Une Vie au Viet Nam (1934-1979) -TOME 2                            

 

                         9-NHA TRANG  *

 

   J’ai été affecté au poste de Bến Cát pendant plus d’un an. La guerre ravageait tout mon pays. Les générations suivantes de jeunes médecins militaires avaient reçu les ordres et les feuilles de route pour rejoindre leurs unités. Leur situation devenait de plus en plus menacée. Quelques uns parmi eux ont succombé sur les champs de bataille. Bùi Phạm Kha, le petit fils de Mr. Bùi Kỷ était venu me remplacer. En le voyant si maigre, risquant d’être emporté par le vent, j’ai eu beaucoup de soucis pour lui.

 

   Pendant le temps où j’étais encore à ce poste, plusieurs événements se produisirent. A la frontière, les Communistes lancèrent des attaques sur tous les fronts. Le pouvoir exécutif du Sud VN était indécis. Le président de la République Ngô Đình Diệm découvrit son visage de dictateur. Les partis d’opposition se montrèrent hostiles et mécontents car ils avaient tous été écartés du gouvernement. La perspective d’un coup d’Etat l’a poussé au pied du mur. Nombre des personnages importants de l’opposition  ont été mis en quarantaine, en exil ou furent incarcérés. Nguyễn Tường Tam, un grand écrivain, fut isolé, surveillé en attendant d’être poursuivi au tribunal pour tentative sournoise de coup d’Etat. Mais celui-ci avait résolu son problème. La veille du jour J, il mit fin à ses jours en laissant une lettre avertissant et accusant Ngô Đình Diệm :

 

 ‘…ma vie, à l’Histoire d’en juger. Personne n’a le droit de le faire’.

 

   La mort de Nguyễn Tường Tam fut comme un ouragan qui entraîna d’autres événements, de nombreuses manifestations éclatèrent dans toutes les classes populaires, les Ecoles, les Facultés, les Universités. Plus tard, le climat fut tellement tendu qu’il poussa les Bouddhistes à entrer en scène. La présence de vénérables bonzes dans les cortèges était la seule image qui pouvait inciter des milliers de religieux à entrer en action. Cela m’avait rappelé mon enfance où j’avais vu aussi des bonzes dans les manifestations menées par les Communistes lors de la Révolution Générale en 1945. C’est pourquoi je me suis demandé cette fois s’il y avait aussi des mains communistes derrière ces mouvements.

 

   La lutte pour la préservation du Bouddhisme était devenue une mode. Des mariages furent célébrés dans les pagodes. Les jeunes mariés s’échangèrent les alliances, se donnèrent des baisers devant l’autel du Bouddha et en présence du vénérable bonze qui présidait la cérémonie, exactement comme les chrétiens. C’était une première, c’était le feu de l’amour qui défiait la philosophie du Bouddhisme et son exaucement. Les sept caractères humains (la joie, la colère, la tristesse, la réjouissance,  l’amour, le dédain, l’envie) se manifestèrent glorieusement sous le toit du Zen !

 

   Dans un pays bien avancé comme la France ou les Etats-Unis, un président de la République, qu’il soit bouddhiste, catholique ou athée, ne pose jamais de problème. Mais au Viet Nam cela devint un événement national. C’était assez simple. Ngô Đình Diệm était un catholique fervent et pratiquant. Il a mis le pouvoir dans les mains des évêques et des archevêques, de plus, l’Archevêque Ngô Đình Thục était son frère aîné. Une rumeur disait que celui-ci attendait d’être élevé au rang de cardinal par le Vatican. Le seul obstacle pour lui était que le pourcentage de catholiques du pays était insuffisant. Un représentant du Vatican était en ce moment dans le pays. Quand Mr. Thuc le guida dans une visite du diocèse au centre du Viet Nam, cela tomba par hasard le jour anniversaire du Bouddha, tandis que le mouvement bouddhiste était au point culminant. Des drapeaux aux cinq couleurs bouddhistes furent accrochés partout dans la ville de Huế et aux alentours. Le frère cadet Ngô Đình Cẩn, étant le représentant sur place du Président de la République, ordonna qu’on enlève tous ces drapeaux et qu’on les remplace par les couleurs jaune blanc de Vatican. Cẩn était depuis longtemps le maître de cette région mais il ne se rendit pas compte qu’en faisant cela il allait mettre le feu aux poudres.

 

   Je me suis demandé si Bouddha avait enseigné à ses disciples comment lutter pour la préservation du Bouddhisme, lui qui a été illuminé en laissant derrière tout ce qui appartient au matériel. Ce qui devait arriver arriva. L’image célèbre du vénérable bonze  Thích Quảng Đức, qui s’immola au carrefour Phan Đình Phùng/Lê Văn Duyệt, à Saigon, à côté d’un gros bidon d’essence, fit le tour du monde. D’autres religieux, plus jeunes, imitèrent cet exemple glorieux. On chuchotait que ces bonzes avaient répondu à l’appel du Bouddha devant le danger qui menaçait le Bouddhisme. Pendant ce temps, j’étais au milieu de la jungle, dans la ‘zone D’, en train d’écouter à la radio les accusations de Mme. Ngô Đình Nhu, belle sœur du Président de la République, et leader du Comité des Femmes, contre ces immolations qu’elle appela des ‘barbecue party’.

 

   Je continuais à accompagner les troupes dans plusieurs opérations à travers la jungle et plusieurs fois dans certaines opérations d’héliportage. Des hélicoptères UH1B très légers passaient rapidement au dessus des cimes et effrayaient les troupes communistes qui n’avaient pas le temps de riposter. Ce jour là, j’étais assis à côté de monsieur Vũ Ngọc Tuấn, Commandant en Chef du 7ème Régiment, qui inspectait une opération d’envergure. L’homme assis de l’autre côté était le colonel Nguyễn Văn Thiệu, nouveau Commandant en Chef du 5ème Division d’Infanterie. J’ignorais que celui-ci était en train de fomenter un coup d’Etat pour renverser le Président Ngô Đình Diệm. Plus tard, ce fut également lui qui perdit la bataille, devant l’assaut des Communistes, dans la chute de Saigon.

 

   Le communisme est une simple idéologie, comme tant d’autres. Ce qui est regrettable, c’est que Hồ Chí Minh l’ait choisi comme le chemin unique et l’ait imposé à son peuple sans tenir compte de son désaccord. Ironie de l’Histoire ! Trois générations ancestrales de Hồ avaient travaillé pour la Dynastie des Nguyễn et le Protectorat Français. Lui-même, quand il était en France avait plusieurs fois demandé à être admis à l’Ecole Coloniale des Cadres et avait promis d’être un citoyen digne d’un pays du Protectorat. Bien qu’elle ait été refusée, on trouve la trace de cette demande, à la Bibliothèque Nationale.

 

   A l’époque, la route nationale N°13 était le seul moyen de liaison terrestre entre le 7ème Régiment d’Infanterie à Bến Cát et la 5ème Division d’Infanterie à Biên Hòa. Comme d’habitude les blessés légers étaient évacués vers la 5ème Compagnie Médicale à Biên Hòa pour être soignés. Malgré des croix rouges, énormes, peintes sur tous les côtés des ambulances, celles-ci n’échappaient pas aux tentatives d’embuscades sur la route.

 

   Un jour, une ambulance transportant des blessés arriva à un virage, le conducteur devait ralentir, à ce moment là, une rafale de mitraillette s’abattit sur le pare brise. Comme nous étions sur le qui-vive, nous sommes sortis du véhicule, chacun de son côté, sur la rizière asséchée, et nous nous roulâmes plusieurs fois sur le sol. A cause de l’élan, l’ambulance fonça devant elle et se renversa sur le talus. Une balle avait traversé le pare brise et tué sur le coup un blessé qui était sur un brancard, derrière le conducteur.

 

   Un autre jour, le lieutenant Phốc devait prendre sa jeep pour aller à la 5ème Division. Comme chaque matin il vint à l’infirmerie pour que je lui fasse une injection intraveineuse antipaludéenne. Il y avait une nette amélioration. Ce jour là, il tint une ampoule de quinine, la leva en l’air en me disant :

 

   --- Docteur ! Voici ma dernière ampoule !

 

   Il partit et j’allais m’occuper des autres. Cinq minutes plus tard, l’ambulance amena deux corps inertes, allongés sur des brancards. Je fus pétrifié en regardant la scène. Le lieutenant Phốc et son chauffeur étaient tombés dans une embuscade. Les communistes avaient lancé une grenade à l’intérieur de la voiture. Le lendemain, en accompagnant les troupes dans une autre opération, je vis sur la Nationale 13, l’épave de la jeep, carbonisée et renversée sur le talus. Je me suis dit que mon ange gardien était toujours avec moi. Combien de fois étais-je passé sur cette route ? Et j’ai maudit ces salauds, j’ai maudit Hồ Chí Minh. Depuis son entrée dans notre pays, jusqu’à sa mort, toute sa vie fut colorée par le rouge du sang mêlé de larmes de son peuple. Sous la domination française, les citoyens n’avaient jamais été si pauvres, si malheureux et si exploités.

 

   Depuis quelques semaines, à Bến Cát, le 7ème Régiment d’Infanterie était entré en opération continuelle. Spécialement cette fois, deux personnages importants, Mr. le Colonel Nguyễn Văn Thiệu, Commandant en Chef de la 5ème Division d’Infanterie et Mr. Le Général Tôn Thất Đính, Commandant en Chef de l’Etat Major du 3ème Corps d’Armée, furent là en permanence. Tous deux dirigèrent eux-mêmes l’opération. Ils avaient des jeeps de la Police Militaire comme gardes du corps. Des hélicoptères tournèrent au dessus de  toute la région. Dans la salle de réunion de l’état major du 7ème Régiment, le Commandant Vũ Ngọc Tuấn avait dévoilé un plan secret en suivant des yeux la réaction de chaque personne présente. En réalité, on avait deviné une partie de la vérité de cette opération. En tant que militaire, l’ordre vient d’en haut, on n’a qu’à exécuter sans discussions ni commentaires. Pour moi, c’était une chose normale. D’ailleurs, la politique ne m’intéressait pas. Pendant ce temps, le Président Ngô Đình Diệm et ses proches, pensaient qu’une opération très importante se déroulait pour prendre d’assaut le QG des Communistes dans la ‘zone D’. Des rapports étaient envoyés minute par minute au Palais Présidentiel, comme d’habitude. En réalité, c’était l’opération « Bravo1 » qui devait désorienter les unités de la garde présidentielle.

 

   Ce jour-là, le 1-11-1963, le convoi participant à l’opération était prêt, sur le parvis du Régiment, devant le poteau. Il commença à se déplacer vers 9 h. Mais au lieu de se diriger vers la jungle, il partit en sens inverse, vers Biên Hòa et Saigon. Ainsi, commença l’opération « Bravo2 », le coup d’Etat contre le Président.

 

   On n’a jamais vu une opération si pacifique et si décontractée ! Le convoi s’avança lentement presque hésitant, pour tester et guetter des réactions inattendues. En jeep, de Bến Cát à Saigon, il faut une vingtaine de minutes, pourtant, le convoi n’arriva au Nord du pont de l’autoroute, à la porte de Saigon, qu’en début d’après midi et stationna en une longue rangée de jeeps et de camions le long du bitume. Je m’ennuyais et cherchais quelque chose à manger, ou à lire et je fumais sans arrêt. Par l’équipe de transmission, je sus qu’on avait pris le contrôle de la Radio Nationale de Saigon. Dans une émission on entendit les voix claires et nettes des Généraux participant à ce coup de force. Un accrochage entre les ‘putschistes’ et la garde présidentielle était en train de se dérouler. On n’entendit que quelques rafales sporadiques de mitraillettes. La nuit tomba, le vent était froid et la brume humide me pénétra. Les lumières de la ville de Saigon projetaient des rayons ocre dans l’air. Oh ! Nous étions tout près de la capitale. De nombreux mois avaient passés. Tout à coup je pensai à ma mère, à ma femme, au quartier des pauvres… Je me sentis indifférent à cette opération. Pourrait-elle changer quelque chose pour moi? Ou n’était-ce qu’un mauvais présage. Personne n’aura plus confiance à personne.

 

   Tard dans la nuit, il faisait froid. L’équipe de transmission devait travailler toute la nuit, mais moi, je m’allongeai pour regarder les étoiles scintillantes plein le ciel. La lune n’était pas au rendez-vous. Je n’entendis que le coassement des grenouilles dans les rizières tout autour et le bruit ‘tic, tic’ du décryptage de l’équipe de transmission. Au loin, quelques étincelles de briquet allumèrent quelques cigarettes, je sentis l’odeur d’un mélange de tabac et d’essence. Je me retournai et tombai dans un sommeil léger.

 

   Après un petit moment, je me relevai pour faire un tour. Le convoi restait immobile dans le noir. A l’intérieur, quelques feux clignotaient. L’autoroute était déserte. Depuis la veille au matin, toutes les voitures civiles étaient interdites de circulation sur cet axe. Tous les carrefours étaient surveillés par la Police Militaire. Il était 3h du matin. Le silence était total, un silence de plomb. Il me semblait qu’il y avait quelque chose dans l’air. Le temps semblait arrêté. Tout le monde retenait son souffle dans l’attente…

 

   Vers l’aurore, la réussite du coup d’Etat fut annoncée à la radio. J’eus la permission de rentrer dans la capitale pour un petit moment. Beaucoup s’impatientaient, désirant aller rapidement voir, de leurs propres yeux, le Palais Présidentiel et ses annexes après que le dernier soldat de la garde se soit rendu. Quant à moi, tout cela ne m’intéressait plus. J’avais réservé ce laps de temps précieux pour ma mère, ma femme et notre quartier pauvre.

 

   De retour à mon unité j’avais entendu quelques anecdotes sur l’assaut des ‘putschistes’ contre le Palais Présidentiel. Dès que le dernier soldat de la garde présidentielle avait lâché son arme, des citoyens et des militaires s’étaient rués à l’intérieur pour piller ! Quant à Mr. Nguyễn Văn Thiệu il avait saisi le bâton de Mr. Diệm comme butin. Ce bâton avait suivi ‘le Président défunt’ sur son chemin pendant toutes les années de la 1ère République du Sud Viet Nam.

 

   En écrivant ces lignes je me demande si, moi aussi, j’ai été inconsciemment complice de cet assassinat alors que les victimes n’avaient aucune arme dans la main. Après les morts tragiques et mystérieuses du Président et de son frère, la foule fut en liesse. Tout le monde était heureux comme s’il venait d’être libéré de prison. Mais dans son cœur chacun se demanda combien de temps cette liberté allait durer et si celui qui allait prendre le relai deviendrait, à son tour, un dictateur ? Malheureusement, l’Histoire a montré que ce soupçon est devenu réalité. C’était probablement normal car dans les pays sous développés, tous ceux qui prennent le pouvoir se comportent de la même façon. Le dédain pour le peuple existe déjà dans leur sang dès la naissance. Depuis ‘l’exode’ des Vietnamiens des années 1975, on se demande où se trouve Mr. Thiệu ? Et son bâton ?

 

   Ainsi le Commandant en Chef suprême de l’Armée de la République du VietNam fut assassiné le 1-11-1963, par sa propre Armée, et ce n’était pas un coup d’Etat. L’Histoire va juger et nous répondre.

 

   Après cette opération spéciale, je m’étais inscrit dans une formation de Chirurgie de Guerre Postuniversitaire. Le jour où je revins à la Faculté de Médecine le climat politique du Sud était hostile. Le siège présidentiel était encore inoccupé. Le pouvoir exécutif était provisoirement entre les mains des généraux ayant participé au ‘putsch’. Pendant le temps où j’ai exercé ma fonction à Bến Cát,  j’ai eu la chance que toute mon équipe, onze personnes, reste intacte. Il n’y avait que Chu Cẩm Dòng qui avait reçu une balle dans la cuisse. Il m’avait demandé de le soigner sur place. Notre séparation fut pleine d’émotion.

 

   J’étais revenu à Saigon. Cette formation avait duré six mois. Je suivais mes cours, prenais des tours de garde à l’Hôpital Général Militaire Cộng Hòa et soutenais ma thèse. C’est vrai que le temps passe vite. Je me rappelle de ma première année d’étudiant en médecine. Vũ Tiến Thông et moi avions assisté à une opération réalisée par le Professeur Trần Quang Đệ qui devait amputer la jambe d’un malade. Nous nous tenions derrière lui et l’écoutions nous expliquer tous les détails de ses gestes. Quand la scie électrique commença à entamer l’os, le crissement strident résonna dans toute la salle d’opération, un jet de fumée jaune vert fusa dans l’air, accompagné d’une odeur de cramé, je persistai à ne pas louper aucun détail. Tout à coup j’entendis derrière moi le bruit d’une chute, tout le monde se retourna et découvrit Thông allongé, comme mort, vert comme une feuille.

 

   Pourtant, plus tard, nous avons été ensemble à l’Hôpital Général Militaire Cộng Hòa, nous accueillîmes des blessés venant de tous les champs de bataille, nous avons passé des nuits blanches, surtout pendant les deux attaques des communistes contre Saigon en 1969 et 1972. Ce film se déroula dans mon subconscient lentement et à l’envers… en me rappelant de l’entraînement qu’on nous avait imposé en tant qu’étudiant militaire en médecine. C’était en 1956.

 

   Au moment où les flamboyants écarlates éclosaient sous les rayons d’été, nous nous apprêtions, le ballot sur les épaules, à dire au revoir à la Faculté, aux professeurs et aux hôpitaux pour prendre la route. A six heures du matin, la chaleur était déjà accablante. A ce moment, la gare était déserte car tous les wagons étaient réservés au bataillon des étudiants en Médecine.

 

   L’appel se fit à 8h. Notre aîné Phạm Văn Thi nous rassembla sur le quai. Il avait l’air méchant en contraste avec son comportement, il méritait le surnom ‘tigre de papier’. Je sautai dans le wagon en entendant appeler mon nom et tins compagnie à quelques ‘voyous’ de ma génération.

 

   Ce vieux convoi avait plus d’un siècle. Pourtant, il était encore capable de rouler clopin-clopant sur la voie ferrée unique qui traverse la côte Est du Nord au Sud. Quand il montait les cols il haletait en crachant des nuages de fumée. L’odeur de la houille brûlante me rappela des souvenirs d’enfance quand j’accompagnais ma mère pour aller à Bắc Ninh, sa ville natale.

 

   Le train traversait une forêt de palmiers avant de contourner les cols, à pic au dessus de la mer. Au milieu de l’espace immense le train paraissait minuscule comme un jouet d’enfant ou un escargot. Parfois, il traversait une forêt dense. Au loin on voyait une hutte de montagnards d’où s’élevait une fumée blanche au milieu d’un terrain brûlé par la pratique de l’écobuage. Le paysage était isolé, terne, sinistre. A l’époque, il n’y avait pas encore la guerre. Cette image se grava en moi. Elle représente la vie de l’homme depuis la nuit des temps, une vie tranquille qui ne connaissait encore ni peur ni haine. Bien que perdue au milieu de la nature elle gardait son charme, sa simplicité. Elle occupe une place modeste dans l’histoire de cette bande de terre en forme de ‘S’ italique, triste entachée de sang et de larmes.

 

   Le train traversa des zones que j’avais du mal à identifier. De temps en temps, on apercevait une tour des Chàm, isolée sur une colline dépourvue de verdure. C’était des ruines envahies par les herbes sauvages. Elles représentaient des vestiges de la civilisation du peuple Chàm exterminé par les Vietnamiens depuis des siècles. Les provinces Phan Rang et Nha Trang sont des zones où ces vestiges sont les plus connus et les plus visités.

   Vers 4h de l’après midi, le train entra en gare de Nha Trang. Des camions étaient sur place prêts à nous amener à l’Ecole des Commandos.

 

   Dix bâtiments en briques aux toitures en tôle occupaient une surface immense de collines le long de la plage Đồng Đế à 3kms de Nha Trang. Les terrains d’entraînement sans aucune ombre, sous un soleil de plomb, m’avaient un peu découragé. Mais je me suis dit qu’un mois de vacances allait passer vite. Pourtant, une fois habitué aux armes et aux munitions cela nous donna beaucoup d’enthousiasme. A chaque retour d’entrainement on devait apprendre à nettoyer ses armes. Avant de dormir nous avons joué pour voir qui serait le premier à démonter et à remonter son arme le plus rapidement, les yeux bandés ! Quelques uns arrivèrent à le faire en seulement une minute.

 

   La première semaine on apprit à manipuler les armes, à les entretenir et à tirer au but. La deuxième, le combat corps à corps. Le fusil M1 était long, lourd et pourvu d’une baïonnette assez encombrante. Tout le monde était trempé de sueur. Phạm Văn Châu fut frappé par un coup de chaleur. Il s’évanouit. La troisième semaine, on passa à la manipulation des mines et des pièges. La quatrième semaine fut la plus dure. On devait effectuer un parcours de quelques centaines de mètres, plein d’obstacles, en courant et en sautant tout en étant équipé de son casque, son arme et son ballot. Cet exercice s’appelle le parcours du combattant. Il fallait passer un mur haut de deux mètres, monter sur une échelle de cordes, ramper à travers un champ de mines, traverser un pont sans appui, suspendu au dessus de 10m, parcourir le fil de la mort la tête en bas… Malgré toutes sortes de galères et la peur, finalement tout le monde y arriva. Seul, Nguyễn Đại Dương était tombé du fil de la mort à 2m du sol et de l’arrivée. Si cela avait été au commencement, à 20m de hauteur, cela aurait été catastrophique. En tombant, il reçut un coup de son bidon sur le flanc. Il a été hospitalisé pendant deux semaines pour hématurie.

 

   Autour des casernes il y avait une plage immense. On pouvait aller à 200m au large en ayant toujours pied, l’eau ne montait que jusqu’au cou. Les vagues n’étaient pas hautes. Un mois de vacances dans cette ambiance militaire fut pour moi vraiment magnifique. Nha Trang – Đồng Đế s’est gravé en moi comme un souvenir inoubliable.

 

   Le dernier jour de la quatrième semaine fut le plus dur et plus long. Avec tout l’équipement, on a dû avancer en rampant sous le feu continuel d’une mitrailleuse à balles réelles dont la trajectoire était à hauteur de la ceinture. Nous avions fait très attention durant cette épreuve et ouf ! Tout le monde avait réussi.

 

   Nous étions autorisés à sortir les week-ends pour visiter la ville Nha Trang. Un dimanche, Trung mon copain de classe alla voir son oncle, un médecin. Il nous  proposa, à Tiên et à moi, de l’accompagner. Le programme était intéressant. Une fourgonnette emmena son oncle, sa femme, leurs deux filles et nous, sur la plage de Đại Lãnh au Nord de Nha Trang. Inconsciemment, Trung ne nous présenta pas ses cousines, donc nous ne connaissions pas leurs prénoms. La grande, à peu près dix huit ans avait l’air maligne et le regard brillant et osé. La petite, à peu près seize ans, était belle, douce, taciturne et pudique. Ses yeux noisette étaient grands ouverts comme ceux d’une biche. La présence de leurs parents donnait un air austère. Les deux filles ne quittaient jamais leur mère. Je m’épris de la beauté de cette petite. Plus je la regardai plus je la trouvai belle. Mais il y avait dans cette beauté une certaine fragilité. Ses regards étaient comme la surface de l’eau d’Automne qui cache une grande tristesse accumulée depuis des années. Elle gardait le silence en nous regardant et quand elle parlait, on aurait dit qu’elle chuchotait. Le sourire lui manqua toute la journée. Mais même un sourire n’aurait pu effacer cette tristesse.

 

   Nous étions trois. Nous nous amusions avec les vagues. Le vent du large apporta avec lui des milliers de méduses, de la grosseur de deux mains, flottant à la dérive. La plage contournait et disparaissait derrière la forêt des pins. Le sable mouillé reflétait les rayons solaires comme une myriade d’étoiles. Les conifères chantaient avec le bruit des vagues. Il n’y avait que nous trois sur la plage déserte. Quand nous nous retournâmes pour nous préparer à rentrer nous vîmes les deux filles assises au pied d’un pin. Ces yeux de biches me regardèrent comme s’ils voulaient me raconter plein de choses. Mon Dieu ! Quelle beauté ! Mais pourquoi une telle tristesse ? Plus grande que la pluie de tout un Automne.

 

   Une fois rentré à la Cité Universitaire de Chợ Lớn je fus obsédé par ces regards et, sous prétexte d’un remerciement pour une si belle journée de plage, j’essayai de rédiger une lettre à envoyer à Nha Trang. J’étais en train d’écrire, Tiên passa derrière moi par hasard. Inconsciemment, en voyant cette lettre il cria fort :

 

   --- C’est vrai que tu veux te marier avec cette fille ? ça va pas la tête !

 

   L’air moqueur de Tiên me coupa net l’envie d’écrire. J’éclatai de rire en broyant la lettre et la jetai dans la poubelle.

 

   Le temps passa vite. Les examens de fin d’année se précipitèrent, me faisant oublier toute cette histoire. Un jour, en rencontrant par hasard Trung, nous nous rappelâmes des jours heureux à Nha Trang et Đồng Đế… Tout à coup je lui demandai des nouvelles de ses cousines. D’un air triste Trung me fit savoir que la plus jeune était morte il y avait quelques mois. Elle avait une cardiopathie congénitale…

   Je sentis une douleur qui me noua la gorge et me bloqua la voix. La pauvre ! A 16 ans, déjà elle a connu la tristesse avant l’amour. Toute seule elle se résignait à son sort. Maintenant je compris la souffrance dans ses regards.

 

                             La brise d’Automne emporte la pluie et les nuages

                            Des branches mortes lâchent leurs derniers feuillages

                            Des hirondelles s’amusent en planant sous la pluie

                            Je me rappelle ce regard de biche… mourant d’un soir.