Une Vie au Viet Nam (1934-1979) – TOME 2
16 - Les Derniers Jours dans Mon Pays *
Je me baladais dans le centre ville sur le vélo laissé par ma femme. J’étais curieux et voulais savoir comment vivaient les gens sous le régime socialiste. Il n’y avait plus de voiture. Je ne voyais que des vélos qui roulaient dans tous les sens. Le portrait de Hồ Chí Minh était accroché partout jusque dans des petites ruelles. Le plus grand était exposé au bout de l’avenue Thống Nhất. Il jetait un œil orgueilleux sur ses pauvres citoyens qui couraient dans leur désarroi en cherchant à survivre. Autour de moi je ne voyais que des drapeaux rouges. Les rues grouillaient de bicyclettes.
Tous les milliardaires avaient été arrêtés et mis en détention pendant qu’on enquêtait à propos de leur fortune. Deux cas symboliques m’avaient marqué. Le propriétaire du cinéma Đại Nam, Mr. Ưng Thi avait été mis en quarantaine, son domicile avait été perquisitionné. Il avait dû déclarer toute sa fortune de A à Z. Ses bijoux devinrent des preuves de ‘l’exploitation des pauvres par les riches’. Malgré plus d’un mois d’interrogatoire il n’arriva pas à se souvenir de tout ce qu’il avait acquis dans sa vie. Une fois libéré, il avait perdu la mémoire. Il avait reçu un choc psycho-émotionnel et ne reconnaissait plus ses proches. Il était désorienté, amaigri, vieilli et marchait difficilement, à petits pas, comme un parkinsonien, il regardait dans le vide comme s’il cherchait quelque chose. Il avait tout perdu ! Exploité jusqu’à l’os, il fallut qu’il donne tout au pouvoir pour éviter la prison. Quelques mois après il mourut. Et encore, il avait eu de la chance car il était mort au milieu de ses proches. Pas comme Mr. Tô Phương, Dr. en Pharmacie et professeur de la Faculté de Pharmacie de Saigon, qui a été séquestré, frappé à mort en prison car il ne s’était pas résigné et ne répondit pas aux questions posées par la police sur sa fortune. Sa seule faute était d’être propriétaire d’une grande pharmacie et d’une usine pharmaceutique. Son crâne fut fracassé à coups de marteau.
La façon de ‘faire fortune’ des socialistes était ultrarapide, terrible, sanguinaire et inhumaine.
Deux semaines après ma libération, toute la ville de Saigon fut bouleversée quand l’ordre du contrôle de l’or fut lancé. On chercha à le cacher pour avoir de l’argent afin de payer une traversée en ‘boat people’. La plupart des victimes étaient des chinois milliardaires de Chợ Lớn. Ceux-ci n’avaient aucune apparence de nanti mais leur fortune était colossale et la police socialiste le savait bien.
Un beau matin, alors que tout le monde était en train de préparer son petit déjeuner, dans toute la ville, la police armée fonça dans les maisons. Tous les membres de la famille durent sortir et se mettre en rang dans la cour. Personne n’avait le droit de tenir quoi que ce soit dans les mains, même les malades furent poussés dehors. La fouille commençait aussitôt. Parfois elle pouvait durer toute la journée selon la classe sociale de la victime et selon le degré de sa richesse. Le grenier, le plafond, les murs, le plancher, les WC, les salles de bain, la cuisine… même dans le jardin, le portail… tout lieu qui pouvait être une cachette d’or ou de bijoux a été creusé ou cassé en miettes. Certains propriétaires furent menottés et amenés au bureau de la police pour une enquête plus approfondie. Il fallait expliquer comment et pourquoi ils possédaient cet or, ces bijoux ; leurs origines. Pendant la perquisition, l’or ou les bijoux découverts prouvaient que le propriétaire était ‘malhonnête’, tout ce ‘butin’ était enregistré et confisqué. Le propriétaire ‘victime’ était emprisonné d’office. Cacher sa fortune et son or était considéré comme un crime ! Tous ceux qui avaient leurs or ou bijoux déposés dans une banque furent interrogés et, désormais, leur fortune fut gérée par le gérant unique, c'est-à-dire l’Etat = le Parti.
Une chose était évidente depuis la chute de Saigon, les presque dix millions de citoyens n’étaient plus protégés. Du jour au lendemain, ils étaient devenus impuissants, isolés, abandonnés. Ils se sentirent étranglés mais n’osèrent ni manifester ni crier. Quand je suis rentré à la maison je vis la tante de ma femme en train de chercher à cacher aussi son or. Elle m’amena dans le jardin et me souffla à l’oreille qu’elle en avait un petit peu, il fallait chercher un moyen. Je n’étais que le mari de sa nièce, mais, à ce moment, il n’y avait personne d’autre en qui elle pouvait avoir confiance, ses enfants étaient déjà partis lors de l’évacuation organisée par les américains. Ainsi ma présence avait réchauffé l’ambiance terne de la maison. Chị Hồng, la femme de ménage était bien contente que j’habite ici. Le jardinier n’était plus là. J’étais le seul homme capable de s’occuper du jardin laissé en friche. Elle me confia plusieurs tâches : Affûter les couteaux, découper le bois… Il y avait dans un coin une touffe épaisse de bambous. J’en avais abattu un pour en faire un panier tressé, utilisé pour le séchage des morceaux de caramboles qu’elle transformait en confit. Elle me regarda avec compassion et répéta le slogan des communistes ‘travailler c’est glorieux’ en rigolant, je pris le parti d’en sourire. Elle ne s’attendait pas à ce que je devienne jardinier à ce moment. En dehors du jardin je m’occupai aussi d’autres bricolages dans la maison. Mon oncle Phạm Biểu Tâm était très content de son horloge qui fonctionna à nouveau exactement à l’heure de la BBC. Nous guettions ensemble, tous les soirs, pour capter en cachette une émission en vietnamien, le seul moyen pour être en contact avec le monde libre.
La plupart des médecins de l’ancien régime avaient été libérés. Il en manquait beaucoup dans les hôpitaux dont la direction était entre les mains des cadres communistes. Des médecins communistes, venant de la jungle, se montraient totalement ignorants au point de vue médical. C’était souvent d’anciens infirmiers, pistonnés comme médecins par le parti. La classe ouvrière devint le patronat selon le principe ‘le parti qui dirige’ ou ‘être membre du parti est mieux que spécialiste’.
J’étais le dernier libéré à être admis parmi les médecins qui travaillaient à l’Hôpital Populaire. L’ambiance était la même qu’avant. Nous nous retrouvions les uns les autres, tous étaient des médecins militaires de l’Hôpital Général Militaire Cộng Hòa. La seule différence était la direction de l’hôpital, tenue par les communistes. Notre professeur, Trần Ngọc Ninh, chef du département orthopédique, était parti parmi les boat-people. Sa chaise était occupée symboliquement par une infirmière instrumentiste, membre du parti, venant de Hanoi. En réalité, chacun occupait sa vraie fonction, elle était la responsable directe du groupe des infirmiers et infirmières, tandis qu’au point de vue médico-chirurgical, habilement, elle nous laissait faire comme bon nous semblait. En résumé, dans tous les services gouvernementaux, l’administration était entre les mains des communistes, la technologie, entre les mains des techniciens de l’ancien régime. Ainsi, tous les professeurs de la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Saigon devinrent des sous-directeurs.
Le climat du travail était apparemment agréable. Quand les cadres étaient partis, les mouchards étaient absents, les chuchotements parmi nous recommençaient. Quelques petits mots, quelques insinuations suffisaient à nous comprendre et nous réchauffer le cœur. J’avais l’impression que ma présence incitait les autres à l’évasion. Ils étaient tous au courant que j’étais le mari de la nièce de l’ancien Doyen de la Faculté de Médecine, et que mon travail était temporaire en attendant de partir en France selon l’accord signé entre la France et les Communistes pour le rassemblement des couples mixtes. Mon oncle était bien respecté par une attitude toujours impeccable d’un gentleman. Grâce à lui et sous sa protection, j’ai pu vivre tranquillement jusqu’à mon départ. Sauf un jour où une équipe de police encercla sa maison pour une perquisition, qui n’avait servi à rien, mais qui était comme une sorte d’avertissement à cause de ma présence.
Je devais venir voir Mr.Nhâm dixième (Tous les cadres avaient un chiffre), le directeur de l’hôpital, pour recevoir ma carte de travail. Entre eux ils s’appelaient ‘camarades’, avec nous, ils nous appelaient ‘vous’ et vice-versa. Son bureau était au premier étage. Je sentis une forte odeur de tabac dès que j’y entrai. Sur son bureau s’étalaient une pipe à eau, un kit à thé, quelques vaisselles, baguettes, cuillères et un réchaud électrique. Il était calme et taciturne. Quelques autres faisaient partie de la direction. Ils étaient tous du Nord. J’avais l’impression qu’ils étaient tous éberlués par le niveau de vie aisé du Sud, en contraste avec le Nord et frustrés d’avoir été trompés par les mensonges du parti décrivant le peuple comme exploité par les étrangers et les riches. Ainsi l’un d’entre eux, Mr. Quý dixième souffla un jour à mes oreilles :
--- Tu sais ! Nous avons découvert que nous avions été trompés. C’est douloureux ! Nous avons perdu toute notre jeunesse et notre avenir. Mon fils a dix ans. Il n’a rien eu comme éducation. En vous regardant maintenant nous avons découvert la réalité. Nous avons tout perdu. Mon fils n’aura aucun avenir.
Je le regardai de la tête aux pieds et le trouvai bourgeois. Il retourna dans sa chambre à l’internat, s’enferma et mit de la music douce. Il venait d’acheter une chaîne Hi-Fi. Il était plus âgé que nous et nous considérait tous comme ses cadets. Il y avait une rumeur disant qu’il avait été plusieurs fois réprimandé par le parti à cause de son attitude bourgeoise. Mais il s’en moquait complètement. C’est pourquoi on ne lui donnait que peu de responsabilités. Il était au courant de ma situation. Un jour, loin des yeux curieux, et dans une rue de la ville, il m’arrêta pour me dire qu’il avait aussi une proche à Madagascar. Il me demanda de l’aider en écrivant à celle-ci pour qu’elle lui envoie un certificat d’hébergement. Il voulait s’évader des griffes des fauves. J’avais réalisé ce qu’il m’avait demandé mais je n’ai pas pu connaître la suite.
Je devins du jour au lendemain un salarié avec une carte de travail, une carte pour la boutique officielle (gérée par le parti), une carte d’intellectuel patriotique, une carte d’électeur où était déjà tamponné en rouge ‘a voté’ malgré le fait que je ne l’avais jamais fait.
En dehors des activités médicales, la direction encourageait les jeunes salariés à s’engager dans des groupes d’activités culturelles comme ‘les jeunes patriotes’ pour louer l’oncle Hồ et le socialisme. Sous prétextes de devoir faire plusieurs répétitions pour les représentations, ils cherchaient à esquiver ce qu’ils devaient faire dans leur fonction pour se rassembler, chanter et danser. Chaque hôpital avait son estrade pour le spectacle. A l’approche du Tết et d’autres grandes occasions, à midi et le soir, les activités culturelles résonnaient dans le brouhaha juste à côté des chambres des malades et blessés en dépit de leur gêne et de leur souffrance. Il fallait montrer au peuple que depuis ‘la libération de Saigon’ le bonheur était partout, comme si ceux qui n’étaient pas dans le groupe du patriotisme n’aimaient pas leur pays.
Un grand nombre de personnes chassées de leur foyer devinrent SDF du jour au lendemain. Le problème majeur pour eux était le carnet de famille. Sans celui-ci il n’y avait pas de ravitaillement ni de droit de citoyenneté. Si quelqu’un était malade, il devait apporter avec lui un volume de riz par nombre de jours de séjour à l’hôpital. S’il n’était pas cadre ou personnel salarié, il devait acheter des médicaments au marché noir, sur les trottoirs, dont le prix était multiplié par dix. En réalité et en pratique, la compassion et le consentement entre le personnel et le malade arrangeaient tout problème.
La distribution des denrées, des vivres dans les hôpitaux était très spéciale sous le régime socialiste. C’était une stupidité dans le domaine chirurgical. Bien que je fusse très occupé par ma fonction, on m’appelait pour venir chercher ou recevoir ma part sur place. Tant pis pour moi si j’étais en retard, ou s’il ne restait que des morceaux pourris. Deux fois par semaine la distribution se réalisait dans un couloir juxtaposé aux salles opératoires ou tout près des lits des malades. Sur un grand étal on présentait du manioc, des patates, des légumes, des fruits, de la viande, du poisson, des fruits de mer… on aurait dit un cellier dans l’enceinte du bloc opératoire ! Chaque fois, le travail terminé, le personnel rentrait chez lui en pédalant, son ‘morceau choisi’ accroché au guidon. Depuis que j’étais là, je choisissais à la place de mon oncle. Je rapportais à la maison tantôt un poisson, tantôt un morceau de viande, une patate ou du manioc… Chị Hồng m’accueillait avec un grand sourire et les emportait dans la cuisine, son sourire sous entendait beaucoup de chose, une bouche de plus à nourrir, un paquet de plus à partager. Le morceau de viande réservé au ‘Vice’ Doyen de la Faculté de Médecine devait être de bonne qualité. Une fois par mois, je faisais la queue, à la place de mon oncle pour obtenir du riz et je perdais une demi-journée.
Un jour, au début de l’après-midi, en me préparant à rentrer, je ne me sentis pas bien et perdis connaissance. Mes confrères m’emmenèrent dans la salle d’urgence. Văn Tần devina que j’avais du paludisme et un test sanguin démontra que c’était le parasite le plus dangereux, le plasmodium falciparum dont la cible était le cerveau. Revenu de la jungle après trois ans de détention ce ne pouvait être que ça. Après une perfusion intraveineuse de quinine, l’esprit me revint au bout de dix minutes mais j’avais belle et bien échappé à la mort. Quand je pensais à d’autres, comme Cao Văn Lê, Tôn thất Minh, Phạm Hữu Châu… morts dans la jungle, je me suis dit que j’avais la chance d’être parmi les rescapés. J’ai dû rester trois jours à l’hôpital en convalescence. Un soir, entre chien et loup, Văn Tần m’apporta un bol de soupe tonkinoise bien chaude. Cela m’avait beaucoup touché. Trois jours après, mon oncle Tâm, (l’ancien Doyen !) vint avec un gâteau. J’y vis beaucoup de reconnaissance.
J’avais été libéré le 21-12-1977. On s’approchait de Noël. J’avais envoyé à ma femme un télégramme pour lui annoncer la bonne nouvelle. L’oncle Tâm, bouddhiste, me voyant dans la solitude, m’accompagna dans les messes célébrées par les pères dominicains, à l’église Alexandre de Rhodes, pour les étudiants chrétiens. Devant l’autel en plein air, tout le monde se bousculait, même les non chrétiens. Assister à la messe était le seul moyen d’échapper au joug, c’était un monde où il n’y a pas de haine mais plein d’espoir. J’y vis même un policier qui priait avec les autres. On m’avait raconté qu’une mère, dans le Nord, avait conseillé à son fils combattant, avant qu’il ne parte dans le Sud : ‘Quand tu seras à Saigon, promets-moi d’aller prier à l’église et de faire pénitence’. C’était une chose rarissime sous le soleil du Nord.
A mon retour, je découvris que cette société était divisée en trois catégories. La première était partisane, ayant tous droits et pouvoir. La deuxième était civile et subissait l’oppression de la première. La troisième était marginale (sans domicile légal et dont la plupart appartenait à l’ancien régime républicain). L’avenir des deux dernières et celui de leurs enfants dépendaient du parti et de l’Etat. Ce grand souci préoccupait tout le monde surtout les intellectuels. Ils avaient l’impression d’être poussés dans une impasse. Ils cherchèrent à s’évader…
Autrefois, les internes en chirurgie de l’Hôpital Populaire de Saigon étaient formés suivant un programme d’association technologique entre le Sud Vietnam et les Etats-Unis. Des professeurs américains étaient venus pour les entraîner, dans des conditions limites d’une ambiance de guerre, ce qui avait beaucoup aidé les étudiants dans leur pratique en temps réel et avait été très bénéfique pour les patients. Du jour au lendemain, les américains étaient partis et les professeurs vietnamiens et les étudiants étaient tombés dans un abîme.
Dans la chambre à coucher des internes, les moustiquaires, les matelas, les draps… étaient dans un état lamentable, sales, ils n’avaient peut être jamais été lavés depuis que j’étais parti en détention. De ce programme de formation internationale, il ne restait que des cassettes audio, montrant les techniques opératoires en anglais, et quelques bouquins. Tous ces documents avaient été contrôlés pour être sûr qu’ils ne contenaient aucun élément antisocialiste. Pendant la garde, quelques internes, nostalgiques, mettaient quelques cassettes dans le lecteur pour réécouter leurs maîtres et pour se souvenir d’une période perdue mais agréable et florissante. Le pont culturel invisible avec le monde libre avait été coupé net.
Prendre le large, être boat people, devenait une obsession parmi les professeurs et les étudiants. Au début, dès les premiers jours après la chute de Saigon, ce n’était qu’une vague intention, en attendant de voir plus clair, mais, au fur et à mesure, la fatalité de la situation des intellectuels devint plus nette : ‘Être membre du parti est mieux qu’être spécialiste’ et cela se confirma jour après jour. Les étudiants virent qu’ils n’avaient pas de temps à perdre. Il fallait réagir.
Dans des conditions très limitées, du point de vue technique, en chirurgie, nous travaillions tous avec ferveur et conscience. Cela avait donné confiance aux dirigeants de l’hôpital. Ils nous confièrent leurs proches, leur famille, leurs amis et se montrèrent satisfaits des résultats. Ils cherchèrent à renouer avec nous un rapport affectif. Ils nous invitèrent, de temps en temps, à un repas convivial. Un jour, le directeur Nhâm dixième m’avait transporté sur son scooter pour aller, avec les autres, dans un hôtel haut de gamme. Mais tout le monde savait que ces manifestations d’amitié avaient des limites, invisibles, et l’on savait très nettement qu’il ne fallait jamais les franchir.
Chaque matin, avant de commencer le train-train quotidien, tous les médecins, chirurgiens, et étudiants se rassemblaient dans la salle de réunion pour se passer les consignes, entre les deux équipes de garde. Chaque fois qu’on découvrit l’absence de l’un d’entre nous, une rumeur se répandait et on se demandait si la personne était arrivée à bon port. Un directeur avait pris la parole pour rassurer ceux qui étaient présents dans la salle et il cita mon nom en exemple :
--- ‘Restez calme et continuez à travailler tranquillement. Nous pouvons vous aider et vous fournir les papiers nécessaires pour partir à l’étranger si vous le souhaitez. Ne risquez pas votre vie au large comme eux. Regardez bien Tịnh, il est entrain de préparer ses papiers et ses bagages’.
Chaque fois qu’il y avait une absence, on sortait mon nom comme preuve de leur complicité. Mais je pensais que si ma femme et mes enfants avaient été encore là, rien n’aurait été évident. On m’avait raconté qu’il y avait eu des cas atroces, un, en particulier, qui avait déjà son visa de sortie en main, était mort sur le coup dans un accident de la circulation, la veille de son départ. J’étais un inconnu dans cette société, j’espérais que rien ne m’arriverait.
Je voyais une chose chez les communistes. Psychologiquement ils ne nous comprenaient pas. Ils n’arrêtaient pas de louer le socialisme et nous imposaient de vénérer ceux qu’ils vénéraient. Mais ils ne savaient pas que plus ils se comportaient de cette sorte, plus ils nous poussaient à prendre le large. Des années de détention, dans la jungle, nous avaient suffis pour tout comprendre et pour agir.
Une fois, pour nous récompenser, la direction avait organisé un voyage dans le Nord pour que nous voyions de nos propres yeux le niveau de vie socialiste. Les jeunes chirurgiens avaient visité le Mausolée de l’oncle Hồ, la grotte Pacbo où il s’était caché pendant la lutte, les villages anéantis par les bombardements de B52… De retour à Saigon, Tường, l’un d’entre eux, dit qu’il valait mieux ne plus aller dans le Nord, après cette excursion, l’envie de prendre le large était devenue de plus en plus forte. Tường fut capturé, en même temps que sa femme et ses enfants, lors de leur fuite en bateau, et emprisonné. Điền, sa femme et ses enfants ont été tués par des gardes côte, sous une rafale de mitraillette, alors que leur bateau était à quelques centaines de mètres de la terre. C’était triste ! Ce fut un choc terrible pour nous tous. Malgré tout cela, les vagues de fuite s’accélèrent. Il valait mieux être tué comme Điền que de trainer une vie marginale.
J’étais en train de faire faire tous les papiers nécessaires. Du côté de la France, ma femme avait préparé le dossier de rassemblement familial: Carnet de famille, certificat d’hébergement, billet de vol, visa d’entrée en France. Ce dossier avait été fait avec beaucoup de difficulté avant qu’elle ne quitte le Viet Nam. Quant à moi, je devais démontrer que j’avais payé tous mes impôts, que je n’emportais aucun bijou. Certaines personnes avaient été arrêtées par la police, à l’aéroport, avant de monter dans l’avion, parce qu’on avait découvert en les fouillant, des diamants ou d’autres choses de valeurs non déclarées. En fait, déclarées ou pas, toutes les choses de valeur étaient confisquées comme ‘fortune de l’Etat’. Car personne n’avait le droit d’emporter de l’or ou des diamants en dehors du territoire. Pourtant certains étaient arrivés à faire passer leur fortune, sous les yeux de la police, grâce à leur imagination : Les pans de tunique, les semelles, les dentiers… même les organes génitaux chez la femme devinrent des cachettes inattendues. Quelques uns, même, avaient avalé leur diamant, d’autres se passaient leurs diamants par un baiser sur la bouche… Malheureusement, tôt ou tard rien n’échappait à l’œil de la police grâce aux ‘révolutionnaires du 30-4’.
Je devais partir ‘nu comme un ver’. C’était mon principe en ce moment. Je serais plus léger qu’un cheveu. Avant de recevoir mon visa de sortie on m’avait convoqué au bureau du chef de la police de Saigon. Je m’assis devant lui, à une petite table, un jeune policier était à côté de lui avec un crayon et un carnet. Il était du Sud, âgé d’une cinquantaine d’années, calme et serein. Il me demanda si je regrettais quelques choses avant de partir. Au bout d’un moment je lui dis que même un étranger serait très attaché à ce pays. Il me demanda si je comptais revenir au Viet Nam. Je lui répondis que c’était évident car c’était mon pays natal. La troisième fois, il me conseilla de chercher à redresser le pays si j’en avais l’occasion. Encore une fois je lui confirmai que j’acceptais cette proposition. Pendant un quart d’heure d’entretien, bien qu’ennemis, nous nous sommes montrés très courtois.
J’avais découvert une chose en lisant mon visa de sortie. Il portait le N°23447/VN6, il avait été délivré le 28-6-79 par le ministère de l’intérieur, et était valable jusqu’au 28-8-79. Il avait été prolongé jusqu’au 30-3-80. Mais je ne l’ai eu entre les mains qu’au mois de Nov.-79. J’avais complètement ignoré son existence, depuis le mois de Juin-79. Pendant cette période, je m’étais épris d’une jeune femme et j’étais tombé dans sa toile. C’était dangereux, j’ai failli perdre ma femme et mes enfants. Cette femme avait joué et profité de ma solitude.
Ma femme était au courant de tout. Heureusement elle fut comme un ciel clément, une voile avec le vent en poupe, une bouée de sauvetage. Elle était intervenue au bon moment. Plus elle se montra tolérante plus je me sentis indigne. Aujourd’hui, nous regardons en arrière le chemin parcouru, nous nous trouvons heureux parmi nos enfants et petits enfants, loin de la révolution, des représailles, des pièges. Actuellement leur vrai pays natal est ce monde libre. Ils sont comme des hirondelles qui cherchent à construire leur nid où ils veulent et quand ils veulent. Que Dieu les bénisse.
FIN