à propos de cette histoire, au bout du monde, beaucoup d’avis de recherche ont été lancés à travers Interpol, beaucoup d’argent a été versé à un détective privé… Des mois et des mois s’écoulèrent. Finalement en France, son corps a été retrouvé mais on a conclu que c’était un accident, une simple noyade. Ainsi il ne fut plus question que Claudette parte pour la France.
Je ne m’attendais pas à tomber amoureux. J’étais complètement ignorant de tout ce qui s’était passé dans sa vie avant notre rencontre, même le fait qu’elle avait été choisie pour un jeune homme d’une grande famille bourgeoise de Saigon. Tous le week-end je venais la chercher pour l’emmener quelque part afin qu’on soit ensemble. La première fois, quand elle accepta mon invitation, je fus au septième ciel. J’étais tellement heureux quand elle s’est assise sur ma Vespa, que je ne savais plus où la conduire ! Mon comportement la fit sourire et elle se montra complice. Je la transportai sur mon scooter dans tous les recoins de Saigon, comme dans une scène du film « Vacances Romaines ». Nous entrâmes dans des restaurants, des salles de cinéma… Elle était ravie. Notre restaurant favori était une petite échoppe, Thanh Bạch, à côté du cinéma Lê Lợi, sur un rez-de-chaussée assez haut. Sa soupe gratinée était très connue. Leur sandwich était superbe, chaud et croquant, avec de la viande de porc rôtie et quelques brins d’oignon et de coriandre. Nous nous en régalions en regardant les animations de toutes sortes sur la rue et autour de nous. Quelques fois nous achetions deux sandwichs à un triporteur devant l’Hôtel de Ville pour les emporter au cinéma Đại Nam. Nous les mangions tranquillement en regardant un film à suspens d’Alfred Hitchcock. De temps en temps nous entrions dans une échoppe du sous-sol, face au rond-point devant l’Hôtel de Ville pour prendre un bol de Bún Bò ou Bún Nem. Parfois nous nous arrêtions devant la Poste Centrale, face à la Cathédrale Notre Dame pour goûter quelques rouleaux de printemps (bò bía) à un autre triporteur. Mais un jour, brusquement elle me posa cette question :
--- Tịnh! Est-ce que tu as déjà joué au cerf-volant?
Je pensais qu’à Saigon je n’avais jamais vu un terrain assez vaste pour le faire. Il fallait aller à la campagne. Mais elle se montra une vraie connaisseuse en la matière. Moi, je me laissai conduire à sa guise. Sa présence derrière moi, sur ma Vespa, me réchauffa et de son corps émanait une sorte de parfum de fleurs sauvages. Je n’avais jamais été si heureux. La Vespa roula silencieusement vers l’aéroport Tân Sơn Nhất, comme elle me l’indiquait, sans me poser de questions. Quand nous sommes arrivés j’ai tout compris et je me suis dit que cette jeune fille savait beaucoup de choses mais qu’elle ne disait jamais rien.
Actuellement, toute la région autour de l’aéroport est bien peuplée et il ne reste aucun espace permettant d’enfoncer un clou. Mais à l’époque, c’était une vaste plaine. L’aéroport était tout petit, juste suffisant pour quelques Dakota civils. A l’horizon se dessinaient l’ombre des arbres séculaires et quelques habitations réservées aux personnels. J’imaginais qu’un cheval de course au galop, serait vite épuisé.
Je fis faufiler lentement ma Vespa suivant une allée goudronnée et cherchai à la garer à l’ombre d’un arbre. Il faisait très chaud en été. Mais ici, l’air était pur, frais, agréable il y avait un parfum humide typique de la plaine. Je déboutonnai ma chemise pour me rafraîchir un peu. Nous nous baladâmes sans but, main dans la main, en sentant la fraîcheur des herbes sous nos semelles. De temps à autre, nous dûmes nous appuyer l’un contre l’autre à cause de quelques défauts de terrain qui nous faisaient perdre l’équilibre.
Le soleil descendit à l’horizon mais la chaleur était encore accablante. Quelques personnes étaient torse nu. Des groupes pique niquaient çà et là, leurs habits de toutes les couleurs contrastaient avec le tapis vert qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Des enfants jouaient, oubliant tout. A ce moment je considérais tous les gens autour de nous comme les personnages secondaires d’un film, où nous aurions eu les rôles principaux.
Ses mains étaient mignonnes, douces et suaves. Ses doigts étaient longs, effilés et roses. On apercevait ses jolis orteils sous les sandales blanches. Elle portait une robe de soie blanche à impressions roses qui s’arrêtait au dessus des genoux, avec une ceinture rouge. Elle ne portait aucun bijou. Nous marchâmes côte à côte, silencieux, toute l’après-midi. Nous étions en communion d’idées qui se manifestait par nos mains entrelacées qui remplaçaient mille fois les paroles.
Cette année-là, Saigon était encore une ville sereine. Après que les Français et leurs troupes aient quitté ce pays, elle tomba dans le néant. Quelques services de transactions et de commerces furent transférés aux Vietnamiens. Les activités économiques semblaient tourner au ralenti, sinon stoppées. Pourtant, quelques petites entreprises françaises étaient encore là. Leurs patrons considéraient le Vietnam comme leur deuxième pays. Parmi eux, le plus frappant était le Bar & Restaurant La Pagode. Il se trouvait dans un coin, sur la rue Catinat, face à l’Hôtel de Ville et l’Hôtel Restaurant Continental. Avant de connaître Claudette, je n’y étais jamais entré. C’était une guinguette dont le décor était complètement européen. Les murs étaient tapissés de papiers peints aux paysages tropicaux. Les cloisons, les portes, les meubles, les tables et les fauteuils étaient en bois de Teck vernis. Les salles formaient un L tournées vers le trottoir. Au plafond, trois ventilateurs tournaient lentement en permanence. Les fauteuils étaient larges et pouvaient recevoir deux personnes de ma taille. Près d’une commode, dans un coin intime, régnait un piano à queue. Souvent vers le week-end, la patronne, d’une cinquantaine d’années, aux cheveux blonds coiffés en chignon, s’installait devant l’instrument pour jouer quelques mélodies en attendant ses clients.
Nous choisîmes une table basse tout près du trottoir pour pouvoir en même temps regarder ce qui se passait le long de la rue Catinat. A midi, l’été était accablant. La rue était déserte à cause de la chaleur. Au pied d’un arbre ombrageux et au vent frais venant de la rivière Saigon, un cyclo-pousse était posé sur le bord du trottoir. Son conducteur s’allongea nonchalamment à l’intérieur, les jambes croisées, la chemise déboutonnée. Son chapeau lui couvrait les yeux contre la lumière, il faisait calmement la sieste. C’était ça le train de vie des citoyens à l’époque, une vie heureuse, qu’ils soient riches ou pauvres. Si quelqu’un l’avait secoué pour lui demander une petite course, j’étais sûr qu’il allait entrouvrir ses yeux dans un grognement et retomberait ensuite dans son sommeil. Quel bonheur!
Depuis que j’avais découvert ce petit paradis, la plaine autour de l’aéroport, je ne ratais jamais l’occasion de rencontrer Claudette. Arrivés dans ce petit coin, nous pouvions goûter toutes les spécialités populaires, délicieuses et pas chères du Sud.
Au milieu de la plaine il y avait un arbre séculaire dont l’ombre s’étalait sur une vingtaine de mètres carrés, une petite auberge était adossée à son pied. Les rayons solaires obliques de l’après-midi dessinaient sur le gazon des taches jaunes et vertes. On sentait encore la chaleur du jour. Je roulai avec ma Vespa autour de cet arbre pour la garer. Main dans la main, nous entrâmes dans l’auberge. La patronne était une jeune femme d’une quarantaine d’années. Nous nous disions souvent que la plupart des femmes bien enveloppées savaient bien cuisiner. Comme d’habitude, elle nous accueillit chaleureusement en préparant nos amuse-gueule favoris sur une petite table en bois installée à l’ombre. Nous nous régalâmes de ses spécialités accompagnées de quelques petits cornichons à la vinaigrette.
Le vent traversant la plaine nous apporta le parfum suave de la nature dans l’après-midi. L’humidité à l’ombre donnait de la fraîcheur. Le paysage était calme. Les plats que nous aimions le plus étaient Bì Bún (vermicelle de riz et couenne de porc), Bún Nem (vermicelle de riz et boulette de viande de porc fermentée), et Bì Cuốn (rouleau de printemps). Je regardai Claudette manger avec beaucoup d’appétit et je bus de la bière blonde, de couleur ambre, à petites gorgées. Quand nous fûmes rassasiés, nous nous allongeâmes sur une chaise pliante en écoutant le chant des oiseaux et en regardant les cimes se balancer dans les rayons du soir. En dehors des cliquetis de vaisselle et de rangement de la patronne de l’auberge, on n’entendait que le chuchotement du vent et les cris de joie des enfants dans la plaine.
Le soleil se cachait à l’horizon. La nuit venait remplacer le jour. Dans la pénombre sous le firmament s’allumaient quelques étoiles scintillantes. Nous quittâmes l’auberge en disant au revoir à la patronne. Par ci par là, quelques personnes rangeaient leurs affaires en regrettant le temps trop vite passé. Je saisis la main de Claudette pour chercher un autre endroit plus loin. Nous nous assîmes l’un contre l’autre, autour de nous, des coassements et des cris de grillons se firent entendre. La lune, comme une assiette en or, était suspendue dans la voûte céleste de couleur pourpre. Le firmament était maintenant rempli d’étoiles. Je dis à ma bien aimée qu’il n’y a que sur un terrain vaste comme celui-ci que l’on pouvait contempler le levant de la lune. Dans la plaine, nous étions seuls tous les deux. Au loin, très loin, les lumières de Saigon se reflétaient sur les nuages donnant une couleur rose pâle qui effaçait à peine le scintillement de quelques étoiles.
Tout à coup, j’entendis quelqu’un siffler. Un homme apparut dans son uniforme militaire. Il se dirigea vers nous. Je jetai un coup d’œil sur ma montre. J’avais compris que l’heure du couvre-feu venait de sonner. Cette plaine commençait à devenir la zone militarisée. L’apparition du policier de la force aérienne m’a replacé dans la réalité. La Vespa nous ramena vers l’agglomération urbaine bruyante et suffocante. Sur le chemin de retour Claudette s’accrocha fortement à moi comme si elle regrettait la fin cet après-midi trop court. Une certaine angoisse, indéfinissable, s’empara de nous deux. Dans le brouhaha de la ville je sentis que quelque chose était en train de se fissurer.