Une Vie Au Vietnam (1934-1979)-Tome 2

 

BẾN CÁT

 

   C’était en 1962. Bến Cát se situe au Nord-Ouest et à peu près à 40 Kms de Saigon. C’était une petite bourgade, un point militaire stratégique, car il se trouvait à l’entrée de la zone de lutte, occupée par les Communistes, appelée ‘zone D’. Ils venaient du Nord et s’infiltraient dans le Sud pour allumer le feu de la guerre, une guerre sale et fratricide. Ils voulaient imposer la doctrine bolchevique à tout le peuple vietnamien, du Nord au Sud, y compris le Laos et le Cambodge, c’est-à-dire l’Indochine toute entière. La réunification du pays (coupé en deux selon l’Accord de Genève en 1954) n’était qu’un prétexte. Quand ils virent que le Sud, soutenu par les Etats-Unis, était devenu très prospère, ils furent rongés par la jalousie en voyant leur moitié Nord, guidée par le régime socialiste, plonger dans la pauvreté.

 

   Comme c’était des agresseurs, le Sud dut organiser une défense. Il fallait donner au Sud du VN une grande armée capable de protéger la partie du pays qui restait encore libre. A l’époque, les Etats-Unis étaient considérés comme le pays le plus riche et le plus puissant du monde libre, avec leurs forces en armes à feu et en armes atomiques très sophistiquées. Les Américains venaient au Sud Vietnam, à l’époque, dans le seul but d’aider ce pays à bien s’organiser en économie et en défense. Ce n’était pas des envahisseurs, mais les Communistes avaient fait de la désinformation auprès de leurs citoyens et en les persuadant de lutter pour chasser les ‘envahisseurs’, ‘nouveaux colonisateurs’ venant des Etats-Unis, afin de ‘libérer’ les gens du Sud de cette oppression. Ainsi des jeunes citoyens du Nord, aveuglés et répondant à l’appel du Parti et de leur oncle Hồ, s’engagèrent à s’infiltrer dans le Sud dans l’intention d’allumer le feu d’une guerre sans merci.

 

   Actuellement, le Vietnam, avec le Cambodge et le Laos, entièrement communiste est en train de solliciter les Américains, leurs anciens ennemis, de lui venir en aide ! Mais seul les cadres et les hauts fonctionnaires sont privilégiés tandis que le peuple est plongé de plus en plus dans la précarité et dans la pauvreté, 21 ans de guerre pour  en arriver là ! C’est ça l’absurdité de la lutte des Communistes pour l’Indépendance. A l’époque, au début de cette guerre civile j’ai eu l’occasion de témoigner que Hanoi avait envoyé des petits groupes terroristes dans le Sud pour saboter des infrastructures administratives et industrielles en semant la terreur parmi les citoyens.

 

   Un bon exemple : Un an avant mon arrivée dans cette bourgade, la ferme des vaches à lait de Bến Cát, lieu choisi pour faire des essais et des tests, était entrée dans l’étape de la production du lait et des produits laitiers (beurre et fromage) en quantités expérimentales. Des vaches du Texas avaient été importées pour étudier la création, sur place, d’une souche hybride, capable de supporter le climat tropical. Ce projet, dans l’intention d’arriver à une production alimentaire industrielle, comme aux Etats-Unis, était en train de faire son chemin. Les Américains voulaient démontrer comment l’économie agroalimentaire, à l’échelle industrielle des Etats-Unis, était plus forte, plus développée que celles des Français. Ce projet fonctionnait  parallèlement à la Campagne d’Extermination du Paludisme guidée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans des zones rurales lointaines perdues et marécageuses. Dommage que ces programmes si importants et bénéfiques aient été discontinus et même   abandonnés à cause des perturbations créées par des groupes terroristes communistes venant du Nord. Ils menaçaient et assassinaient des chefs de hameaux, de bourgades… si ceux-ci ne payaient pas les taxes qu’ils imposaient et n’obéissaient pas à leurs ordres. Ainsi, pour vivre tranquillement, les ruraux étaient obligés de vivre à deux visages. Dans une même zone ou région, le jour, des gens étaient républicains, la nuit, ils étaient communistes. Les enfants de ces citoyens, à l’âge d’être appelés sous les couleurs, devaient suivre les troupes communistes s’ils ne voulaient pas que leurs parents soient menacés ou assassinés.

 

   Les Communistes, à l’époque, appliquaient à la lettre la tactique de Mao-sté-Tung (Mao Trạch Đông) : Les zones rurales encerclent et étouffent les zones urbaines. Année après année, dans chaque hameau lointain du Sud, chaque famille rurale était devenue un abcès difficile à éliminer. En tant que médecin et en suivant les opérations militaires à travers la campagne et la jungle je rencontrais souvent des enfants qui jouaient et des personnes âgées, complètement indifférentes à notre présence, mâchant leur bétel ou fumant leur tabac. Elles étaient totalement silencieuses comme si nous n’existions pas ou comme si elles se demandaient pourquoi nous réalisions cette opération si perturbante alors qu’il n’y avait aucun problème ! Pourtant, quelques minutes avant, des combattants parmi nous avaient été blessés par une balle tirée en cachette, quelques autres en marchant sur une mine antipersonnel.

 

   S’il n’y avait pas les Communistes et leurs enfants qui s’étaient infiltrés dans le Sud pour saboter nos organisations administratives et sociales, j’aurais pu être comme tous les autres jeunes gens qui ne se donnaient pas la peine de s’aventurer dans la jungle comme je l’avais fait. Avec mes troupes, je marchais jour et nuit, durant chaque opération à la recherche d’ennemis invisibles. J’étais toujours sous tension et sur le qui-vive. D’un côté nous nous efforcions de construire une République pour le Sud du Vietnam. De l’autre ils cherchaient à tout saboter. Cette guerre civile et fratricide, mise à feu par Hồ Chí Minh pour occuper la partie du pays encore libre, était une guerre sale, la plus sale de l’Histoire du Vietnam.

 

   Je m’étais marié depuis un mois, et immédiatement après j’ai dû rejoindre le 7ème  Régiment d’Infanterie en laissant derrière moi une jeune femme et une vieille mère. Ma femme s’angoissait de tout car elle savait que cette guerre se propageait vers les régions urbaines. Si j’avais été encore célibataire, à ce moment là, je n’aurais rien eu à craindre, mais, pour moi, l’amour est sacré, d’autant plus que ma femme était enceinte lors de mon départ. S’il m’arrivait quelque chose, je savais que ce serait vraiment très difficile pour elle et notre premier enfant qui ne connaîtrait pas son père. Beaucoup de mes copains et confrères, poussés et tentés par la corruption, avaient pu avoir une bonne place loin du champ de bataille. Alors que moi, qui avais des difficultés à chaque fin de mois, j’avais été obligé d’accepter cette situation.

 

   J’avais dans la main ma feuille de route. Quand j’ai su que le 7ème Régiment d’Infanterie n’était qu’à 40 Kms de Saigon, je me sentis un peu rassuré. J’ai été éberlué, quand je suis arrivé sur place. De Saigon à Biên Hòa la sécurité sur la route nationale était assurée par des troupes armées de la République. Mais de Biên Hòa à Bến Cát, la route nationale N°13, assez courte, était très menacée d’embuscades et de mines antichars, lancées par des troupes de sabotage communistes. A prendre cette route, je risquais un jour de ne plus pouvoir revoir ni ma mère, ni ma femme. 

                                

   La route nationale N°13 était la voie unique faisant la liaison entre Biên Hòa et Bến Cát. Cette bourgade (Bến cát) était un point névralgique, au lieu de rencontre de trois routes cantonales, et qui bloquait la porte d’entrée et de sortie de la ‘zone D’. Jour et nuit, sur cette route, des Communistes venant de la jungle, se déguisaient sous les uniformes de l’Armée de la République pour arrêter des véhicules, des autocars et faisaient semblant de contrôler les cartes d’identités des passagers. Si c’était des militaires en permission, ils étaient capturés et amenés dans la jungle. Si c’était des fonctionnaires du gouvernement, ils étaient soit capturés soit tués sur place pour créer la terreur parmi les citoyens. Assis dans le même autocar, on ne pouvait savoir si on était à côté d’un citoyen de la République ou d’un Communiste. On n’était assuré de rester vivant que lorsqu’on était arrivé chez soi, sain et sauf ! Chaque fois qu’il se produisait sur la route nationale N°13 un tel évènement, l’Armée de la République était alertée et arrivait sur place, mais malheureusement toujours trop tard après que les ennemis se soient déjà retirés dans la jungle. Et c’était aussi possible que celui qui avait averti le pouvoir local soit l’un des leurs.

 

   Construire et détruire, les deux ennemis, dont l’un invisible, étaient face-à-face. Et souvent le destructeur gagnait la bataille car il n’avait rien à perdre. Le gouvernement de la République du Sud Vietnam et les Etats-Unis étaient alliés, ils étaient forts en forces militaires et en stratégie, mais ils se montraient naïfs devant l’homme sournois et malveillant qu’était Hồ Chí Minh. Celui-ci était inhumain et cela se confirma par ce qu’il avait dit:

 

 ‘ Tous ceux qui sont contre moi et contre la stratégie dictée par le Parti seront éliminés et tués.

 

   Evidemment, un certain nombre de cadres des autres Partis nationaux et non communistes ont été assassinés sournoisement tandis que d’autres parvinrent à s’expatrier à temps. Cette guerre civile et idéologique était sale et indigne et n’apportait rien au peuple. Au contraire, elle a fait  traîner la déchirure et la souffrance du peuple pendant des décennies. Les gens du Nord étaient plongés dans l’ignorance, dans une démagogie totale et dans le bonheur imaginaire du régime socialiste mais ils continuaient à vivre dans l’angoisse et dans la misère. Quand ils sont venus dans le Sud, après la chute de Saïgon, ils ont été ébahis devant la splendeur et la vie heureuse des gens du Sud. Hồ Chí Minh et ses camarades, qui se vantaient d’avoir vaincu les Français et les Américains, n’obtinrent jamais le cœur du peuple. Le grand révolutionnaire Mahatma Gandhi, dans sa lutte pour l’Indépendance de l’Inde, avait vaincu son adversaire sans perdre une goutte de sang. C’est ça qui fait la différence entre un grand homme et un chef de banditisme.

 

   Le jour où j’étais venu à Biên Hòa, le QG du 5ème Division d’Infanterie, j’étais dans le doute en entendant mes confrères raconter des histoires sur la route nationale N°13. Je devais attendre sur place pendant quelques jours pour avoir des nouvelles. C’était l’angoisse. Tous les jours, nombreux étaient les blessés évacués vers les infirmeries, les va-et-vient des ambulances, des jeeps et des camions qui soulevaient des tourbillons de poussière. J’entendais le bruit fracassant des hélicoptères qui voltigeaient sans arrêt. Des canons de 155mm qui faisaient feu, ébranlaient chaque fois les constructions en tôles autour de moi. Je pensais à mon avenir qui pourrait aussi, un jour, éclater en miettes.

 

   Le lieutenant colonel Nguyễn Đức Thắng était commandant en chef de ce 5è Division d’Infanterie. Son frère, le lieutenant Nguyễn Đức Thành était médecin chef de la 5ème Compagnie Médicale. Avant de venir ici recevoir ma fonction j’avais entendu parler plusieurs fois de la droiture et de l’incorruptibilité de cet homme. Dans l’armée, il était qualifié comme le premier parmi les quatre incorruptibles: Nguyễn Đức Thắng, Phan Trọng Chinh, Nguyễn Viết Thanh, Ngô Quang Trưởng.

 

   On a raconté que si sa femme voulait sortir faire des courses, il lui était interdit de prendre une jeep. Si le marché était loin elle devait appeler un cyclo-pousse. Rentrée du marché et arrivée au poste de garde, elle devait descendre de l’engin pour aller à pied chez elle. Quand, un jour, il vint visiter un de ses régiments, le capitaine commandant en chef avait organisé un festin pour son honneur. Quand tout le monde fut à table le colonel Nguyễn Đức Thắng sortit de sa sacoche un sandwich qu’il avait acheté sur son chemin et le mangea tranquillement avec un verre d’eau plate. Tout le monde, depuis le capitaine jusqu’aux soldats de deuxième classe fut vraiment gêné, et chercha à filer à l’anglaise. Quand il eut terminé son ‘fast food’ le capitaine ordonna qu’on lui apporte une cuvette d’eau accompagnée du savon et d’une grande serviette en coton blanc pour qu’il puisse se laver les mains. Mais il se leva, prit son casque militaire et descendit vers la source pour se laver sans dire un mot. Il ne parlait que quand il assistait au briefing et donnait des instructions. Quelques semaines après cette visite, ce capitaine a été démis de sa fonction et muté vers une autre unité.

 

   On m’a raconté aussi que ce colonel s’était imposé quelques punitions quand il avait commis une faute ou une erreur. Il s’enfermait pendant sept jours dans… un camion bâché sous le soleil avec un hamac là-dedans. Des anecdotes sur lui étaient légions quelque fois d’un air moqueur. Je pense que si tous les commandants en chef des Armées de la République du Sud Viet Nam (ARVN) avaient été un dixième seulement de ce qu’il était, le Sud du Viet Nam n’aurait jamais perdu cette guerre. Quelqu’un a fait une observation sur lui et je pense qu’il avait raison. Ce colonel avait une force de travail, dix fois plus importante que les autres. Il pensait que les autres devraient travailler comme lui. Il ne ménageait pas son équipe et ses sous-ordres, ainsi la cohabitation ne pouvait pas durer longtemps. Mieux que les autres, avant de prendre ma fonction, j’étais bien au courant des caractères de mon colonel commandant en chef.

 

   Mon confrère Nguyễn Đức Thành me trouvait anxieux car le temps pressait tandis que la route nationale N°13 n’était toujours pas sécurisée. Il m’avait proposé de voir directement son frère, le colonel Nguyễn Đức Thắng pour prouver ma vocation, mais je devais attendre d’avoir un moyen de transport sécurisé pour joindre mon poste à Bến Cát. J’avais entendu des anecdotes sur cet homme respectable. Quand je l’avais vu face à face, mes sentiments de respect avaient augmenté. Il était costaud ayant l’allure d’un ours. Il était direct:

 

   --- Monsieur Tịnh ! Cherchez immédiatement un moyen de transport, coûte que coûte. Si vous êtes en retard, vous serez puni!

 

   Je savais bien que ce n’était pas une menace. Le temps pressait. Le lendemain, Thành me fit savoir qu’il y aurait, dans la journée, un contingent de ravitaillement en hélicoptère pour Bến Cát. Je pourrais partir à condition que je voie le commandant Rottenberry, Advisor du 7ème Régiment d’Infanterie. Sa permission venait de se terminer et lui aussi allait prendre cet hélicoptère. Il était raisonnable que je l’accompagne car nous étions du même régiment.

   Ce jour-là, de très bonne heure, j’avais dit au revoir à mes confrères de la 5ème Compagnie Médicale. Arrivé au rendez-vous, je l’avais vu qui m’attendait. Je vis les va-et-vient ininterrompus d’avions de toutes sortes. Des moteurs grondaient. A l’heure convenue, nous sommes montés dans un hélicoptère ayant la forme d’une banane à deux hélices qui tourbillonnaient. Juste à l’entrée de l’engin était fixée une mitrailleuse automatique gros calibre. Le canon qui sortait dans le vide et  pouvait pivoter sur 360° était chargé d’une bande de munition, longue comme un gros serpent, enroulé dans son conteneur. A l’entrée opposée et près de la cabine des pilotes était fixée une deuxième mitrailleuse prête à cracher le feu. Deux soldats noirs américains très costauds, responsables de ces munitions, avaient chacun une grosse chaîne les fixant au corps de l’hélicoptère. En cas de besoin, ils pouvaient sortir hors de l’engin, pendant le vol, sans tomber dans le vide. En nous voyant monter dans l’hélicoptère, ils nous saluèrent en riant et en montrant leur capacité de nous protéger. Sur le plancher de l’engin, des cargaisons étaient rassemblées dans un coin. L’air à l’intérieur sentait le militaire et le tabac. Le moteur gronda. Les deux hélices tournèrent à fond et nous soulevèrent. Je chancelais en m’accrochant contre la paroi de l’engin pour m’asseoir sur le strapontin en filet à côté du commandant Rottenberry. Les deux portes d’entrée étaient laissées largement ouvertes laissant aux deux mitrailleurs l’espace d’agir. Le vent s’engouffrait à l’intérieur comme une tempête. Je me sentis léger, soulevé vers… le haut. L’hélicoptère fit un grand virage et s’enfonça cap au Nord-Ouest. Pendant un moment, à travers la porte, je ne vis que la verdure épaisse comme un tapis qui se déroulait sous nos pieds. Les deux mitrailleurs orientaient leurs canons vers les cimes. Le commandant Rottenberry me fit signe juste au moment où on entendit éclater des coups de feu d’en bas. Cela signifiait que nous étions en train de passer au dessus de la zone ennemie. Les deux mitrailleurs cherchèrent à riposter, mais on n’entendit plus rien.

 

   Au bout d’une quinzaine de minutes l’hélicoptère descendit plus bas…plus bas. On passa au dessus de la jungle puis quelques maisons de pailles apparurent nettement. Je vis en détails des bœufs et des buffles en train de brouter de l’herbe. L’engin survola une petite bourgade avant d’atterrir dans une clairière. Le commandant Rottenberry me fit signe que nous étions arrivés. Je pris en hâte mon ballot militaire, mis ma casquette et sautai dehors en le suivant. En un clin d’œil, les deux hélices tournèrent à fond et l’engin se souleva, monta au dessus des cimes. En regardant l’hélicoptère disparaître derrière la jungle je compris qu’à partir de ce moment j’allais affronter une vie dangereuse, pleine de pièges et de menace de mort. Me voilà, du jour au lendemain, dans le Hameau Stratégique Bến Tượng, situé plus loin que le poste Bến Cát et plus enfoncé dans la jungle et la plantation d’hévéa. Il n’y avait entre ces deux postes qu’une seule liaison terrestre, c’était la route nationale N°13. Elle s’allongeait au milieu de la ‘ZoneD’ occupée par des groupes de guérillas communistes. L’ennemi continuait à roder autour de nous jour et nuit.

 

   Le premier homme qui m’accueillit était Lê Hữu Lắm, médecin chef du 7ème Régiment d’Infanterie en fonction depuis un an. Sa joie ne m’étonna pas car je venais pour le remplacer, mieux, le libérer d’une situation difficile qui devenait de plus en plus préoccupante et menaçante. Il était muté vers une unité médicale fixe, loin de la frontière stratégique et du melting-pot. En ce moment-là, le QG du Régiment était à Bến Tượng. Sa fonction était d’assurer la sécurité dans toute la jungle de la vallée de la ‘Zone D’ et protéger les Hameaux Stratégiques aux alentours : Bến Tượng, Bến Cát, Bến Đồng Sổ, Bến Đồng Soài, Bầu Bàng…

 

   A cette époque, pour couper la relation entre les citoyens et les guérillas communistes, tous les citoyens hommes, femmes, enfants étaient rassemblés dans un endroit sécurisé appelé Hameaux Stratégiques où la vie était assurée comme dans un village ou dans une bourgade avec les infrastructures nécessaires, sous le contrôle des Préfets, et protégés par les forces civiles. L’armée devait faire des opérations de contrôle tout autour des Hameaux Stratégiques pour éliminer les éléments douteux et suspects. Cette opération était subventionnée, bien sûr, par des aides des Etats-Unis.

 

   En théorie, l’opération des Hameaux Stratégiques était une solution très efficace pour distinguer les mauvais éléments parmi les citoyens et les éliminer. C’est une façon d’ouvrir un abcès en quelque sorte. Chaque région, selon l’importance de sa surface constructible et sous la responsabilité de son Préfet devait atteindre le quota (nombre de Hameaux) fixé par le Président de la République. Malheureusement, nombreux étaient les préfets qui pour avoir une bonne cote, brûlaient les étapes en bâclant leur travail, tout en empochant une grande partie des dollars versés dans cette opération.

 

   Un Hameau Stratégique, s’il est bien programmé, bien construit avec toutes les infrastructures nécessaires comme habitations, puits d’eau douce, marchés, lieux de culte, écoles, hôpitaux, jardins d’enfants, aires de récréation…, doit être situé près des réseaux de communication et de transport, terrestres ou fluviaux. Tout cela demande beaucoup de travail, de planification, d’imagination et surtout du temps et des moyens.

 

   J’avais eu l’occasion d’en visiter quelques uns d’importants. Beaucoup étaient situés le long des routes nationales et cantonales. Mais quand nous pénétrions dans la jungle, ou dans les plantations d’hévéas, c’était tout à fait différent. Construits en hâte, bâclés, ils ressemblaient à des camps de concentration. Sur un terrain choisi au hasard, au milieu d’une plantation, après avoir utilisé un camion à benne pour abattre des hévéas, des rangées de huttes de pailles y étaient plantées, sans clôture ni cloison. Le vent et la pluie s’y engouffraient de tous les côtés. En dehors de ça, il n’y avait plus rien ! Le minimum nécessaire pour la vie quotidienne n’existait pas. Pour être en sécurité, le Préfet, à chaque inspection, n’utilisait comme moyen de transport que l’hélicoptère. D’en haut c’était assez beau mais je me demandais comment on pouvait y vivre, même une journée!

 

  Ce jour-là, j’avais accompagné Mr. Vũ Ngọc Tuấn, commandant en chef du 7ème Régiment d’Infanterie, suivi par l’Advisor Rottenberry. Nous avions pris un hélicoptère pour aller visiter les habitants d’un Hameau Stratégique. Ma présence serait utile en tant que médecin. C’était lamentable ! Sous un soleil de plomb je vis une jeune maman portant son enfant dans ses bras. Le petit était trop maigre, squelettique. Ce Hameau était presque inhabité, abandonné, au milieu d’une plantation d’hévéas où n’apercevaient que quelques humains. Plus loin, quelques enfants étaient en train de jouer. Les habitants avaient quitté ce lieu depuis longtemps. Les personnes que j’ai vues ce jour-là ne pouvaient être là que pour une mise en scène. Une autre fois, dans un autre Hameau situé le long de la route nationale N°13 j’ai entendu en pleine nuit les échos d’un haut parleur des Communistes qui appelaient les citoyens à ‘rentrer’ avec eux dans leurs rangs. C’était de la propagande, c’était absurde ! Incongru ! De la théorie à la réalité le chemin est long et plein d’obstacle.

 

   La plantation d’hévéas de Bến Cát était depuis longtemps le poste en première ligne stratégique de la région. Comme elle était située loin de la Sous-préfecture, elle était souvent ‘visitée’ pendant la nuit par des Communistes qui pratiquaient le hold-up, les exactions et les menaces de mort contre le propriétaire français. Depuis que celui-ci avait abandonné son entreprise et quitté le lieu, les activités tournaient au ralenti. Il y avait quelques unités de forces civiles qui se relayaient pour assurer la sécurité. Un soir, entre chien et loup, à l’heure où tout le monde préparait son dîner, une série d’obus déclenchés depuis la jungle tomba dans l’enceinte du QG du Régiment. La défense qui était prête à tout moment, était limitée par les déflagrations venues d’en haut. J’étais en train de me plonger dans la lecture, dans un bunker souterrain. Les explosions m’avaient fait mal au cœur, elles furent suivies de cris d’alerte et d’appels au secours. En un clin d’œil et avec quelques infirmiers je me précipitai vers les lieux d’explosion. Dans le noir de la nuit tombante, nous avons dû allumer nos torches électriques. Des bandages, des rouleaux de cotons, des attelles, des perfusions… nous travaillions en hâte parmi des flaques de sang. Il y avait sept blessés, dont un très grave, à évacuer vers la 5ème Compagnie Médicale le lendemain matin.

 

   Au début de l’après-midi du lendemain j’entendis des rafales de mitraillettes et de mitrailleuses tout près. Immédiatement, dans la tranchée à côté, le lieutenant Phốc cria:

 

   --- Merde! Le poste de garde civile de la plantation est attaqué!

 

   En un clin d’œil, nous sautâmes dans une jeep pour traverser un sentier boueux. Arrivé sur place, il y régnait un silence de mort. Les salauds avaient disparu après avoir réalisé rapidement cette attaque. Pendant deux jours, mon équipe médicale et moi avons été très occupés par une dizaine de blessés. Postés à un lieu fixe, nous étions la proie et une cible pour ces salauds. Mais que faire pour protéger nos terres et nos citoyens ? C’est peut-être à cause de cela que, plus tard, le QG de notre Régiment est devenu mobile pour obliger l’ennemi à se découvrir.

 

   A partir de ce moment, j’ai été obligé de suivre le 7ème Régiment dans ses opérations dans la « zone D », une occasion de plus pour savoir dans quelles conditions vivaient nos compatriotes. Oui, c’était des compatriotes ! Mais quand nous avons quitté le lieu nous ne savions pas à quel moment ils allaient nous tirer dans le dos. Pour eux, plus ils sabotaient, plus ils tuaient, plus la gloire était grande. C’était des attaquants de père en fils et dans leur tête était gravée une seule idée : brûler, saccager, saboter, tuer…, suivant l’ordre de Hồ Chí Minh. Des flaques de sang étaient répandues partout sur le sol du Sud Vietnam. C’était Hồ Chí Minh le cerveau dont les mains étaient tachées du sang de son peuple.

 

  Je ne m’attendais pas à ce que mes bottes militaires aient l’occasion de marcher partout sur le sol de la « zone D ». Les opérations devinrent  permanentes pendant des mois. La jungle, les plaines, la campagne étaient magnifiques mais la tension, les pièges, le doute et la douleur y étaient palpables. On aurait pu identifier facilement et lutter contre des envahisseurs étrangers mais dans notre situation, c’était plus difficile. Parfois on les voyait en face mais on ignorait si c’était ‘nos ennemis’ ou pas. Difficile au point que lorsque nous les rencontrions sur notre chemin, hommes ou femmes, nous étions obligés de les arrêter et de les contrôler pour les identifier. Eux-mêmes, le savaient. C’est pourquoi, pendant les opérations réalisées en profondeur dans la jungle, nous ne rencontrions que des personnes âgées et des enfants. Malgré tout nous n’échappions pas aux tirs en embuscade venant d’un monticule de termites ou d’un buisson. La guérilla est vraiment une guerre dangereuse et redoutable.

 

   En rentrant à Bến Cát, après une opération, et en passant devant une ferme où l’on élevait des vaches à lait, je fis une pause par curiosité. Dans des années antérieures cette ferme était en pleine activité et avait beaucoup d’avenir d’après le propriétaire. Depuis un an, tout avait dû être arrêté à cause des sabotages répétés, perpétrés par des  éléments communistes infiltrés. Des explosifs, des  vaches abattues ou volées, des hold-up, des exactions avec menace de mort contre le personnel. En effet, il ne restait qu’une ferme abandonnée d’aspect sinistre. Les installations, les instruments, utilisés dans la production de lait étaient rouillées et jetés pêle-mêle. Il n’y avait plus aucune vache.

 

   J’avais une observation personnelle : Des éléments douteux arrêtés pendant les opérations, parlaient tous avec l’accent du Sud. Jamais on n’en avait eu un parlant avec l’accent du Nord. Hồ Chí Minh avait bien calculé, il avait donné des ordres pour que le monde entier croit que c’était des gens du Sud qui se révoltaient contre le Président de la République du Sud du Vietnam, et non pas des gens envoyés du Nord. A ce moment-là, ‘le Front de la Libération du Sud du Vietnam’ venait d’être mis en marche, mais nous et le monde entier savions bien que cette organisation fantoche était instituée par Hanoï.

 

   Hanoï avait commis des crimes partout. Tous les citoyens, des deux côtés Nord et Sud, étaient coincés dans une guerre civile générée par le Parti Communiste qui voulait mettre le reste du pays sous son joug. Pendant trente ans tout le peuple a subi une situation lamentable et a dû se sacrifier pour un groupe de dirigeants imposant une doctrine sauvage et inhumaine à son peuple. Le patriotisme n’était qu’une ombre. Si des intellectuels européens avaient joué le rôle que Lénine appelait ‘des idiots utiles’ pour faire propager la doctrine bolchevique en Europe, des intellos du Sud Vietnam à ce moment-là (1960-1970) se montrèrent aussi ‘des idiots utiles’ pour Hồ Chí Minh. Cette explication douloureuse se justifia par l’infiltration, se propageant aussi rapidement qu’une tache d’huile, des éléments communistes du Nord, dans le Sud.

 

   Je me rappelle d’une anecdote racontant que tous les dirigeants du ‘Front de la Libération du Sud VN’ avaient été une fois arrêtés dans la ville de Mỹ Tho. Le Préfet au pouvoir de cette province à l’époque s’appelle Nguyễn Trân. Il avait joué à la façon ‘des gentlemen chinois’. Il avait défié ces détenus de s’engager avec lui dans un débat idéologique pour savoir quel était le meilleur régime politique. Si le résultat montrait que le nationalisme et le capitalisme sont supérieurs au communisme, il les libérerait tous ! C’était le plus naïf depuis la nuit des temps ! Depuis Lê Đức Thọ, Nguyễn Thị Bình… jusqu’aux étudiants en Médecine en première année… Ils furent bien sûr tous d’accord pour reconnaître que le capitalisme était le meilleur ! Une fois libérés, ils n’oublièrent jamais de faire témoignage de reconnaissance à leur bienfaiteur Nguyễn Trân, le grand et amer perdant!

 

   Cette année, 1962, le pays communiste Cuba pointa ses missiles à tête nucléaire vers Washington, personne ne savait pourquoi. Le monde entier, dans une guerre froide (idéologique), retint son souffle devant ces menaces. Tout ce qu’on savait c’est que dans n’importe quel pays communiste le pauvre citoyen devait se sacrifier pour la gloire de son peuple et de ses dirigeants. Tous ces pays appliquaient obstinément, à la lettre, la doctrine de Karl Marx et de Lénine dans le but d’anéantir le Capitalisme. Mais, ironie de l’Histoire, actuellement cette doctrine caduque a été enterrée par le monde entier tandis que les ‘camarades’ cherchent sournoisement à implorer de l’aide aux Capitalistes. A cause de qui, par qui, ces pays sont-ils tombés en ruine?

 

   Ce jour-là, à midi, j’étais dans la jungle au milieu de la ‘zone D’. Tout à coup résonna à la radio la voix du Président des Etats-Unis, J.F.Kennedy, mettant en garde le barbu Fidel Castro dans son intention sournoise de provoquer la guerre. Avec les preuves en images prises par les avions, le chef communiste de Cuba a perdu  la  face et ordonna le recul immédiat de ses missiles. Quelle lâcheté ! Déjà incapable de  bien nourrir son peuple il voulait menacer ses voisins!

 

   Pendant une opération, s’il y avait un soldat blessé, mon équipe devait le transporter sur un brancard tout en gardant son arme, ses munitions et son ballot en plus de nos propres affaires. Dans la jungle, il y a plein de sentiers mais nous devions les éviter pour ne pas risquer de tomber sur un piège ou une mine antipersonnel. Nous devions passer par les sous-bois en tranchant les arbres, les branches ou les plantes grimpantes gênantes qui nous faisaient obstacles. Quelle galère!

 

   Des jours entiers, nous ne rencontrions personne. Les hameaux, les villages, les maisons présentaient un aspect de désolation. La tension, le doute, la peur étaient palpables. Des clairières étaient accidentées de collines et de vallées. Les derniers rayons du soleil qui se projetaient sur les cimes donnaient une couleur rouge écarlate. Quand la nuit tombait la jungle chuchotait mystérieusement. Quelques étoiles s’apercevaient à travers les feuillages. Je n’entendais qu’un seul bruit faible tic…tic… venant d’un poste de transmission. La guerre d’antan et celles d’aujourd’hui ne se distinguent pas sauf que les armes blanches sont remplacées par des armes à feu très sophistiquées, tandis que les combattants souffrent de la même façon.

 

   Tard la nuit, au milieu d’une forêt vierge et dans un silence total je pensais à ma femme bien aimée avec notre enfant dans son ventre, seule à côté de ma vieille mère. Mes pensées flottaient, tremblotaient et étaient de temps en temps entrecoupées par les déflagrations tout autour. Il y avait des signes qui nous prévenaient d’un combat très proche dans les jours qui allaient suivre. Nos opérations continuelles et draconiennes poussaient les ennemis à sortir la tête et à découvrir leur visage. Plus Hanoi envoyait ses Régiments de Bộ Đội dans le Sud, plus armes et munitions nous étaient fournies par les Etats-Unis. Hanoi était approvisionnée par Moscou et Pékin Les fournitures étaient en nombre égal des deux côtés.

 

   L’héliportage pouvant déplacer une Division d’un champ de bataille à l’autre avec toutes ses armes lourdes et ses convois ne demandait que quelques heures, cela avait effrayé nos ennemis qui n’avaient plus le temps nécessaire pour riposter. Des obus étaient calculés minutieusement pour qu’ils explosent en forme conique au dessus de leur tête et tuent des centaines d’ennemis en un clin d’œil…etc…etc… L’homme est dangereux et inhumain. Mais que faire ? C’est la guerre!

 

   Nous marchions le jour et campions la nuit. La connexion entre les citoyens et les éléments infiltrés avait été coupée et ils étaient privés de source nutritive. Les opérations continuelles leur avaient créé beaucoup d’obstacles.

 

   Un après-midi au couchant du soleil le 7ème Régiment était arrivé dans un village dont les habitations étaient bien organisées. Ce paysage tranquille et paisible me rappelait beaucoup de mes souvenirs d’enfance dans le Nord. Quelques chaumières, quelques rangées d’aréquiers, de goyaviers, de jaquiers… étaient çà et là. S’il n’y avait pas eu cette guerre je n’aurais jamais eu l’occasion de visiter le cœur de la jungle du Sud Vietnam comme ce jour-là. Mais à ce moment-là je ne voyais que quelques oiseaux qui appelaient leurs congénères à rentrer dans leurs abris, des maisons inhabitées, des jardins en friche, pas âme qui vive. Ce paysage me rappelait les jours dans le Nord où j’avais dû me déplacer avec mes parents pendant les évacuations pour fuir les envahisseurs français coloniaux dans une opération appelée ‘terre brûlée’.

 

   Nous avions campé provisoirement dans ce village pour cuisiner et pour nous reposer.  La  nuit,  je  me  suis  retourné plusieurs fois sans arriver à m’endormir. A quatre heures du matin, l’ordre a été donné de reprendre le chemin. J’avalais en hâte quelques gorgées d’eau et commençais à mâcher un morceau de pain dur. Au bout de quelques centaines de mètres résonnèrent des rafales de mitraillettes et de mitrailleuses juste en face. Nos soldats en première ligne étaient tombés dans une embuscade. L’Etat Major du Régiment avait réagit sur le champ et se rabattit aux deux bords du sentier en lançant des grenades et des obus de mortier pour riposter. Le 2ème et le 3ème Bataillon d’Infanterie, des deux côtés, encerclèrent rapidement les ennemis au centre. Notre sang avait coulé. Dès les premières minutes, mon équipe médicale avait ramené des corps ensanglantés, morts ou blessés. En un clin d’œil j’avais transformé une cage aux buffles en une infirmerie d’urgence. Pendant ce temps, des déflagrations continuèrent à éclater tout autour. J’entendis au loin l’écho d’une trompette qui incitait les ennemis des trois côtés à lancer l’assaut et à se sacrifier. Nous étions complètement encerclés y compris l’Etat-Major. J’entendis le lieutenant Phốc crier à tue-tête dans son poste de transmission pour réclamer l’aide à la Force Aérienne et à l’Artillerie pour nous dégager.  Pendant ce temps, des obus, déclanchés d’un poste d’Artillerie de Biên Hôa, sifflèrent au dessus de nos têtes et explosèrent aux bords des clairières.

 

   L’accrochage ne se déroula que pendant une quinzaine de minutes. Quand le soleil se leva, j’entendis encore quelques rafales sporadiques dans le lointain, puis plus rien. Les salauds s’étaient retirés rapidement. Leur chemin de repli devrait être encombré de cadavres car des avions de chasse continuèrent encore à les poursuivre.

 

   J’étais très occupé avec mon équipe médicale et mes trousses d’urgence. Autour de moi s’étalaient, éparpillés, des corps sans vie ensanglantés. Au total, il y en avait plus d’une quarantaine de combattants, morts ou blessés, les uns assis, les autres allongés sur les brancards. C’était la conséquence d’un accrochage d’une quinzaine de minutes. Les canons s’étaient éteints depuis longtemps, nous continuâmes nos tâches pour lutter contre la mort jusqu’à l’après-midi. Les blessés graves dont l’espoir de survie était évident furent évacués par hélicoptère à l’Hôpital Général de l’Armée Cộng Hòa à Saigon en priorité. Les blessés les moins graves suivirent. Le pilote d’hélicoptère ce jour-là était mon copain de classe quand nous étions encore gamins et que nous allions ensemble à l’école de notre village natal Hành Thiện. Il s’appelle Đặng Huy Lạng. Il avait peur d’être abattu par des tirs d’ennemis au sol, et continuait à tourner dans l’air plusieurs fois au dessus de nous. Par l’intermédiaire de notre poste de transmission il me contacta pour être rassuré. Exténué,  je criai dans l’appareil:

 

   --- Je suis là, je ne suis pas mort ! Qu’attends-tu encore ? Descends immédiatement ! Leur vie maintenant est entre tes mains!

 

   Ce fut le jour le plus long de ma vie. Quand tous les blessés ont été évacués le soleil s’était déjà couché à l’horizon. Onze corps restés sur place ont été ensevelis selon le rite militaire par mon équipe. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me trouvais fatigué, épuisé. J’allumais une cigarette et regardais autour de moi. Dans la cage aux buffles, mon infirmerie d’urgence de bord, était éparpillée partout des pansements englués de sang parmi des tas de paille où stagnaient des flaques de couleur  pourpre. Deux buffles qui étaient là ce matin en train de ruminer étaient aussi maintenant sans vie. Lorsque les déchets et ordures ont été tous enterrés, la nuit tombait. Le lieutenant Phốc me regarda en riant et me rappela ce que Nguyễn Đức Thành, de son poste de la 5ème Compagnie Médicale de Biên Hòa, avait dit quand il voulait de mes nouvelles :

 

   --- Est-ce que Tịnh est déjà mort!

 

   Je souris en pensant que je n’étais pas mort mais épuisé au bord du gouffre. Ce soir-là si les ennemis revenaient pour nous encercler encore une fois, j’étais sûr que nos pertes seraient multipliées par dix. Mais il aurait fallu un chef de guerre avec un cœur d’acier pour oser le faire. Cette nuit-là, nous avons reçu l’ordre de rester sur place et de ne pas bouger. Il parait que les adversaires avaient eu également beaucoup de pertes. Ils devaient aussi ramasser leurs blessés et leurs cadavres éparpillés sur le lieu des bombardements.

 

   Vers minuit, une pluie torrentielle tomba effaçant toutes les traces de combat. L’équipe médicale avait la responsabilité de garder les corps. J’étais entouré de onze civières. Profitant d’un moment où la pluie diminuait, quelques infirmiers allumèrent des baguettes d’encens au chevet de chaque brancard. Le vent murmurait. Des gouttes de pluie tombaient faisant un bruit sec sur nos tentes accrochées à des troncs d’arbres. L’odeur de Santal se répandait de chaque point lumineux. L’horreur du jour, comme un cauchemar, était dispersée et disparaissait dans la nuit profonde. J’entendis quelqu’un soupirer. Dans le noir total, comme avec un bandage sur mes yeux, je sentis le froid et l’humidité me pénétrer jusqu’aux os. J’ai passé la nuit blanche en allumant des cigarettes, l’une après l’autre. C’est seulement vers l’aurore que j’arrivai à dormir un peu.

 

   Cet accrochage et les attaques ultérieures des Communistes contre des postes de garde rurale étaient un test. Cela faisait penser que dans l’avenir l’adversaire pourrait choisir un point stratégique plus important pour lancer une autre attaque encore plus impressionnante dans l’intention de créer un écho international, l’angoisse et la peur parmi les citoyens, dans le contexte sociopolitique instable du Sud du Vietnam de cette époque.

 

   A partir de l’année 1963 les activités des Communistes s’étendirent rapidement dans toute la région du Delta du Mékong. Il n’y avait plus de sécurité dans les zones rurales. Beaucoup d’habitants de la campagne quittaient leurs terres et gagnaient les zones urbaines pour vivre, en exerçant des petits commerces, via des produits volés des PX (post exchange des Forces Armées Américaines). Plus les activités des Communistes augmentaient, plus les armes et les munitions américaines étaient distribuées dans le Sud du Vietnam. La présence de plus d’un million de soldats des Forces Alliées (Etats-Unis, Australie, Thaïlande Corée du Sud, Philippine, Nouvelle Zélande…) avait transformé le Sud du Vietnam, du 17ème parallèle jusqu’à la pointe de Cà Mâu, en un marché découvert colossal. C’était la ruée vers le dollar. On aménageait sa maison pour louer des chambres aux étrangers. Des constructions sauvages dans le même but poussaient comme des champignons. La recette d’une chambre louée permettait à son propriétaire de nourrir toute sa famille et de vivre dans l’abondance. A quoi bon alors de se donner la peine de cultiver la terre?

 

   Cette sale guerre qui s’enflammait depuis les zones rurales vers les zones urbaines et le marchandage entre la Chine Communiste et les Etats-Unis avaient entraîné la chute de Saigon et du Sud Vietnam (30-4-1975). Les Américains avaient abandonné le Sud Vietnam et Taiwan (expulsé du Comité de Sécurité de l’ONU) sous la pression de la Chine Communiste. Cette vérité a été révélée et publiée (14-6-2011) par les Archives Nationales des Etats-Unis et les Archives Nationales de Sécurité des Etats-Unis, après 40 ans de mensonge. Grâce à cette publication la planète entière découvrit le vrai visage, la lâcheté du pays le plus puissant du monde.